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     28 - Némésis.

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    AuteurMessage
    Atticus

    Atticus

    Messages : 203
    Date d'inscription : 08/01/2011
    MessageSujet: 28 - Némésis.   28 - Némésis. EmptyDim 9 Jan - 16:34
    Mihaïl Egonov



    Une goutte. Deux gouttes. Trois gouttes.
    Froides et poisseuses, elles s'échouent sur mon crâne, perlent dans ma nuque, glissent le long de ma colonne vertébrale jusqu'à se diffuser dans le tissu de ma chemise. Suivant toutes le même chemin, comme s'il était tracé. Il suffit que je déplace ma tête d'un centimètre pour que l'une d'elles se glisse sur mes côtes sensibles et me force à me redresser en sursaut, réveillant des courbatures dont je n'ai pas le souvenir.

    Allez, un petit effort. On soulève une paupière, puis l'autre. Maintenant on analyse. Primo, j'ai affreusement mal au crâne. Une migraine doublée d'une douleur lancinante qui provient d'un endroit précis. Secondo, il fait plus noir que noir et je ne distingue pas le décor. Tersio j'ai froid, des vertiges, du mal à respirer, une envie de vomir... Question principale : POURQUOI ?

    Ce qui s'est passé juste avant est encore assez flou... Je sais juste que n'ai pas eu le temps de réagir. Je montais les escaliers pour rejoindre l'étage de l'appartement, et je crois que j'avais une drôle de sensation... Celle d'être suivi. Un type bizarre me collait aux basques et n'arrêtait pas de me regarder. C'était un humain pourtant, il ne voulait certainement pas me goûter. Je me suis fait tout un film, je l'ai pris pour un psychopathe - de toute manière on devient tous tarés, ici - et j'ai accéléré le pas. Angoissé, étourdi, je me suis trompé de couloir et en ai emprunté un où il n'y avait plus personne. Ni vivant ni mort.

    Le type a disparu. Tentant de me repérer, je me suis retrouvé dans d'autres escaliers assez sombres, et le psychopathe a surgi juste derrière moi, brusquement.
    Il m'a coincé contre lui en enserrant ma gorge de son bras. Un nouveau fan hystérique ! Me suis-je dit.
    Puis il m'a vivement appliqué sur le nez un linge imprégné d'une substance qui m'a piqué les yeux, brûlé les poumons et plongé dans un état comateux. Je me suis écroulé dans l'escalier, mon crâne a heurté une marche, c'est tout ce dont je me rappelle...

    Tout ça pour un autographe !

    Pff, quelle misère...
    Si j'avais eu une main libre, je me serais volontiers cogné le front en soupirant longuement. Mais voilà, il est là le problème : je suis immobilisé. Poignets et chevilles prisonniers.
    Oh purée... Je crois que je suis attaché à une chaise, et c'est seulement maintenant que je m'en rends compte.

    Bravo Mimichou ! Qu'est-ce que t'as encore fait, hein ?!
    Mais rien, j'te jure ! J'ai été très sage. J'ai tué deux trois personnes par-ci par-là, rien de bien grave...

    Pas de panique...
    Trop tard, je panique. Je suis enfin lucide. Mon rythme cardiaque s'emballe et je tire sur mes liens comme un débile, m'écorchant les poignets sur le métal qui les retient. Réaction primaire et complètement inutile. L'angoisse est incontrôlable. Désespéré... Je suis désespéré...
    Pourquoi est-ce que je suis là ?! Je veux qu'on me sorte de là !

    Edwin va s'inquiéter... à l'origine, j'étais sorti acheter des croquettes pour Chocotte, notre magnifique lapinou.

    On se calme.
    Mon souffle chaud se tranforme en brume opaque devant mes lèvres. Bon Dieu, ce qu'il fait froid... Une légère brise s'infiltrant par un carreau cassé vient me geler les doigts.
    Un rapide coup d'oeil sur moi-même et je constate que mon kidnappeur a pris soin de m'enlever mon manteau, mon écharpe et mes mitaines. Merci, sympathique inconnu. Ah oui, vraiment... Quelle bonne initiative.
    Ma vue s'éclaircit vaguement, et j'aperçois mes affaires balancées contre le mur, à quelques mètres de moi. Peut-être que mon manteau contient toujours mon kit de survie ? Oh, de toute manière, vu ma position, je ne peux pas m'en servir. Mais qui sait... Si je parviens à me libérer, ça me sera peut-être utile. A moins que mon ravisseur ne soit qu'humain, ce dont je doute quand même.

    Je distingue à présent l'ensemble des lieux, légèrement trouble. En plus de ce coup sur la tête, respirer du chloroforme m'a sacrément bien sonné.
    On dirait une espèce de vieux hangar moisi, abandonné depuis des lustres. Qui dit bâtiment désaffecté dit personne pour m'entendre hurler, évidemment...
    Ma foi, le décor est plutôt charmant, accueillant, chaleureux. Manque plus qu'une cheminée dans un coin, le son du vieux bois qui crépite sous les flammes, des charentaises aux pieds et un bon petit chocolat chaud à portée de main.
    Hem...

    En dehors de la poussière, de la rouille, de la moisissure, il ne règne que le silence dans cette salle immense qui devait servir d'atelier d'assemblage, ou quelque chose du même genre... J'ai encore un peu de mal à discerner tout ce qu'il y a autour de moi, et une migraine abominable fait de la bouillie de mon crâne à grands coups de marteau-piqueur.

    Putain mais qu'est-ce qui m'arrive ?! J'veux sortir d'ici !
    Et voilà, je recommence à me débattre stupidement, même si ça ne sert à rien.
    Je ne sais pas où je suis, je ne sais pas qui m'a enlevé, mais il semble qu'on ne me veuille pas du bien. Ca me changera ! Jusqu'à présent, tous ceux qui m'ont voulu du bien m'ont fait du mal. J'en déduis qu'un peu de mal me ferait probablement du bien...

    Bon... ben vu que je suis seul ici, visiblement, je vais me trouver une occupation. Faire la liste de mes ennemis pour découvrir Monsieur Mystère ! Ou... Madame ?
    Qui pourrait donc m'en vouloir ? A qui aurais-je pu faire du mal, sans le vouloir, sans le savoir ? A un parfait inconnu ? Ca ne m'étonnerait même pas ! Je fais du mal à tous ceux que je croise.

    Il faut croire que je n'ai pas suffisamment de problèmes comme ça. Qui est le maître du jeu ?! Qui tire les ficelles, bordel ?!? Marionnettiste, montre ta sale gueule !
    Montre-toi donc, salaud, qui que tu sois ! Que je t'éclate la face à grands coups de mots et de pointure 44 ! J'en ai ras la tignasse qu'on essaye de me contrôler, qu'on me séquestre et qu'on me fasse du mal ! Je ne me laisserai plus marcher sur les pieds, je suis un homme libre dans toute sa splendeur.

    Viens te battre si t'es un homme ! Ou pas. T'as peur de moi, ou bien ? Sors de l'ombre et libère-moi de cette stupide chaise... à moins que tu ne sois pas de taille ?

    Détache-moi... S'il te plaît.

    Je baisse la tête, quelque peu blasé par cette situation désespérante. La migraine me ronge les sinus, ma vue se trouble à nouveau, j'ai froid, et je me sens si seul...
    Un murmure s'échappe de mes lèvres et résonne dans l'atelier vide.


    - Qui que tu sois...


    J'ai pas peur de toi.


    - ... t'aurais pas une aspirine ?


    _________________


    Youri Egonov


    Une semaine... Ca fait une semaine que je suis arrivé... J'ai acheté une esclave, je me suis fondu dans la masse... Mais je n'ai pas perdu davantage de temps.

    Oh je t'ai retrouvé si facilement mon frère ! Il m'a suffit d'arroser un peu les gardes du château et surtout d'écouter les racontars. Sais-tu qu'on parle beaucoup du couple que tu formes avec ce vampire Edwin ? Les couloirs du château bruissent de vos pseudo-histoires de coeur. Il parait que ton Maitre est amoureux de toi! Comme François l'était ! Lui, je ne suis pas arrivé à le retrouver. Que s'est-il passé Mihaïl, ce cher ami t'a abandonné ? Après m'avoir fait souffrir pour toi ?

    J'ai observé, j'ai écouté et mon plan a doucement pris forme. Quelquefois, j'avais envie de hurler tant je crevais d'envie de te tenir là entre mes mains ! De te faire souffrir comme moi j'ai souffert ! De voir la douleur déformer ton visage!

    Mais je me suis contenu, mon plan se devait d'être parfait. Edwin est un Ancien, je ne fais pas le poids contre lui. Il faut que j'éloigne ma cible de son protecteur, voilà tout. Après tout, personne ici ne connait Youri Egonov, même pas le Bossu. J'ai tout payé en liquide et je n'ai pas claironné mon identité sur les toits. Je ne raterai pas nos retrouvailles, mon frère ! Peut-être as-tu perdu le goût du sacrifice en devenant le petit esclave choyé par son gentil Maître. Les vampires parlent tous de la faiblesse de certains caïnites et parmi les noms qui sont synonymes de risée celui d'Edwin est en bonne place, lui et un certain Lane... Les déchets de la race vampirique. Amusant...

    J'ai soigneusement collecté mes infos, je t'ai même aperçu deux fois Mihaïl. J'ai cru m'étouffer de rage en revoyant ton visage, en constatant à quel point tu as l'air en forme. Tu n'as plus l'air hagard et vidé, tu vois, on est mieux sans son petit frère n'est-ce pas ? Débarrassé ! François avait raison, j'étais un boulet à ta cheville. Tu ne dois même plus penser à ta larve de frangin handicapé, n'est-ce pas ? Mais je vais te rafraichir la mémoire, tu verras !

    Je n'ai pas arrêté de la semaine, j'ai été sacrément productif même. Il m'a d'abord fallu trouver l'endroit idéal. Je ne dois rien laisser au hasard, et après quelques tatonnements, j'ai enfin loué cet ancien atelier de couture désaffecté. Il y a beaucoup de place et il est situé en dehors de la ville, suffisamment éloigné du château pour que personne ne piste Mihaïl, pas même son imbécile de Maitre ! Pas de voisins à part quelques batiments en ruine, c'est parfait. Il y a même une pièce hermétiquement close dans laquelle j'ai installé un lit et quelques affaires. J'ai fait rebrancher l'électricité, il me fallait un frigo pour les poches de sang. Hors de question de redevenir la larve trainante devant Lui ! J'ai donc des réserves de Vitae, mais comme il n'y a rien de meilleur que de se nourrir à la source, j'ai enlevé une fille, confortablement ligotée dans la pièce qui me servira de chambre.

    Je suis fin prêt pour que ton agonie s'éternise mon Frère ! Tu vas m'implorer de te tuer et quand j'en aurais fini avec toi, ce sera toi la larve rampante et gémissante ! Je vais te faire descendre de ton foutu piédestal et à coups de pompes dans le cul !

    Après avoir choisi l'endroit, il a fallu savoir comment kidnapper mon grand frère sans attirer l'attention. Je mourais d'envie de le faire moi-même, seulement je sais qu'il est plus raisonnable de déléguer pour ça. Que personne ne puisse m'identifier, même par hasard. J'ai trouvé rapidement, le fric achète tout au royaume des vampires, exactement comme partout dans le monde ! Ironique non, Mihaïl ? C'est un des gardes qui a accepté mon offre, bien sûr, il le fera sans son uniforme en toute discrétion.

    Deux jours avant, j'étais déjà dans un état de fébrilité extrême, je ne pensais plus qu'à ça. J'allais enfin toucher au but, toute cette colère, cette haine qui me ronge les sangs perpétuellement va enfin trouver sa cible. La veille, j'ai tourné comme un animal en cage dans ma suite avant de sortir en ville où je me suis vengé en vidant deux humaines croisées par hasard. Mon appétit est sans limites, la puissance qui coule dans mes veines quand ma Soif est satisfaite est incroyable, j'en vénère toute la saveur. C'est si grisant d'être enfin le plus fort, de ne plus être piétiné, humilié ! Ta vie m'appartient, Mihaïl , je vais t'en donner du sacrifice, jusqu'à plus soif !

    Et voilà, j'y suis... Le garde m'a confirmé qu'il m'a bien livré le colis, ficelé et anesthésié. Personne ne l'a vu et il m'a installé mon cher frangin en bonne position pour nos retrouvailles. Aucune chance de s'échapper, les liens sont en métal, la chaise est solide, faite pour les petits amusements des tortionnaires. C'est la presque exacte réplique de celle qu'avait utilisé François sur moi.

    Je rentre dans l'atelier par l'arrière, sans bruit, sans allumer. Je vais d'abord jeter un oeil à la fille ligotée et droguée. Bien, elle est en vie... A nous deux grand frère...

    Pourquoi cette hésitation avant d'ouvrir cette porte ? Ma haine déborde de partout, elle me remplit, elle me submerge et pourtant, il s'y mêle un je ne sais quoi de totalement idiot. Pourquoi est-ce que je viens de me demander comment il va réagir au fait que je sois devenu un vampire ? Tu t'en fous de son opinion, Youri ! C'est sa peau que tu veux ! Le voir souffrir, l'entendre hurler...

    Au moment où j'ouvre la porte, un calme étrange se répand dans mes veines. Les dés sont jetés, tu es déjà un cadavre Mihaïl, seule ta douleur m'intéresse. Et la gueule que tu vas faire en voyant le fantôme de cette larve de Youri !

    La porte grince sinistrement, Mihaïl ne peut voir ma silhouette puisqu'il me tourne le dos. Je n'allume d'ailleurs pas la lumière, souriant en l'entendant réclamer une aspirine d'un ton presque léger. Oh bon sang, ce que je vais faire durer le plaisir, tu ne t'imagines même pas.

    " Il faudra faire avec ta migraine... T'en fais pas bientôt ce sera le dernier de tes soucis... Mais ce n'est pas un petit mal de crâne qui va ébranler le grand Mihaïl Egonov n'est-ce pas ? Tu vas te régaler, tu verras, je vais t'offrir le sacrifice ultime, ton plus grand... "

    Je m'adosse au mur, restant dans son dos sans m'approcher. As-tu reconnu ma voix où le souvenir de Youri n'est plus qu'un lointain écho dans ta nouvelle vie ? J'allume une cigarette, exprès pour l'emmerder, réaction hautement puéril comme au bon vieux temps, n'est-ce pas ? Je souffle la fumée dans sa direction et j'ajoute :

    " On dirait que tu as froid, Mihaïl. L'hiver est quand même bien pire à Novossibirsk pourtant... Tu t'encroutes... A moins que tu n'aies tout oublié de ton ancienne vie ? "

    Ma voix est posée et pourtant, je crois qu'on peut sentir ma rage la faire un peu trembler. Je crève d'envie de me mettre juste devant lui, qu'il voit mon visage et pourtant, je ne le fais pas. Pas encore. Laisse-le réaliser.. Comprendre... Si tu n'as pas oublié mon nom... Frangin...

    _________________


    Mihaïl Egonov


    Cette voix... Ce ton désagréable empli de haine et d'une pincée de frustration... non, je n'ai jamais pu l'oublier. Je n'oublie jamais, car je vis éternellement dans le passé. Cette voix m'a déchiré le coeur pendant une dizaine d'années, et après ça elle a encore hanté la plupart de mes nuits, s'accompagnant de visions sanglantes, écoeurantes, douloureuses, qui en plein jour m'ont plongé dans l'obscurité la plus totale.

    Sacrifice.
    Un mot qu'on me peint sur le front à l'encre indélébile depuis l'âge de quinze ans. Que TU m'as toujours reproché et qui me colle aux basques comme un cotillon de carnaval, et à moins que nos frères fussent hypocrites, tu fus bien le seul à qui ça ne convenait pas, parce que tu pensais devoir me remercier, et ça t'aurait écorché les lèvres.
    Mais t'ai-je déjà demandé de me remercier, Youri ?

    Cette voix... tous ces souvenirs qui remontent du coeur pour venir frapper ma mémoire... Je suis en train d'halluciner.
    Je tente désespérément de me retourner vers cette voix, mais ces foutus cercles de métal me retiennent contre le dossier de la chaise. J'abandonne.

    Une odeur de cigarette me rappelle Paris. Inévitablement, elle me rappelle ta Mort, puisqu'en pensant à notre taudis je ne vois plus que le plancher repeint de carmin.
    Je détends mon corps et laisse tomber mon menton contre mes clavicules dans un soupir. La goutte qui tombe change de trajectoire et glisse sur ma joue comme une larme, avant de s'échouer sur mon jean.


    - Comment veux-tu que je t'oublie...


    T'es mort à cause de moi, je suis mort à cause de toi. Quand j'ai croisé ton regard pour la dernière fois, avant de tomber entre les griffes de François, j'ai arrêté de respirer. D'ailleurs... avais-je déjà respiré après la mort de Papa ?




    :: 18 mois plus tôt ::




    Petit salopard.
    JE TE HAIS ! DU plus profond de mon être, je te hais ! Je crois d'ailleurs que je vais finir par te tuer. C'est ça que tu cherches ?! Répugnant petit rat, je vais te fouttre dans un trou, t'enfumer, te faire crâmer puis te jeter dans une benne à ordures !! Ouais, tu vas voir, le travail je vais le finir vite fait bien fait !
    J'aurais dû te laisser crever quand on t'a tiré dessus.
    Et j'aurais dû me pendre après.

    Je relève cette expression désabusée que j'ai enfouie dans mes mains. Je suis seul sur un banc, quelque part dans Pigalle, dans une rue fréquentée par les feuilles mortes et les journaux du matin éparpillés. Non, j'ai pas chialé, je peux pas, j'ai plus de larmes. Ca fait deux ans que je suis à sec.
    Au loin, la Tour Eiffel. Ouais, ouais, somptueux tableau pour carte postale. Retournez-la, la carte postale, vous lirez ce que j'en pense. Foutu monde de merde...

    Mon royaume pour une autre vie.

    Bon, cette fois je m'arrache, y'a un travesti qui me fixe bizarrement. Je vais rentrer, faire comme si j'avais oublié ce qu'il m'a craché à la gueule ce matin, et l'ignorer royalement. Il a intérêt d'avoir rangé l'appart, sinon je l'étrangle. Oh non, mieux : je lui coupe les vivres. Il se démerdera tout seul, comme un grand. Oui, d'accord, il est en fauteuil roulant, et alors ?! Y'en a qui s'en sortent très bien, après tout. Suffit d'avoir de la volonté.

    Mais qu'est-ce que je raconte ?! Je ne peux pas faire ça.
    Je m'autorise parfois à le penser, c'est tout... Juste le penser, ça fait du bien.
    Je ne peux pas l'abandonner, c'est comme ça... Je m'en voudrais toute ma vie si je le faisais. S'il quitte l'appart, c'est quasiment certain qu'il se fera arrêter. Je suis le seul de nous deux a avoir pu obtenir de faux-papiers français. Si ça l'avait avancé à quelque chose, je lui aurais bien payé les siens... La thune, ça se trouve. Même si je préfère la méthode honnête. Enfin, honnête... Je bosse au black, quand même, mais bon.
    Au moins, moi, je ne vends pas de drogue...

    Petit con ! Irresponsable parasite ! Un soir je t'étranglerai comme un poulet. Je te couperai en morceaux, je te ferai frire dans ma poele et je te donnerai à bouffer au chien errant qui pisse sur mon vélo tous les matins !
    Ah tiens je vais la noter, celle-là, je la lui ressortirai. Il aime bien sa petite réflexion du soir quand je viens le border.

    François, pourquoi n'es-tu pas disponible ce soir ? J'ai tellement envie de te parler... Tu sais comment t'y prendre pour m'apaiser, tu as toujours les mots qu'il faut, et t'entendre jouer du violon est un tel délice. Je n'ai jamais eu d'ami plus fidèle, plus sincère, plus agréable que toi. Je crois que tu es tout ce qui me retient à Paris, et peut-être même à la vie...
    Tu avais un rendez-vous ce soir. Je me demande bien avec qui, tu es si solitaire... Une femme ? Me cacherais-tu quelque chose, mon ami ? Pourtant tu sais que tu peux tout me dire. Je te fais partager ma vie et mes emmerdes... Je crève d'envie de connaître ton histoire et ton bonheur. Nous nous connaissons depuis un an maintenant, et jamais tu n'as voulu me parler de ton passé, de ta maladie. Je vais finir par croire que tu n'en as pas et que tu n'existes que dans ma tête.
    Oui, je suis peut-être fou, au fond. Qui te connait, en dehors de moi ? Ta concierge se souvient davantage de mon faux nom que du tien.

    "Mickaël Farges" rentre donc chez lui en rogne. Il a des envies de meurtre et c'est bien pour ça que son cadet ingrat et lui-même ont planqué tous les couteaux dans des tiroirs.
    Je monte les escaliers puants et crados jusqu'au sixième étage et tourne la clé dans la serrure. Mais voilà qu'elle se bloque... elle n'était donc pas verrouillée. Ah bravo ! T'es un champion, Youri ! On est recherchés pour double-meurtre, on est clandestins, et t'es pas fichu de fermer à clé cette putain de porte ! J'y crois pas...
    Là ce soir c'est le bouquet. Le pompon. La cerise sur le gateau. Je vais péter un plomb et tu vas le sentir passer, je te le promets !

    J'entre brusquement et envoie valdinguer mes chaussures au beau milieu du tout petit couloir qui mène à notre seule et unique pièce.


    - T'as fait la vaisselle, j'esp...


    Oh putain, c'est quoi ça ?!
    Je baisse les yeux vers mes chaussettes qui s'imbibent d'une marre rouge. Mais qu'est-ce que...
    Je relève la tête et s'imprime dans mes pupilles la plus terrifiante et terrassante des scènes. Celle que je n'oublierai jamais, qui demeurera gravée en moi même après ma mort, qui me hantera toutes les nuits et me rongera jusqu'à l'os.
    Le corps de mon petit frère au sol, baignant dans une flaque de sang, inerte comme un pantin disloqué... sans vie.
    Je l'ai tué... Oh non je l'ai tué... Je ne me suis pas vu faire, pourtant...

    Je n'arrive plus à cligner des yeux, ni à regarder ailleurs. Mon corps s'écroule et glisse contre un mur pour se retrouver assis au sol.
    Youri est mort. Penser à le tuer n'était donc pas si innocent que ça...
    Youri est mort. J'arrive plus à respirer, et plus que tout, l'odeur de sa mort m'écoeure.
    Youri est mort. Youri est mort. Youri est mort.

    Bordel, YOURI EST MORT !

    Je ne ressens plus rien, mon corps et mon âme sont vides, j'observe la scène sanglante sans penser, comme si subitement je n'avais plus de cerveau.
    Les minutes passent, aussi longues que des heures. Au bout d'un moment, mon corps se glisse près du sien, son sang repeint mes vêtements et mes mains.

    Trop... c'en est trop.
    Je revois glisser le téléphone entre mes mains quand on m'a annoncé la mort de mon père.
    Je revois Alexeï venir me chercher au boulot en m'apprennant que ma mère était décédée, et que je n'étais pas présent pour son dernier souffle.
    J'entends la dernière phrase que j'ai adressée à mon frère avant de le découvrir tailladé de toutes parts, la gorge ouverte, le regard fixe.

    Je me laisse tomber sur le dos à côté de son corps encore chaud. Ma main ensanglantée se rapproche de mon visage et comme pour transférer ma douleur, mes dents viennent profondément la mordre. Le sang de Youri et le mien se répandent dans ma bouche.
    Je ne suis plus qu'un cadavre, moi aussi, attendant que la raideur de la mort fige ma souffrance.
    Je n'ai plus rien... Je ne suis plus rien.

    Le sanglot éclate, acide, dévastateur.
    J'ai retrouvé mes larmes.




    :: De nos jours ::



    Je relève la tête et une vague de lucidité me submerge tandis que le décor autour de moi reste flou.

    Fou. Oui, fou ! Je suis complètement fou. Regardez-moi, je suis fou ! Moua ha ha ha ha.
    Mon meilleur ami a égorgé mon frère, j'ai touché son cadavre (ah non pardon, LEURS cadavres !), et voilà maintenant qu'il me parle !
    C'est que je suis barjo, c'est officiel ! Camisole, s'il vous plaît ! Ah oui, c'est vrai que je suis déjà attaché. Zut alors, j'ai toujours rêvé d'essayer une camisole et de m'en débarrasser par mes propres moyens.

    Je demeure longuement silencieux, l'air complètement indifférent, avant de brusquement éclater de rire. Un rire franc, venu du fond de mes entrailles, qui résonne dans tout le bâtiment.
    Un rire de dément. Ah quelle bonne marrade, ça fait du bien ! J'en avais grandement besoin.
    Voilà je l'ai pétée, ma durite... Bon, tu me détaches, maintenant ? J'ai pas que ça à fouttre de participer à ta petite mise en scène, j'ai des croquettes à acheter, et les lapins roses, ça n'attend pas !


    - Youri, quelle surprise ! Comment vas-tu ? Ca fait un bail... Ton fantôme est revenu me hanter, j'imagine ? Ah dis donc, manque plus que François à la fête, et là, faudra vraiment m'enfermer !


    Au fond, ta voix ne m'a jamais quitté. Tu as été le thème principal de mes cauchemars depuis dix-huit mois. Je t'ai haï, et tu m'as manqué. Je t'en voudrais pourtant toute ma vie, car c'est toi qui l'as gâchée, tu es et restera toujours le responsable de ce qui m'est arrivé. Responsable du peu de bonheur que j'ai ressenti, également... Sans toi, je n'aurais jamais rencontré mon Alter Ego. Au fond, je te déteste, et je t'en suis reconnaissant à la fois.


    - Bon écoute, mon grand, j'ai autre chose à faire... De toute façon t'existes pas, t'es dans ma tête. Il est où, mon vrai ravisseur ? Ou la caméra cachée, peut-être ?


    Les blagues les plus courtes sont les meilleures... Et j'aime pas les blagues.
    _________________


    Youri Egonov


    C'est dingue ce qu'on peut ressentir avec des sens surnaturels. Je sens ton odeur Mihaïl, comme jamais je ne l'ai senti, je sens les variations de toutes tes effluves, renseignements précieux sur ton état d'esprit sans même voir encore ton visage. Je te respire, mon Frère, entendre ma voix fait trembler un instant tout ton corps.

    Oui, tu m'as reconnu, tu luttes contre tes liens pour te retourner vers moi et je souris dans l'obscurité.

    J'aurais pourtant cru que tu aurais effacé de ta mémoire ton cher petit frère dévoyé, mais apparemment ce n'est pas le cas. Moi non plus, je ne t'ai pas oublié, tu sais, ton visage possède chacune de mes veines. Même depuis que je suis devenu cette créature si forte, je vis en fonction de toi. Tu es devenu mon obsession, ma cicatrice. Oh tu l'as toujours été dans un sens, mais c'est devenu bien pire, je sais que je ne trouverai jamais la paix avant de t'avoir éliminé totalement, de m'être purgé de toi comme on chasse un parasite hors de son corps. Dans un sens, c'est pourtant grâce à toi que j'ai retrouvé l'usage de mes jambes n'est-ce pas ? Ironie, ironie...

    Je ne dois pas m'énerver, surtout pas, ne pas laisser ma haine et ma rancoeur prendre le dessus, je risquerai de commettre l'irréparable. Et je veux surtout sentir la douleur t'envahir, qu'elle devienne ton unique amie, qu'elle fleurisse dans ton corps et dans ton âme. Je me sens grincer des dents, les souvenirs remontent, je me revoie sur cette maudite chaise, je serre les poings inutilement, je voudrais refouler mais on n'oublie jamais vraiment n'est-ce pas ? Surtout pas le jour de sa propre mort.


    18 mois plus tôt


    Je reste quelquefois des heures devant la glace quand Mihaïl n'est pas là. Juste à fixer mon visage pâle, amaigri, j'ai le teint cireux, les cheveux gras, l'oeil vitreux. Je suis crade, normal je ne peux même plus me laver vraiment seul, d'ailleurs si Lui ne le faisait pas, je crois que je finirai anéanti sous le poids de ma propre saleté. A quoi ça sert de laver un cadavre ? Pourquoi je respire encore ? Il faut que je trouve le courage d'en finir, je n'en peux plus.

    Je ne vois plus rien d'autre que les murs de cet appart pourri et mon frère. Quelquefois je me risque à la fenêtre, je vois la foule des gens insouciants et heureux défiler dans la rue. Je voudrais hurler ou prendre un flingue et les abattre tous l'un après l'autre comme des pantins dérisoires. Vous n'avez pas le droit de vivre quand moi je ne suis plus qu'une larve !

    Les jours, les heures, tout se confond, je suis coincé dans ce corps brisé, sans espoir d'issue à la merci de la mansuétude de mon cher frangin. Ma haine à son égard ne fait qu'augmenter, nous ne nous parlons plus que pour nous déverser notre rancoeur mutuelle. Je le pousse, jour après jour, dans l'espoir qu'il finira par enfin m'achever. Mais il se venge au fond j'en suis persuadé, il prend son pied en me voyant entièrement à sa merci. Je suis dépendant de lui comme jamais je ne l'ai été même gamin. Il me nourrit, il me lave, il me borde, il me fait bien sentir à quel point je suis ridicule et misérable. Pourquoi tu ne m'as pas laissé crever sur ce pavé froid, Mihaïl ? Et maintenant en plus tu attends que je te remercie de te sacrifier encore pour moi, de prendre soin de ton pauvre petit frangin handicapé.

    Ma main tremble sur la lame de rasoir, l'approche de mon poignet, allez, Youri, courage, mets fin à tout ça, ce n'est pas une vie. Tu ne peux pas rester cette épave gémissante à la merci de ton frère et de sa générosité visqueuse. Je ferme les yeux, je commence à appuyer, un peu de sang jaillit, ma main laisse choir la lame de rasoir pendant que mon corps est secoué de tremblements nerveux. Des larmes amères s'écoulent de mes yeux, des sanglots incoercibles qui me laissent frissonnant, glacé. Je voudrais hurler, ce cri est coincé dans ma gorge depuis la nuit où j'ai perdu mes jambes mais il refuse de sortir. Je veux crever, bordel ! Je t'en supplie, Mihaïl, tue-moi ! Quand est-ce que tu vas te décider à te libérer et à me libérer en même temps.

    La sonnerie de la porte d'entrée me fait sursauter, bordel, qu'est-ce que ça peut être ? Je fixe mon visage livide dans la glace, j'essuie mes larmes d'une main rageuse, je tente de me recomposer puis je roule fébrilement jusqu'à la source de ce bruit insistant. Apparemment, le type reste appuyé sur la sonnette. Je ne me pose même pas de question, j'ouvre.

    L'homme qui se tient devant moi n'attend pas mon invitation pour entrer, il pousse mon fauteuil et pénètre à l'intérieur comme si je n'étais qu'une quantité négligeable. Mais qu'est-ce que c'est que ce connard ?

    " Hey l'abruti ! Qui t'as permis d'entrer ? Dégage et vite... "

    " Et tu vas me sortir comment Youri ? En me poussant avec ton fauteuil ? "

    Il éclate d'un rire mauvais, le regard qu'il pose sur moi est haineux, rageur. Comment sait-il mon nom ? Il me fait mal en me renvoyant à la face ma faiblesse mais c'est surtout la colère qui prend le dessus, je suis tellement à vif déjà.

    " Sors de là, je sais pas qui tu es mais j'en ai rien à foutre ! Dégage de ma vue ! "

    J'aggripe son bras pour le mener vers la sortie, mais il me l'arrache, il referme la porte et donne une grande poussée à mon fauteuil, m'expédiant par terre dans la chute. Je suis par terre et je tente de ramper jusqu'à mon siège mais il m'écrase la main de son pied.

    " Lâche-moi bordel ! Qu'est-ce que tu me veux connard ! Je te connais même pas ! "

    " Oh mais moi je te connais, Youri ! Je sais qui tu es, la détestable petite enflure qui pourrit la vie de son frère ! Tu n'es qu'un insecte, une sale petite larve rampante à écraser ! "

    Il se penche, m'attrape par les cheveux, sa poigne est forte, bien trop puissante, mais je me débats quand même. Je reste un instant totalement interdit quand il me sourit en dévoilant ses crocs. C'est quoi ce délire ? Mihaïl, pourquoi il parle de Mihaïl ? Tu n'as pas eu le courage de m'achever toi-même, grand frère, alors tu m'as envoyé quelqu'un pour me crever ? C'est ce que je veux, non ? Et pourtant alors que le vampire s'approche de moi avec un couteau, je me défends avec toute l'énergie du désespoir, je ne veux pas me laisser buter par ce salopard, je ne lui ferai pas ce plaisir ! Pas sans lutter !

    " Je vais enfin libérer Mihaïl de ta présence. Il sera à Moi et toi aussi d'ailleurs, je n'ai pas fini de m'amuser avec toi.. "

    Je n'ai plus de forces, je me sens sombrer, je vois mon sang s'écouler, ma vie s'enfuir... Mihaïl, je...


    Retour au Présent


    Je secoue la tête pour m'extraire de mes souvenirs. J'ai encore l'impression d'avoir ce gout de sang dans ma bouche, mon sang. Et le visage de ce salopard flotte devant mes yeux. Je tire sur ma cigarette, le regard perdu dans le vague et le rire soudain de Mihaïl me fait sursauter. Il n'y a aucune joie dans cette soudaine hilarité, plutôt de l'amertume.

    Il prononce mon prénom et je ne peux empêcher un brusque frisson de saisir mon corps. Il me prend pour un fantôme ? Un rire nerveux s'échappe de mes lèvres. Normal non ? Il a touché mon cadavre, il m'a vu mort, comme François me l'a si bien dit. En fait j'étais juste plongé dans l'inconscience qui précède la transformation.

    Il n'y croit pas, bien sûr, mais ça va changer, frangin. Après tout tu ne devrais pas être étonné, c'est toi qui t'ai mis à fréquenter des morts, bien avant moi. Ton cher ami François, le cadavre ambulant a changé ton petit frère en zombie.

    " Tu aimerais bien être devenu fou, n'est-ce pas Mihaïl ? Ce serait trop facile ! Voyons, voyons, je suis vexé que tu ne me prennes pas plus au sérieux. "

    Je bouge, laissant une main froide trainer sur son épaule et je fais lentement le tour de la chaise, approchant mon visage du sien. Juste à quelques centimètres, je sens son sang palpiter dans ses veines, mon propre sang. Comment ça serait d'y gouter ?
    Je lui souris en murmurant :

    " Regarde, tu ne vois pas à travers moi, je ne suis pas transparent... Oh oui, je suis mort Mihaïl ! Seulement François ne se serait pas amusé autant en me laissant reposer en paix... "

    Je m'éloigne de quelques pas, juste en face de lui, pour qu'il prenne bien conscience de mon visage blafard et surtout de mes mes jambes qui me portent sans trembler. Ne sais-tu pas identifier les vampires, mon Frère ? Tu les fréquentes pourtant de très près...

    " Alors ? Qu'est-ce que tu penses du nouveau Youri ? Il m'a fallu du temps pour te retrouver tu sais... Mais maintenant que je te tiens, je ne te lâcherai plus. Je vais te prouver toute ma reconnaissance grand frère. Tu verras que je ne suis pas un ingrat... "

    Je suis secoué d'un éclat de rire froid que j'ai le plus grand mal à calmer. Même à mes propres oreilles, il sonne creux, comme le rire d'un malade en phase terminale.

    _________________


    Mihaïl Egonov



    Sa main sur mon épaule diffuse un frisson dans mon corps qui se raidit. Tétanisé, la machoire pendante, l'expression faciale bloquée, je l'observe se déplacer. Plus il se rapproche de moi et plus je sens accélérer mon rythme cardiaque.
    Oh putain... Me dites pas que c'est vrai... Non !

    Non !

    Non, je ne peux pas l'accepter... Je refuse.

    Sur le coup, je panique. Mon coeur bat tellement fort, j'ai la tête qui tourne... Tout est chamboulé en quelques secondes. Mes bras recommencent à s'agiter sans que je ne puisse contrôler quoi que ce soit et tirent sur ces liens qui m'écorchent.
    Tu ne peux pas être en vie... J'en suis sûr. J'hallucine, tout ceci n'est pas vrai. Tout est tiré de mon foutu cerveau. Je le savais que j'allais finir par péter un boulon avec toutes ces épreuves... Ben voilà, c'est vrai. Maintenant je cause à des morts.

    Il se rapproche de mon visage et dans ses yeux je lis la haine qu'il m'a toujours portée.
    Ce ne peut être que lui.

    Mais comment... ?
    Révélation foudroyante. Vampirisé... François l'a vampirisé...
    Tout ce en quoi j'ai cru durant tout ce temps vient de s'écrouler.

    Youri... t'es vivant, bon Dieu... Enfin, façon de parler. Quelques secondes après l'avoir compris, je me suis senti inexplicablement réjoui. Ca n'aurait jamais dû se produire... Je t'ai tellement haï ! Il faut croire qu'il n'y a pas que du mauvais dans ce que je ressens pour toi...
    Je ne sais plus quoi penser, je me sens perdu, entrainé dans un trou noir, un autre monde... Mes souvenirs s'entrechoquent, me percutent et me blessent. Je me noie dans le passé et peine à m'en extirper... L'ouragan fait rage.

    Je plonge mon regard dans le sien, et il me vient une question bizarre, qui n'a rien à faire là, et dans un moment pareil.
    Pourquoi offrir le baiser vampirique à quelqu'un qu'on déteste ? Ca me dépasse. François, son Sire et ma Hantise, était encore plus frappé que je ne le pensais...

    François...



    :: 16 mois plus tôt ::




    Enfoiré... Aujourd'hui, je te tue.

    J'ai fini par te persuader que j'avais accepté le rôle du jouet docile. J'ai même pu te faire croire hier que j'aimais que tu me touches... C'est fou ce qu'on peut être con quand on aime. Tu ne te doutes de rien. Tu te méfies encore un peu, mais c'est normal après tout... Pendant deux mois j'ai essayé de m'enfuir et j'ai prononcé plus d'injures qu'un charretier en toute une vie. Je te les ai faites dans toutes les langues que je connaissais, je te les ai hurlées, murmurées, gémies et si j'avais pu toutes les écrire sur les murs de ton appartement, je l'aurai fait. Ouais, comme un sale gosse qui joue avec des feutres et qui se venge sur le papier peint parce qu'il a été privé de dessins animés.

    Ton violon, j'aurais voulu te le faire bouffer. Tes sourires, te les coudre avec une aiguille rouillée et du fil de fer, et si j'avais des pouvoirs magiques j'aurais recouvert mon corps d'une substance acide pour te cramer les mains.
    Mon corps et mon âme ne sont plus que haine à ton égard, fallait bien que je remplace le manque de l'exécrable petit frère que tu m'as volé.

    La voiture s'arrête. Je me demandes bien où nous sommes. Les vitres sont teintées, et puis de toute manière je ne peux pas les voir dans la position où je me trouve.
    Mes mains sont liées ensemble, pour changer, accrochées à la poignée juste au-dessus de la vitre. Avachi, du moins installé comme j'ai pu, sur la banquette arrière, je supporte plus ou moins en silence le fait que mon cher François se soit calé entre mes jambes, lové contre moi, et achève de se nourrir à ma gorge.
    Il est de plus en plus doux avec moi. Au début, il lui arrivait d'être violent, il me frappait au visage quand je l'insultais, et faisait en sorte que la morsure soit

    douloureuse pour moi. Mais maintenant, il est tellement accro à ma présence qu'il préfère donner du plaisir plutôt que de la douleur.
    Le jour où j'éprouverai du plaisir grâce à toi, ce sera quand tu seras mort une seconde fois, enflure ! Ce qui ne tardera pas.
    J'ai envie de vomir... J'en peux plus d'être prisonnier, il me dégoûte, j'en ai mal au ventre dès qu'il s'approche de moi.

    Il retire ses crocs de mon cou et par habitude donne un grand coup de langue sur ma peau, avant de mordiller mon oreille. J'aurai ta peau, sale cadavre répugnant. Je te HAIS. T'as tué mon petit frère, tu m'as trahi, souillé, bafoué, humilié... Qui aime bien châtie bien, c'est dingue ce que tu dois m'adorer.
    Il s'éloigne de mon visage et me fixe avec un sourire, pour ensuite venir détacher mes mains.


    - Mi amor... Bienvenue à Vampire's Kingdom.


    Il reboutonne le col de ma chemise et me recoiffe vaguement. Le jouet est présentable, maintenant. Il m'attrape le bras et me tire en dehors de la voiture.
    De l'air frais... enfin... Ca faisait longtemps. La brise s'engouffre dans mes cheveux. Je lève le menton pour détailler l'imposant et obscur manoir devant nous. Voilà donc où nous allons installer nos pénates... Ouais, super... Une bicoque remplie de dents longues. Trop cool. J'ai hâte de me faire déguster à chaque tournant de couloir...


    Quelques heures plus tard...
    Je l'ai laissé ranger les bagages tout seul. Après tout ce ne sont que ses affaires, vu que je n'en possède plus, je ne vais pas l'aider ! Un jouet, ça ne range pas. Un jouet ça reste dans son coin et ça prend la poussière en attendant d'être utilisé.
    Des projets diaboliques finissent de mûrir dans ma tête. Tout est déjà prêt, parfaitement calculé. Attention Mesdames et Messieurs, Mimichou entre en scène.


    - François, peux-tu m'accorder une faveur ?


    Son visage s'éclaire d'un sourire un peu fatigué. La torpeur l'envahit déjà un peu car le soleil commence à se lever.


    - Tout ce que tu voudras...


    Tout ? Vraiment ? Non, pas tout...
    A défaut de pouvoir te demander de me libérer sans me prendre une claque dans le visage, j'ai un autre souhait, que tu ne pourras me refuser.
    Je m'approche de lui, doucement, pose mes mains sur ses épaules et le pousse jusqu'à la fenêtre dissimulée par d'épais rideaux. L'enserrant de mes bras, tendrement, je lui murmure à l'oreille :


    - J'ai envie de toi... maintenant.


    Eh oui, juste quand tu as envie de dormir. C'est bête, hein ? Rhoo allez, tu vas bien te laisser tenter... Pour une fois que je suis consentant.
    Evidemment qu'il se laisse tenter. Il est agréablement surpris, mais pas méfiant, car il a pris note de mes efforts ces derniers temps. J'ai joué la carte du syndrôme de Stockholm pendant quelques jours... ouais, j'ai bien préparé mon coup.
    Je le sens faible dans mes bras, la torpeur le submerge un peu plus à chaque instant, mais il lutte pour demeurer éveillé et m'embrasse avec passion, perçant ma lèvre inférieure de ses crocs sans vraiment s'en rendre compte. Mes nausées reviennent quand il glisse sa main froide sous ma chemise. J'arrive pas à croire que je puisse glisser ma main dans ses cheveux blonds et les caresser sans avoir le réflexe incontrôlable d'essayer de les arracher.
    Ne perds pas pied, Mihaïl, n'oublie pas que tu dois mettre un terme à tout ça.

    L'une de mes mains se lève et empoigne doucement le rideau... que j'arrache à ses anneaux d'un coup sec, emplissant la pièce de la lumière du jour.

    De quelques violents coups de coude, j'explose le carreau de la fenêtre afin que mon cher et tendre soit exposé au maximum d'UV. Je le retiens fortement par les cheveux et plaque mon corps contre le sien. Il hurle, le bougre, il se débat, mais il est déjà si faible, en proie au soleil et à la torpeur ! Son visage se désintègre et je détourne le mien pour ne pas assister à sa décomposition. J'ai déjà bien assez de cauchemars.
    Je plaque ce qui reste de lui contre les débris de la vitre, et au bout de quelques secondes, François n'est plus que cendres entre mes doigts et s'écoule comme du sable fin.
    J'ai tant rêvé de ça... Je ne me pensais pas capable de le faire un jour.
    Comme quoi... Je ne me connais pas, finalement.

    Pourriture... Retourne donc à la poussière...
    Ca, c'était pour tout ce que tu as fait aux Egonov.

    Le vent qui s'engouffre dans l'appartement balaie les cendres et les étale sur la moquette. Je marche sur les insignifiants restes de François.
    Et je n'éprouve pas le moindre sentiment de culpabilité. Ca viendra, je me connais...
    Le soleil diffuse ses rayons dans mon dos nu et réchauffe ma peau, comme mon âme. Ca fait deux mois que je ne l'avais pas vu. Je ferme les yeux. Un soupir de bien-être s'échappe de mes lèvres. Libre... Je suis libre... Enfin presque.
    Je me retourne vers la fenêtre. L'astre m'aveugle, mais je distingue les jardins, puis la forêt... et ma vie qui m'attend de l'autre côté. Sans hésiter une seconde de plus, je ne prend même pas le temps d'enfiler une paire de chaussures, je quitte l'appartement et me mets à courir à toute vitesse dans le couloir.

    Youri et ma dignité, vous êtes enfin vengés.




    :: De nos jours ::



    François... Sacré personnage, celui-là. Manquerait plus qu'il revienne, lui aussi. Ce serait drôle, tiens... Mais là c'est pas possible. Quoique... Youri est bien venu, lui, alors que je l'ai vu mort. Pas très logique tout ça. C'est un peu trop facile, comme dans les BD... On croit qu'Olrik meurt à chaque tome, mais non, il revient toujours pour se venger.

    Foutu chloroforme. J'ai pas les idées claires...

    Okay, t'es pas un fantôme. Là c'est sûr. J'ai un peu de mal à le concevoir - et même beaucoup.
    Mon Cauchemar, tu es là devant mes yeux... La brume épaisse s'éclaircit et j'y vois de plus en plus clair, mais tout ceci me dépasse.

    Il s'éloigne de moi et je le détaille comme si je le rencontrais pour la première fois. Il n'est plus le même, il affiche tellement plus d'assurance... Son teint qui n'était déjà pas bien frais de son vivant est plus que pâle aujourd'hui. Son rire est plus que sinistre, il me fait froid dans le dos...
    Et puis le détail qui tue... Il marche, ce p'tit con ! Ca vient de me sauter aux yeux. Mais après tout ça ne m'étonne pas vraiment, la vampirisation change beaucoup de choses...


    - Je t'ai donc manqué... Autant d'attention, ça me touche beaucoup. En général je préfère les retrouvailles toats-champagne avec étalage de vieilles photos de famille, mais je saurais me contenter d'un charmant lieu désert et d'une chaise inconfortable. Je ne suis pas difficile... Tu m'excuseras, j'ai pas trop les moyens de te serrer dans mes bras en versant ma petite larme...


    Le cynisme est mon unique arme... Il la connait bien, celle-là.


    - Le nouveau Youri est aussi puéril que l'ancien... Qu'est-ce que tu me veux exactement, mon Frère ? Te venger ? De quoi ? Pourquoi ? Parce qu'il te faut une tête de turc, un responsable de ta mort, c'est ça ? Ouais, bien entendu... Je suis le bouc émissaire parfait.


    Oui oui, vas-y Mimi, continue, t'es vraiment maso ou quoi ? On dit pas ça, quand on est ligoté, à quelqu'un qui vous veut du mal.

    J'ai un pincement au coeur. Punaise... mais qu'est-ce qui s'est passé... ?
    Je suppose que cet enfoiré ne l'a pas vampirisé pour le fun, il devait avoir une raison bien précise. Le connaissant, il a dû lui réserver le même sort qu'à moi... Sauf que le sentiment était bien différent. Quand j'y repense, maintenant, je crois savoir pourquoi il quittait l'appartement pour plusieurs heures dès que je le contrariais...

    Oh mon Dieu...


    - Qu'est-ce qu'il t'a fait ?

    _________________


    Youri Egonov


    Dieu que c'est jouissif pour moi de sentir ta peur quand tu réalises, Mihaïl. Ton coeur mène une sarabande infernale dans ta poitrine, tu cherches à fuir ton siège mais il n'y a plus d'issue, je suis bel et bien là. Et cette fois, je ne disparaitrai pas, mais toi oui...

    Regarde-moi, Mihaïl, fais face à ton pire cauchemar, si je ne le suis pas encore, je te jure de le devenir. J'ai tellement à te faire payer, tu ne peux même pas imaginer. Tu la sens ma haine ? Elle suinte de tous les pores de ma peau, se reflète dans mes yeux, je n'ai pensé qu'à ça depuis tout ce temps. Qu'à ça... Il fallait bien que je me raccroche à quelque chose, non ?

    Est-ce que ton cher ami François t'a avoué m'avoir assassiné ? Il ne s'est pas vanté de ça.. Pourtant, ce salopard était sacrément loquace lors de ses visites à son prisonnier.

    Sa voix, je l'entends toujours. Dans ma torpeur quotidienne, si je ne rêve pas de toi, c'est lui qui revient me murmurer à quel point je ne suis rien... Non, je dois être fort, je ne veux plus penser à ça...



    18 mois plus tôt



    Ténèbres opaques, impénétrables... Je ne suis plus rien, je flotte... Une part de moi se réjouit, je suis enfin mort, je n'aurais plus à trainer ma carcasse dans ce maudit fateuil roulant. Enfin...

    Mais les ténèbres s'éclaircissent et en rouvrant les yeux, je reprends conscience de mon corps. Qu'est-ce qui s'est passé ? Ou suis-je ? Mihaïl ?

    J'ai même du prononcer son prénom à voix haute et un étrange écho me le renvoie aux oreilles. Il fait très noir ici et pourtant, je vois comme en plein jour. Bizarre, ça ! Mes bras tentent automatiquement de saisir les roues de mon fauteuil, mais je ne peux pas bouger, je suis attaché. Quoi ? C'est quoi ce bordel ?

    Je me mets à enrager tout seul, me secouant sur la chaise pour me libérer quand tout me revient en mémoire. Ce type, le salopard avec les dents crochues, il m'a attaqué, il voulait me tuer. Il m'a planté, plusieurs fois, je m'en souviens, il m'a mordu aussi alors comment je peux être encore en vie ?

    C'est à ce moment-là que je réalise avec terreur que je ne respire pas, que je ne sens pas mon coeur cogner de peur contre ma poitrine. Je panique, viscéralement, totalement, mon esprit sombre, je secoue la tête en gémissant faiblement. Non, non, non ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Je deviens fou ? Des tremblements nerveux secouent mon corps et je me mords les lèvres pour ne pas hurler à la mort. Quoi ? Des crocs ? Ma langue découvre les petites canines acérées qui ont poussées dans ma bouche. Non, c'est pas possible, je délire, je suis défoncé, il a du me filer un puissant hallucinogène, je ne peux pas être un... J'ai même peur de penser ce mot, ma bouche le murmure pourtant :

    " Vampire... "

    Un truc qui ne devrait pas exister, une légende, un mythe de cinéma tout juste bon à draguer les filles le samedi soir en les rassurant devant l'écran.

    Soudain, le bruit d'une porte qui claque loin dans les ténèbres résonne à mes oreilles comme un milliard de tambours battants. Je sursaute, fixant mes yeux vers ce qui me parait être l'entrée, je ne vois pas de porte, juste un long couloir sinueux qui se perd dans le noir. Ca pue ici, ça pue la vermine, la pisse et la mort !

    Bientôt je distingue une silhouette sombre qui avance bien trop rapidement et silencieusement. La forme devient flou et en un éclair, le voilà juste devant moi, il ricane, c'est lui le type qui m'a fait ça, celui qui m'a... tué ?

    Mes yeux s'écarquillent, mais la rage surpasse la peur, la rage d'être aussi impuissant, à sa merci alors que je sens une puissance nouvelle couler dans mon corps. Je pourrais presque bouger les jambes.

    " Salopard ! Qu'est-ce que tu m'as fait ? Qu'est-ce que tu veux ? "

    Une baffe gigantesque me tord presque le cou et il m'attrappe par les cheveux, ses lèvres retroussées sur ses canines, ses yeux sont presque rouges sang.

    " Un peu de respect, je te prie. Mais je manque à tous mes devoirs, je ne me suis même pas présenté... Je suis François, le meilleur ami de ton frère depuis déjà pas mal de temps. Bientôt je deviendrais celui qu'il ne voudra plus jamais quitter d'ailleurs. Maintenant qu'il est débarrassé du boulet accroché à ses chevilles... "

    Mon esprit troublé intègre difficilement toutes ses informations. Mihaïl ? Est-ce mon frère qui lui a demandé de me tuer ? Je perds pied, je panique, non, sors-moi de là Mihaïl. Je voulais mourir mais pas comme ça ! Tu n'avais qu'à m'abandonner si j'étais un tel poids !

    " Alors, Youri, le chat t'a mangé la langue ? "

    Il éclate encore de rire avant d'ajouter :

    " Tu es mignon aussi dans ton genre, je te baiserai peut-être de temps en temps, j'aurais les deux frères rien que pour moi ! "

    Ses griffes écorchent mon visage, sa face grimaçante trop près de moi, je me débats inutilement, mais quand il lèche le sang sur ma joue, je tourne vivement la tête et plante fermement mes crocs dans cet appendice visqueux. Je m'y accroche solidement, le sang qui remplit ma bouche me parait délicieux,.mais il me fait lâcher en me décochant un coup de genou entre les jambes.

    " Déjà vigoureux à ce que je vois, mais tu as encore beaucoup de choses à apprendre. Tu sais ce que je te réserve Youri ? Je vais te détruire, totalement, entièrement, tu ne mérites même pas la paix de la mort pour ce que tu as fait à ton frère. A toute ta famille ! Mihaïl m'a tout raconté.. Tu es la pire vermine qu'on peut imaginer, tu as même causé la mort de ta mère. Si tu n'étais pas un tel déchet ambulant, elle se serait peut-être battue davantage contre son cancer... Tu n'es qu'une petite merde, tu vas apprendre ce que tu es. Et tu auras beau me supplier de te tuer, je ne te ferai pas ce plaisir."

    " Non.. Non, c'est pas ma faute, j'ai jamais voulu... "

    Ma voix est si faible, non je n'ai pas tué maman, pas ça, non... Mon esprit tourne en rond, cette phrase se répète en boucle dans mon crâne et je secoue frénétiquement la tête. J'ai presque oublié François, j'ai mal, je ne veux plus penser à ça. Maman...

    Une douleur fulgurante me fait rouvrir les yeux, le vampire vient d'exploser totalement ma rotule avec une barre de fer. Je hurle sans pouvoir me retenir et il vient ricaner à mon oreille :

    " Ca réveille, ça, Youri,non ? Attends tu vas encore plus aimer la suite ! "

    Il éclate ma main, cognant à coups redoublés dessus, j'entends le bruit de mes os qui se brisent un à un. Tout se dilue dans un brouillard rouge alors qu'il s'acharne patiemment sur mon corps pantelant. Les côtes, les bras, les tibias... J'ai cessé de hurler depuis longtemps, je gémis juste un peu, mon corps entier n'est plus que douleur et il continue à rire.

    Je perds conscience, je crois... Je suis réveillé par un liquide froid qui se glisse dans ma bouche et que je bois avec avidité. Le sang froid qu'il me donne ne ressoude aucun de mes os brisés, c'est juste pour me maintenir conscient, je crois.

    " Tu vas cicatriser, tu sais... Quand je reviendrai... Je te donnerai un peu de ma Vitae, elle est puissante, tu guériras... Mais en attendant, tu vas méditer un peu en écoutant ton corps chanter la mélodie de la vraie douleur. C'est tout ce que tu mérites, petite vermine... Pense à ton frère, à tout ce qu'il a enduré à cause de toi... "

    Il se redresse, je le distingue à peine mais je l'entends bien trop clairement.

    " Oh ce que je vais m'amuser avec toi Youri ! Je vais faire chanter ton corps... "

    Il part enfin et ma tête retombe, je n'ose même plus bouger, au moindre geste la douleur se répand partout... Une unique larme sanglante coule le long de ma joue finissant sa course sur le sol terreux de ma prison... Mihaïl....



    Retour au Présent


    Mes yeux dans le vague, d'un geste inconscient, j'ai porté la main à mes oreilles, comme pour ne plus entendre son rire résonner dans mon crâne. Bon sang, Youri reprends-toi ! Tu ne dois plus y penser ! Tu es fort, puissant, personne ne peux plus t'arrêter.

    Je reporte mon regard un peu hagard sur mon frère quand il commence à parler. Dès ses premiers mots, il me met les nerfs à vif. J'avais oublié cette sensation, il se moque, il me raille, comme toujours. Le grand Mihaïl se fout de ma gueule de raté ! J'écrase ma clope sur le sol nerveusement et sans même y penser, me ronge un ongle. Quand je m'en aperçois, je serre les poings, m'enfonçant les griffes dans les paumes, faisant jaillir un filet de sang qui s'écoule sur le sol.

    Je ne suis plus le petit Youri, bordel ! Il est mort et bien mort cette larve gémissante et rampante.

    Mon regard furieux revient dans ses yeux et c'est d'une voix âpre qui résonne étrangement dans le silence de la pièce que je crie presque :

    " C'est ta faute ! C'est pour toi qu'il ne m'a pas tué... Pour me faire payer toutes les souffrances que tu as enduré par ma faute."

    Je bouge, un mouvement félin m'amène jusqu'à lui, ma main froide redresse son menton, mes yeux fiévreux se fixent dans les siens.

    " Si je commençais comme il a commencé ? Je pourrais te briser un par un les os de ton corps, mais tu serais rapidement trop affaibli. Avec un vampire nouveau-né, c'est nettement plus marrant... Parce qu'on peut le briser, encore et encore, chaque jour un peu plus et le réparer ensuite en un clin d'oeil..."

    Je sors une lâme de ma poche d'une geste vif, la promène autour de son oeil, la fait glisser sur sa joue, écorchant un peu la peau sans verser de sang.

    " Ma vengeance te parait puéril, grand frère ? Chaque jour, j'appellais la mort de tous mes voeux, peut-être encore plus que lorsque je n'étais plus qu'un handicapé. Mais je ne l'ai jamais supplié de me tuer, jamais je ne lui ai accordé ce plaisir... Tu sais comment je ne suis pas devenu complètement fou ? Je me suis juré de te faire payer chaque douleur, chaque humiliation qu'il m'infligeait. A toi et à lui... Je n'ai pas trouvé François, mais toi tu es là grand frère ! Le temps des réjouissances a commencé, ton gentil Edwin ne retrouvera que ta carcasse saignante et mutilée... Et ensuite, ce sera le tour de François... "

    Je me redresse avant de le gratifier d'un puissant revers de main qui imprime une marque rouge sur sa joue et je ris, je ris. Sauf que je m'arrête net tellement mon rire me rappelle le sien...

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    Atticus

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    MessageSujet: Re: 28 - Némésis.   28 - Némésis. EmptyDim 9 Jan - 16:35
    Mihaïl Egonov


    :: 15 ans plus tôt ::




    Le teint livide, le pas mal assuré, je pousse la porte et quitte la pièce sans un mot, sans une larme, sans aucune expression. Personne ne me regarde partir. Tout le monde a les yeux rivés sur son absence de souffle. Eux l'avaient déjà vu. Pas moi. Ils n'arrivent pas à encaisser le coup. Moi encore moins.
    Je traverse le couloir blanc, appuyant mes mains sur les murs pour éviter de tomber, puis me laisse glisser entre un fauteuil et une civière, avachi par terre comme un pantin sans vie.

    Il a l'air si triste... Le froid a gelé la douleur peinte sur son visage.
    Ivan Egonov est mort hier à 4h du matin, dans le parc, dans la neige. Et ivre. Il n'était plus qu'un déchet et je ne trouve plus rien d'étonnant à ce qu'on m'a appris hier. On m'a appelé à Moscou et j'ai fait au plus vite pour rentrer. Je vous passe les détails de tout ce à quoi j'ai pensé durant le trajet, ça me fait encore si mal...

    Une larme coule enfin sur ma joue, la toute première. Suivie d'une seconde, débordant de l'autre oeil. Mon père... Il a tant changé ces derniers mois, mais je n'ai jamais cessé de l'aimer. Jamais. Je ne me souviendrais que des bons moments passés en sa présence, parce qu'il ne mérite pas qu'on se rappelle de lui comme d'un ivrogne inconscient. Il aimait sa famille plus que tout, et il se surpassait pour elle... Il aurait tout donné pour nous. Mais ses nerfs n'étaient pas d'acier. Il a craqué, tout simplement... Il a cru que l'alcool pourrait lui faire oublier, l'aider à se poser les bonnes questions... Le soutenir, peut-être bien...
    Il s'est planté en beauté.

    Maman quitte la sinistre pièce où repose encore son corps en attendant d'être mis en terre.
    Elle s'agenouille près de moi et attire mon visage contre sa poitrine, ses vêtements s'infusant de mes larmes, son coeur battant face à mon silence. Elle glisse une main dans mes cheveux mi-longs, et l'autre sur ma joue, tendrement, comme quand j'étais petit et chagriné, comme quand elle devait me rassurer. Juste après suivait un baiser sur mon front, et puis elle me disait d'être fort, de devenir un homme, parce que la vie ne me ferait pas de cadeau.

    Ses lèvres humides se collent contre mon front et j'attends durant l'éternité qu'elle me disent d'être fort et ce qui s'en suit.
    Mais ses lèvres restent là, sur mon visage, comme si le temps s'est figé. Aucun mot, plus un mouvement, à peine un souffle, et le décor se glace autour de nous. Ses larmes coulent le long de ses joues et sur les miennes déjà trempées. Son sanglot explose, il est violent. Ses lèvres se détachent de ma peau et ses bras enserrent mon corps. La femme de ma vie a mal. Nos coeurs se déchirent.

    Elle me serre tellement fort contre elle, j'en ai presque du mal à respirer... Transfère ta douleur, Ayana, je suis là pour ça. Je veux prendre soin de toi.
    Je te protègerai, M'man... A toi, il ne t'arrivera rien. Je ne le permettrais pas. Je préfèrerais mille fois crever plutôt que de te voir un jour recouverte d'un drap blanc.
    Je voudrais tant que tu sois éternelle...

    Par-dessus son épaule, je croise le regard du tout jeune Youri pour y trouver la faible lueur qui a disparu dans les yeux de Maman. Il ne comprend pas, et moi non plus, mais c'est tellement rassurant pour moi de l'observer, en silence, et lire la vie dans ses yeux.
    Ne change pas, mon Frère... J'aimerais tellement que tu me regardes comme ça jusqu'à la fin de nos jours. C'est tellement reposant. Entre nos quatre yeux bleus nous créons un monde, qui n'appartient qu'à nous, dans lequel nous ne serons jamais en danger.

    Youri, promets-moi qu'on s'aimera toujours... Promets-moi la lune et l'impensable.





    :: De nos jours ::



    Ma faute ? Oui, évidemment. Si tu le dis...
    Ouvre les yeux, mon Frère ! Me crois-tu réellement capable de demander à quelqu'un de te tuer pour ensuite te torturer ? François l'a fait pour moi, mais moi je n'ai jamais voulu ça... Je t'aimais tellement que j'aurais fini par donner le coup fatal pour que tu reposes en paix.

    Oui... Si j'avais pu, je t'aurais tué, tu n'attendais que ça. Tu me poussais à bout, tu me cherchais, tu voulais que je t'aide à en finir avec ta triste vie, parce que tu n'avais pas le courage de le faire tout seul. Si tu savais combien de fois j'ai pensé à t'empoisonner... ou t'étouffer sous l'oreiller pendant ton sommeil continuellement agité... J'en pouvais plus de te voir souffrir, et que tu me fasses du mal pour te libérer de ta profonde douleur.
    Si j'en avais eu la force, je t'aurais achevé.

    Mais tu vois... je ne suis qu'un faible.

    Je frémis lorsqu'il glisse de l'ombre pour apparaître à la lueur lunaire jaillissant des carreaux brisés, et s'empare de ma mâchoire brusquement, sans aucune délicatesse. Eloigne-toi de mon visage, morpion, t'as des relents de cadavre...
    Je t'aime mais j'ai envie de te cracher à la gueule !

    Un filet de sang froid provenant de sa paume se met à couler le long de ma gorge et fait naître un nouveau frisson... suivi de celui que provoque son arme sur ma joue. je retiens ma respiration et fige tout mon visage à l'exception de mon oeil qui tremble face au reflet de la lune dans la lame. Ouais j'ai peur, et alors, t'es content maintenant ?
    Tu ne me crèveras pas l'oeil, ni comme tu ne m'arracheras la langue ou me rendras sourd... Tu veux que je profite bien du spectacle et que mes hurlements soient à la hauteur de ta magnifique prestation.

    Youri le raté, Youri le boulet, enfin sous les projecteurs ! L'impitoyable artiste veut faire du grand art, il veut un piedestal lui aussi. Celui qu'on a exclusivement réservé à son salaud de grand frère avant le jour si banal de sa naissance, jour où on a commencé à l'ignorer. C'est bien ça, n'est-ce pas, mon Frère ? C'est ce que tu souhaites, et c'est la façon dont tu vois les choses, je le sais.
    Lâche-toi, gamin ! Laisse donc libre cours à ton inspiration ! Tu veux que je t'encourage ? Tu veux ta petite famille à la fois sur scène et dans le public, c'est ça ?

    Oui, ta vengeance est puérile, et c'est même pire que ça. Sa raison n'est qu'une excuse. C'est tellement plus simple de tuer son frère que d'affronter l'échec de sa vie...

    Mon regard se remplit à nouveau de haine lorsque tu prononces le nom d'Edwin, et j'en oublie subitement le couteau sur mon visage.
    Si tu touches ne serait-ce qu'à un seul de ses cheveux, frère ou pas, je deviendrai le pire démon que tu rencontreras sur cette putain de Terre, je hanterai la moindre seconde de ton éternité... Et je pourrais même mourir pour obtenir ton statut et te pourchasser jusqu'à la fin des temps dans l'unique but de faire souffrir le moindre centimètre carré de ton être, jusqu'à ce que ta tête se détache de ton corps et que j'écrase sans remord les yeux qui auront osé se porter sur mon Autre !

    Je n'ai plus rien à perdre... sauf Lui.

    Sa gifle me fait l'effet d'un coup de barre en fer en travers de la gueule. Oh punaise, quelle force... Je redresse le visage au bout de quelques secondes et reprends mes esprits, secoué, tandis que retentit à nouveau son rire obscur dans toute la salle.


    - Si tu me tues... Ca t'avancera à quoi ?


    Puis je te manquerai certainement... Non ? Même pas un p'tit peu ?...

    Tu n'es donc pas devenu complètement fou, dis-tu ? En es-tu certain, mon Frère ? Regarde ce que t'es en train de faire, putain ! Tu veux démolir ton propre frangin parce qu'un dingo t'a torturé... Est-ce moi qui lui ai demandé de le faire ?! Non ! Je ne lui ai rien demandé du tout ! Je lui ai dit combien tu étais insupportable, et c'est lui qui a décidé de te tuer pour me faciliter la vie...

    François... Tu n'avais pas que de mauvaises intentions à mon égard. Je dirais même que tu n'en avais pas, au fond. Tu n'as juste... Pas compris. Non, rien compris du tout.
    J'aime mon frère, et c'est bien pour ça que je le déteste autant. Quand il est mort, un trou noir s'est formé dans mon corps et a tout englouti, du moins le peu qui me restait d'humain. Quand tu m'as emmené, forcé à rester avec toi, je n'étais plus un homme... Je n'étais désormais plus qu'un sentiment de haine, bannissant tout ce qu'on pouvait m'offrir et tout ce que je pouvais me permettre pour ne me gorger que de peines, de mépris, de rancoeur et de cauchemars terrifiants. Je ne pouvais plus aimer, si toutefois cette capacité faisait partie de moi avant, je ne pouvais plus faire confiance, j'étais voué à disparaître, à m'effacer doucement, car je n'avais plus rien. Absolument rien. Plus de liberté, plus de parents, plus de Youri... Plus de vie.

    Tu n'imagines pas combien de temps j'ai passé à lutter pour retrouver mon âme perdue. Elle a émergé des profondeurs du trou noir au contact d'Edwin et s'y est désespérément accrochée pour ne pas sombrer à nouveau. Si aujourd'hui j'ai plus ou moins l'envie de vivre et de me battre contre mes souvenirs, c'est bien grâce à mon Alter Ego. Tout l'or du monde, tout l'amour de la Terre, tout le bonheur de l'humanité n'atteint pas le dizième de ce que j'éprouve pour Lui.
    Et ça... Je ne laisserai pas à nouveau des types comme toi me l'enlever... ou des types comme mon propre frère, mon meilleur ennemi, mon rival de mêmes chair et sang, qui aujourd'hui voudrait mettre un terme à ma pitoyable mais si merveilleuse existence.

    François... Si seulement je pouvais te tuer chaque matin en me levant, bouffer ta langue au petit-dèj, t'arracher les tripes, pendre le reste à une tour du manoir et regarder cramer à l'aurore ta carcasse puante !

    J'observe Youri. Nos regards se croisent, plus glacés qu'une nuit sibérienne, et au bout de quelques secondes je sens fondre le mien.
    Pourquoi... Comment en sommes-nous arrivés là... Qu'avons-nous fait, Youri, pour mériter ça ?

    Je détourne la tête. Si je regarde davantage mon Frère dans les yeux, des larmes acides se mettront à couler des miens et ravageront mon visage. Aujourd'hui, tu ne peux plus me promettre la lune et l'impensable.
    Tu vois, p'tit con, tu me tortures déjà. Mes sentiments pour toi me font déjà assez mal... et cette douleur, tous mes os brisés ne sauront l'égaler, je peux te l'assurer.
    Notre vie nous a planté un grand couteau dans le coeur dès le berceau et continue de le remuer dans la plaie. Comme si nous devions payer le prix d'être né...

    Toute cette histoire... et cette éternelle guerre... A qui la faute ? Toi, François, moi, le destin ?
    On s'en balance. Mais s'il te faut un coupable, alors...


    - La tronche que va tirer François quand il te reverra... Aile nord, dans un appartement sans numéro, mais en face de la porte t'as une représentation de Marie-Antoinette décapitée... Si tu ne lui as pas encore rendu visite.


    Oui oui, mon Frère, va voir François... Tu tomberas sur le gentil petit Lazlow qui adore être dérangé pour rien.

    J'ai pas envie de me sacrifier, cette fois.


    _________________

    Youri Egonov



    26 Mois auparavant


    Ténèbres, noirceur, fatalité. Tu te souviens, Youri ? Tu as embarqué sur ce bateau pour trouver une vie meilleure, pour fuir la malchance qui te colle aux baskets depuis ta naissance. Et il a fallu que je retrouve mon cher frère dans cette cale pourrie !

    Ca doit faire un mois qu'il a tué ce flic russe, pour moi, oui, encore. Comme si je lui avais demandé ! Oui, oui, je suis venu chercher son aide quand j'ai tiré sur ce policier à Novossibirsk, mais jamais je n'ai désiré tout ça, jamais ! Mais de toutes façons, depuis ce jour chaque fois que son regard se pose sur moi, je mesure toute la haine qu'il me porte. Ca ne devrait plus me toucher, n'est-ce pas ? Mihaïl me hait depuis longtemps, j'ai tant toujours l'impression d'être un fardeau à porter !

    Alors quand le russe s'est écroulé devant moi, le crâne fracassé par la pelle que tenait mon frère, quelque chose a craqué en moi, je me suis enfui.

    Je ne suis pas un lâche tu sais, je ne sais pas ce que j'ai cherché à fuir à ce moment. Je crois que je ne voulais tout simplement pas te voir me regarder avec encore plus de haine. Oui, depuis mon adolescence, je te provoque sans cesse, je fais le dur, le grand, celui qui ne tient à rien ni à personne. Mais je n'ai jamais voulu que tout s'empoisonne à ce point. Je ne voulais pas gâcher ta vie alors quand je nous ai vus nous enfoncer encore plus, j'ai préféré détaler que de te voir me maudire, me haïr encore plus.

    Je remue dans mon sommeil, je m'agite, les souvenirs sont des brûlures, des braises ardentes qui ne me laissent jamais en paix.

    Je revoie le visage de mon frère dans cette cale obscure du bateau qui nous emmenait vers un avenir meilleur. Tu parles ! Qui a dit qu'il y avait un futur pour les Egonov ?

    Quand tu m'as reconnu, tu m'as empoigné, secoué, la haine brûlante que tu me portes suintait de tous tes pores. Tu l'affichais enfin ouvertement, m'en suis-je senti soulagé ? Non, ça m'a fait mal, mais jamais je ne te l'aurais avoué !

    J'ai répondu à ses coups, nous avons roulé sur le sol, nous battant comme des chiffonniers, inconscients, stupides. Et on a fini par attirer l'attention d'un marin. Il a appellé son capitaine et nous nous sommes retrouvés bouclés dans une pièce ressemblant à un placard. Nos visages tuméfiés ne se regardaient pas en face. Nous n'avons plus ouvert la bouche jusqu'à la fin du voyage.

    Mais en entrevoyant les côtes de France toute proche par le hublot, je me suis révolté. Non, non, je ne veux pas finir dans une prison pourrie, je ne veux pas être ramené en Russie pour y crever en taule ! Jamais ! Si je dois mourir, je veux agoniser libre.

    Alors quand le bateau a accosté et que le capitaine est venu nous chercher, je l'ai assommé, j'ai cogné encore et encore même si ce pauvre type n'était en rien responsable. Et en jetant un regard indécis à mon frère, j'ai couru vers la liberté. A lui de savoir s'il voulait me suivre ou non.

    Il a suivi. Nous avons un instant mis notre haine mutuelle de coté pour se sortir de là, progressant doucement dans les couloirs du bateau jusqu'à émerger sur le pont. Nous nous sommes glissés sur la passerelle et la liberté était à portée de main, juste là devant nous.

    Nous avons couru, mon coeur cognait sèchement dans ma poitrine, j'allais y arriver. On a entendu des cris puis une détonation sourde, je me souviens de cette douleur déchirante dans mes reins et puis... plus rien.

    J'ouvre les yeux péniblement, où suis-je ? Je ne reconnais pas la chambre, je me sens engourdi, cotonneux, sous morphine je crois. Je m'agite et je murmure presque automatiquement :

    " Mihaïl... ? Mihl... Je... "

    Il n'est pas là, je suis seul dans une toute petite chambre, ce n'est pas un hôpital mais une perfusion est planté dans mon bras. Je la retire, le sang s'écoule le long de mon bras sans que j'y prête attention, je veux savoir où je suis bordel ! Est-ce qu'on nous a arrêtés, on ne dirait pas , mais comment en être sûr ?

    Je me redresse et le bas de mon corps me parait bien engourdi, je ne sens rien du tout mais c'est sans doute la morphine, n'est-ce pas ? Je pousse mes jambes sur le coté, respire une seconde et je m'appuie sur la table de chevet pour me lever. Je suis faible, j'ai du être blessé.

    Dès que j'ai posé les pieds à terre, je m'affale, mes jambes ne me portent pas ! Pas du tout ! Nooon, pas ça, c'est pas possible !
    Je rampe jusqu'à la porte et j'y cogne avec mes deux poings serrés. Quelqu'un s'il vous plait ! Ne me laissez pas comme ça ! Dites-moi que je ne suis pas paralysé ! Que c'est un putain de cauchemar, Mihaïl dis-moi que je vais me réveiller !

    Et je continue à cogner à la porte en hurlant à pleins poumons :

    " Mihaïl !! Mihaïl ! "


    De nos jours


    Est-ce que ça t'a enfin fait plaisir quand je me suis retrouvé paralysé ? Est-ce que tu t'es dit que j'avais enfin ce que j'avais toujours mérité, que je payais pour tout ce que je t'avais fait ? Oui, c'est ce que je crois. Que secrètement, tu as adoré me voir réduit à l'état de larve gémissante incapable de s'occuper de lui-même. J'ai envie de hurler ces questions, j'ai envie de te secouer dans tous les sens, de cogner ton visage jusqu'à ce qu'il s'efface vraiment.

    Mais je m'efforce au calme, même si ma main qui tient le couteau tremble légèrement en flattant son visage de la lame. La peur acide qui s'exhale de son corps me fait plaisir oui ! Enfin, pour une fois le grand Mihaïl tremble devant son nul de petit frère. Et ce n'est pas fini !

    Mais ce qui m'étonne plus c'est l'expression de son visage quand je mentionne le nom du vampire qui lui sert de Maître, Edwin. C'est qu'il m'arracherait presque les yeux par télépathie à cet instant ! Ainsi tu as réussi à trouver quelqu'un à aimer et qui doit te le rendre au centuple, mais tu as toujours été doué pour ça, n'est-ce pas ? Ton coeur d'or, ta générosité, bordel, ce que je l'écraserai bien ton foutu coeur d'or !

    Oui, je suis jaloux ! Je l'ai toujours été ! Qui a fait attention au petit Youri hein ? Personne, jamais ! Même Maman te préférait. Jamais je n'ai rien eu à moi seul, jamais ! Je sais, je dois me libérer de tout ça, c'est un nouveau Youri , je ne suis plus faible, plus jamais je ne le serai.

    Je m'énerve sans le vouloir, ça bouillonne au fond de moi, ça palpite, ça veut sortir ! Et je gifle mon frère éclatant d'un rire qui me fait frémir.

    Je reste un moment sans trouver de réponse à la question qu'il m'a lancé. Qu'est-ce que j'aurais de plus quand j'aurais buté mon frangin ? Je n'en sais rien, j'ai vécu avec cette idée fixe depuis que François m'a tué, c'est mon seul moteur, mon énergie, mon obsession. Ma vengeance !

    Je m'éloigne de lui, mes poings se serrent spasmodiquement, mon esprit se brouille. Je ne sais pas, je ne sais plus, pourtant quand je reviens vers lui, c'est d'un ton acide que je crache :

    " Je veux enlever l'épine qui m'a toujours percé le coeur. Plus personne ne pourra nous comparer maintenant, une fois que tu seras mort, je serai enfin libre ! "

    Est-ce la vérité ? Je croise son regard et je déteste ne pas y lire la haine qui devrait s'y trouver. Nous détournons les yeux en même temps, je fais quelques pas. Je déteste me sentir aussi indécis, je lui dérobe mon visage, je pense qu'il aurait trop l'impression de voir l'ancien Youri. Non, non il n'existe plus, rends-moi ma rage, redonne-moi ma haine, j'en ai besoin !

    Et voilà qu'il parle à nouveau et je pourrais le bénir parce que ses paroles raniment les flammes de ma colère. En une seconde, je suis à ses cotés et je saisis sa chevelure à pleine main pour lui faire cambrer le cou.

    " Tu me prends vraiment pour un con, n'est-ce pas ? "

    Je relache ses cheveux le cinglant d'une autre baffe monumentale. Mes mains tremblent, la rage se déploie en moi comme une vague brûlante.

    Mes mains entourent son cou et je commence à serrer, serrer... Je le lâche, reculant précipitamment, bordel calme-toi Youri !

    " Tu crois que je me suis lancé là-dedans sans être prêt ? J'ai d'abord cherché la trace de François, Mihaïl. Mais elle s'arrête ici, à Vampire's Kingdom. Il a disparu sans laisser de traces en t'abandonnant derrière lui. Quant à l'appartement que tu m'as indiqué c'est celui de Lazlow, le tortionnaire officiel du Roi. Il vaut mieux savoir qui sont les gens qu'on peut croiser dans ce royaume. J'en sais déjà pas mal. "

    La rage reflue lentement à mesure que je parle, pourtant des tremblements nerveux agitent toujours mesmuscles. Et je sais ce que ça veut dire. Au moment où je passe à coté de la chaise de Mihaïl, mes jambes me trahissent et je me rattrape à l'accoudoir. Foutu paralysie ! Je me suis trop fout en rogne, j'ai besoin de sang et vite !

    Je reprends mon équilibre et je pousse la porte de ma "chambre ". La fille attachée et baillonnée est réveillée à présent. Génial !
    Je me fous de ses larmes, de son regard implorant, je l'empoigne par les cheveux sans ménagement et l'envoie bouler au-delà de la chaise de Mihaïl. Je la redresse ensuite, jetant un sourire à mon frère avant de planter mes crocs dans son cou. Je bois goulumment, le sang coule le long de ma bouche puis sur mon menton. Je sens déjà ma puissance revenir. Je ne la bois pas entièrement, bien sûr, il m'en faudra encore. La nuit va être longue.

    Je la pousse négligemment à terre avant de reposer les yeux sur mon frangin, ma langue lèche les dernières gouttes écarlates sur ma bouche.

    " Ca va nettement mieux... Bon où en étions-nous ? "

    Je serre les poings à nouveau, bon sang, s'il se moque de moi, je ne sais pas si j'arriverai à me contrôler cette fois. Je ne suis plus un foutu paralytique, je suis fort, puissant ! Mais au fond, une petite voix me glisse que je suis toujours ce bon vieux Youri qui passe sa vie à tout foutre en l'air.

    _________________

    Mihaïl Egonov



    Youri... C'est pas de ma faute si on nous a toujours comparés.
    L'oreille musicale était la grande fierté de notre famille, surtout du côté de Papa, et dès qu'un gosse en bénéficiait, il était adulé, c'était comme ça. Parce que dans une famille nombreuse et pauvre il était pour tout le monde voué à devenir le seul espoir de quitter l'enfer glacé. C'est tombé sur moi, c'est pas moi qui l'ai décidé, mais je ne vais tout de même pas le regretter pour te faire plaisir...
    Si je meure... On te comparera à mon souvenir.

    Nous ne serons jamais libres, mon Frère.


    Je laisse échapper un gémissement lorsqu'il saisit brusquement mes cheveux et les tire en arrière. Je te prends pour ce que tu es, Youri ! Prouve-moi que l'ado est devenu adulte, prouve-moi qu'il y a un sens à tes actes ! Le respect ça ne se gagne pas comme ça, mon p'tit père...
    Me rappelant la douleur de la première, sa seconde claque me secoue tout le crâne comme si je me prenais tous les meubles de l'atelier dans la gueule. J'ai à peine le temps de m'en remettre que ses doigts enserrent ma gorge, me coupant brusquement le souffle que je cherche désespérément à retrouver dans un râle rauque. Il me serre si fort, il va m'arracher la tête ! Arrête, Youri, arrête ! Ne fais pas ça, je t'en supplie ! Reprends-toi !

    Il me libère soudain et l'oxygène me revient. Durant quelques secondes, me vue se trouble à nouveau. J'ai du mal à respirer et je tousse.
    Mais t'es malade !!! Nom de Dieu, mais c'est qu'il a vraiment envie de me tuer... Mais qu'est-ce que je t'ai fait, bordel ?! Pourquoi est-ce que tu t'acharnes sur moi ?
    T'as gâché ma vie, j'ai gâché la tienne, j'estime qu'on est quittes...

    Lorsqu'il se rattrape à l'accoudoir de ma chaise, je me redresse, j'ai presque le réflexe de l'aider... Qu'est-ce que je suis con.
    Il tremble, et lutte contre une étrange faiblesse qui l'envahit. Que se passe-t-il ?
    Je l'observe changer de pièce et revenir avec une jeune femme ligotée, à ma plus grande surprise. Mais qu'est-ce que tu fous ?!
    Il se sert d'elle comme d'un simple casse-croûte sans importance, le geste est violent, douloureux, et elle ne fait que gémir à travers son baillon, sans pouvoir se défendre.

    Tu n'es plus celui que j'ai connu.
    Toujours aussi impulsif, tu manques toujours d'affection et de reconnaissance. Mais jusqu'à cette nuit je ne t'aurais pas cru capable de tuer. Que ce soit cette fille ensanglantée, que tu viens de balancer comme un sac de patates... ou bien ton propre frère.


    - Youri... putain, t'es devenu un monstre !


    Et tout ça... c'est à cause de moi...

    Je croise le regard désespéré de la jeune fille. Elle tremble, elle souffre, elle sait qu'elle va mourir mais elle n'est pas résignée à son sort, elle n'attend que le moment de fuir, même si elle sait qu'elle ne s'en sortira pas. Lutter... jusqu'à la fin. Il faut que je fasse la même chose.
    Tu veux m'entendre hurler, je ne te ferai pas ce plaisir. Tu veux me voir crever, c'est moi qui planterai un pieu dans ton coeur ! J'ai pas envie de mourir, et surtout de ta main !

    Qu'est-ce que M'man penserait de tout ça, hein ?!

    Je tire toujours sur mes liens de métal en espérant ronger ma peau pour laisser filer ma main. Et si jamais j'y arrive, qu'est-ce que je ferai ensuite ?
    A défaut d'avoir le temps de libérer l'autre avant qu'il n'intervienne, je lui crèverai les yeux. Approche encore ton visage du mien, et je te mords ! Tu n'es plus Youri Egonov, je n'ai donc pas à hésiter, à me sentir coupable de quoi que ce soit. Si tu veux me tuer... Je te tuerai avant. Vampire ou pas.
    Plus de sentiments trompeurs ! Tu n'en auras jamais pour moi. Tu me hais tellement, t'as dû me tuer cent fois dans tes rêves... Et moi j'ai parfois rêvé que tu me tuais. Car à une époque... c'est ce que j'aurai souhaité.

    Voilà où nous en sommes, Youri... C'était écrit, tu devais me buter. Ben vas-y, qu'est-ce que t'attend, gamin ?! T'as pas le courage de t'en prendre à quelqu'un qui ne peut pas se défendre, hein ? Oh comme c'est touchant. Tu as donc un minimum de sens moral, tu hésites à tuer ton frangin préféré bien plus faible que toi.
    Si tu me crèves je reviendrai te hanter, et ta conscience te tourmentera, toi aussi, tu verras. Tu n'auras jamais de répit, les Egonov n'ont jamais eu de répit, personne n'échappera à la malédiction, mon frère ! Nous sommes maudits !

    Tu veux paraître fort, mais tu es toujours aussi faible, je te sens trembler. Pas besoin de te connaître pour savoir que tu vas craquer et péter les plombs... davantage. Tu vas finir par me tuer d'un coup sec, parce que tu ne sais pas te contrôler, tu n'as que des réactions primaires. Tu caches ta hargne sous cette nouvelle condition, mais la hargne cache aussi quelque chose... Quelque chose que je n'ai jamais pu entrevoir pour t'aider, à l'époque où j'en avais envie.

    Tes faiblesses.
    Je sais qu'elles ont toujours été là. Ta souffrance se diffusait tout autour de toi et je la ressentai comme si je la vivais. Tu es lisible, mon frère, je sais quand tu as mal...


    Laisse-la partir ! S'il te plaît...

    T'as tout le sang qu'il te faut, là ! Prends le mien, laisse-la partir...
    Tu n'as donc plus rien d'humain ? Je ne peux pas le croire. Que tu m'en veuilles, je peux comprendre, mais elle... elle n'a rien à voir avec tout ça. Je t'en prie...
    J'en peux plus de cette culpabilité, elle me ronge depuis bien trop longtemps. Je ne veux pas un nouveau cas sur la conscience, c'est peut-être égoïste ce que je dis là, mais après tout... j'ai le droit de penser à ma pomme, moi aussi. Depuis tout ce temps je ne fais que survivre en cohabitant avec cette conscience. L'instinct de survie pousse à un état d'esprit étrange et je crois que je suis en train d'y plonger...

    Je ne veux pas crever, mais je ne veux pas vivre en pensant que cette fille a été tuée à cause de moi. J'aurai beau me persuader que c'est de la main de Youri qu'elle mourra probablement, la faute me reviendra toujours, c'est inévitable.


    Mon cauchemar hante plus que mes journées puisqu'il est finalement là devant moi. Je suis en train de le vivre... Et je n'ai probablement encore rien vu. Qui sait ce dont il est capable ? Pas moi en tout cas.
    Je ne le connaissais déjà pas beaucoup... Voilà qu'aujourd'hui il est un inconnu.
    Si j'oublie qui il était pour moi, peut-être que j'aurais moins mal... Finalement il n'est qu'un tortionnaire banal, non ?
    Tu rêves Egonov. Tu ne croiras jamais à ce que tu penses là. Depuis quand t'écoutes tes conseils ? Pauvre idiot... Tout ça c'est de ta faute ! Tout, oui, tout ! Si t'étais pas né, t'aurais pas fait tant de mal !
    Tais-toi, tu penses n'importe quoi, c'est pas comme ça que je vais arriver à survivre.
    Survivre pour quoi faire ? Que dalle ! Porter ton fardeau quelques mois - voire jours - de plus, jusqu'à ce qu'un autre timbré te tombe dessus et te fasse la peau ? Ca vaut pas le coup, crois-moi...


    Je relève les yeux vers Youri. Le sang dégouline le long de sa gorge. Sale gosse, ta mère t'a pas appris à bouffer proprement ? Oh zut alors... C'est vrai que c'est moi qui t'ai appris à te servir de tes couverts. Merde. Faut croire que j'ai vraiment tout foiré avec toi.
    Où en étions-nous ? Ah oui c'est vrai... J'ai pas réussi à t'embobiner. Tant pis, j'ai le mérite d'avoir essayé.
    J'ai retrouvé mes esprits et je lui adresse un regard froid, impassible. Ce qu'il veut, c'est que je tremble et que j'aie peur de lui. Il faut que je lui fasse croire que ce n'est pas le cas... Je crois que c'est perdu d'avance.
    D'un calme olympien, je reprends la parole.


    - François est mort.


    Lui au moins, c'est sûr ! Enfin... je crois.
    Oui, le responsable de nos plus grandes souffrances physiques est mort. Ca c'est fait... Il ne reste plus qu'à nous entretuer, tous les deux, et tous nos problèmes seront réglés. Dis, dis, dis, je peux te tuer, moi aussi ?
    En dire plus au sujet de François est bien superflu. Il nous a fait assez de mal comme ça, autant l'oublier définitivement. Du moins pour ma part... je veux oublier. J'ai oublié une grande partie de ma haine pour toi, Youri... si t'en faisais autant, j'avoue que ça m'arrangerait.

    Qu'est-ce que tu vas me faire, maintenant, hein ? Penses-tu qu'il reste quelque chose à torturer chez moi ? Si tu arrives à innover, je t'applaudis. Le corps je dirais presque que je m'en fous... Ca m'empêchera pas d'avoir mal, mais j'en ai rien à faire. La douleur physique est bien insignifiante en comparaison au jour où Ed m'a demandé de le tuer, et où je l'ai abandonné...

    Edwin... trouve-moi, je t'en prie... J'ai besoin de toi...

    L'angoisse remonte et je sens mon coeur se serrer.
    Youri, arrête ton cirque, détache-moi... Laisse-moi plonger dans des rêves plus beaux.
    Epargne-moi, j'veux pas crever.


    - Laisse-moi partir... Je t'en prie...


    Vas-y, jubile... Profites-en bien. Tu n'entendras pas ça deux fois.
    Je regarde à présent mon frère sans aucune haine au fond des yeux. Il n'y trouvera qu'à son probable regret de la sincérité et une lueur d'espoir.




    :: 26 mois plus tôt ::




    Quelle sale gueule dans le miroir... Je ne me suis pas rasé depuis des semaines. J'ai des poches sombres sous les yeux, un teint livide... Et encore, s'il n'y avait que ça... Les marques de coups ressortent très bien. Ma pommette gauche commence à prendre des couleurs. Mon nez a bien ramassé lui aussi.
    Je crois qu'on a rarement cogné aussi fort. La violence gratuite, qu'est-ce que ça fait du bien... Si seulement on avait pu prévoir ce qui en découlerait...
    Cette fois ça y est, les sanglots m'échappent. Je ferme les yeux un instant, espérant que ça me calme. En vain. Le désespoir déforme mon visage. Je relève les paupières pour regarder mes mains recouvertes de sang, qui trempent sous un jet d'eau froide. Mes bras se mettent à trembler. Les larmes s'coulent sur mon visage égratigné de parts en parts.

    Ca y est... je touche le fond.
    Le sol n'est pas confortable. J'y glisse tout doucement et me planque entre le lavabo et le placard de la salle de bains. Le sang sur mes mains ne veut pas s'en aller. Il recouvre aussi mon pantalon, ma chemise, ma gorge, et sur les carrelettes blanches mes pas ont imprimé des marques rouges. Tout est repeint du sang de Youri.
    Je serre mes genoux dans le creux de mes bras et y plonge la tête pour étouffer le son du désespoir qui jaillit brusquement de ma gorge de temps à autre.
    La porte s'ouvre et mon cousin m'observe en silence, avant de venir s'asseoir par terre près de moi, et poser sa main sur mon épaule. Mes yeux rougis dpassent du périmètre protecteur de mes bras, mais n'osent rencontrer les siens, de peur d'y lire une affreuse nouvelle.


    - Miroslaw... dis-moi qu'il est encore en vie...

    - Ton frère est en vie, Mihaïl. Mais j'ignore encore l'étendue des dégâts.


    Mes doigts serrent les siens.

    Le coup de feu a résonné entre les containers au beau milieu du port. Subitement, j'ai retenu mon souffle. J'ai cru que j'étais touché... et puis Youri s'est écroulé. Je me suis retourné en hurlant son prénom, la voix tremblante. Je n'ai pas cherché à savoir s'il respirait encore ou s'il était mort sur le coup. Je l'ai soulevé, balancé sur mon épaule, et j'ai courru le plus vite possible. par miracle, j'ai semé nos poursuivants, je me demande bien comment.
    Une heure plus tard, Miro et l'un de ses proches amis sont arrivés au lieu de rendez-vous. Durant tout ce temps, j'ai comprimé la plaie de Youri avec ma chemise et je l'ai écouté délirer. Il me demandait de ne pas l'abandonner... Je lui ai juré que je ne le ferai jamais.


    Quelques heures plus tard.

    Youri est éveillé, enfin. Je l'entends hurler, là, juste de l'autre côté de cette porte. Oh punaise... Comment lui dire ce que le médecin vient de m'apprendre...
    Je finis par entrer, et m'asseoir à côté de lui, par terre.


    - Youri...


    Je ne sais pas trop quel genre de regard je dois poser sur lui. S'il se doit empli de pitié ou de haine... L'indifférence, c'est le meilleur choix je crois. Je me sculpte une expression dans la pierre et m'y accroche.
    Petit con... J'ai encore envie de t'en balancer plein la gueule. Mais dès ce jour, j'ai comme l'impression que ça me posera un cas de conscience de te frapper. Va falloir que je me défende autrement contre toi.
    Mais tu auras le droit de te défouler... Je crois que c'est à peu près tout ce qui te reste. Inévitablement, je suis prêt à te tendre l'autre joue.
    De la haine et de la pitié... C'est bien ce que j'épprouve pour toi. Comment veux-tu que je contrôle ça... Je n'y arrive pas. Ca me passera sans doute, il me faut juste éviter ton regard...
    Je détourne la tête et lui annonce froidement, comme indifférent, loin de ces sentiments que je préfère lui dissimuler autant que possible :


    - Comme tu peux le constater... Tu ne marcheras plus. L'ami de Miro a fait de son mieux, t'es encore en vie, c'est déjà ça...


    Mais quelle vie...
    Si j'étais toi, je me tirerai une balle dans la tête tout de suite. Mais t'es pas moi, t'es plus fort que moi... T'auras le cran d'affronter l'attente qui te rongera. J'ignore si j'aurais celui de m'occuper de toi, car c'est ce qui va se passer, bien entendu...
    Oh tu sais, gamin, ça ne m'enchante pas plus que toi, loin de là...

    Le costume d'infirmière sexy ne me va pas.

    _________________

    Youri Egonov


    Tu es devenu mon obsession, mon Frère. Oui, bien sûr, tu l'étais déjà lorsque j'étais encore en vie. On pourrait dire que nous étions notre obsession mutuelle. J'ai souvent tenté de la faire taire ma putain de jalousie envers toi. Mais c'était plus fort que moi, quand je voyais le regard que Maman posait sur toi, la fierté dans ses yeux, ça hurlait dans mes tripes, ça voulait sortir, saccager, dévaster.

    Pourquoi crois-tu que je suis devenu Youri l'égoïste, Youri l'Insensible, Youri l'immoral, Youri l'opportuniste ? Parce que comme ça, au moins, j'avais une part d'attention sur moi, même si c'était des sentiments négatifs, même si quelquefois je détestais voir la déception dans son regard, c'était toujours mieux que l'indifférence.

    Et puis j'ai gaché ta vie encore plus qu'elle ne l'était déjà. Je sais que tu ne me croirais pas, mais je n'en ai jamais eu l'intention. Je ne savais tout simplement plus vers qui me tourner, ce jour-là j'ai pris conscience de l'immensité de ma solitude. Toi et Maman vous étiez mes seuls points d'ancrage dans un sens et quand elle est morte mon rafiot a coulé corps et biens.

    Je me déteste à douter comme ça, à remettre en cause ma décision, à atermoyer pitoyablement. Tu le voulais, Youri ! Tu voulais qu'il soit à ta botte, qu'il souffre et qu'il crève ! Que tu sois enfin libre. Mais au fond je sais que je ne serai jamais libre.

    Et me voilà ici dans ce foutu atelier pourri à serrer mes mains froides autour du cou de mon obsession. Je ne dois pas m'énerver à ce point, bordel ! Je ne dois pas le laisser m'atteindre ! Il ne peut plus m'atteindre !

    Me retrouver faible devant lui, qu'il voit que, malgré le vampire, au fond, je reste une larve paralysée, c'est au-dessus de mes forces. Je ne sais même pas pourquoi je fais venir la fille au milieu de la pièce. Pourquoi je tiens tant à ce qu'il me voit la mordre. Pour qu'il réalise ma puissance ? Pour qu'il se rende compte que je ne suis plus le faible petit Youri ? Tu parles, au fond de moi, je suis toujours un nul et le réaliser me met encore plus en colère. J'ai toujours eu ce putain de sentiment d'infériorité face à lui, mais je n'imaginais pas que j'éprouverais encore cette brûlure au fond de moi.

    Sa réflexion étonnée vient du coeur et je lui renvoie un sourire mauvais. N'est-ce pas ce que j'ai toujours été ? Un monstre ? L'éternel mouton noir ?

    En devenant un suceur de sang à moitié paralysé, j'ai renoncé à éprouver de la culpabilité pour le sang que je vole chaque nuit. Sinon, autant m'offrir au soleil tout de suite ! Vois-tu, il m'en faut beaucoup, bien plus que la majorité des autres néo-nates d'après ce que j'ai compris. Alors, je ne peux pas me permettre de regarder cette fille et d'y voir autre chose qu'un sac de sang. C'est comme ça, c'est tout ! Tant pis pour elle, tant pis pour toi, tant pis pour moi ! Je survivrai, mon égoïsme m'interdit de renoncer, tu te souviens ?

    Mihaïl tente toujours de se libérer et je viens ricaner au-dessus de lui comme un oiseau de mauvaise augure. Je ne sais pas à quoi je ressemble à cette seconde, mais mes yeux sont brûlants, la rage coule encore aveuglément dans mes veines, je m'y accroche désespérément, je ne sais pas quoi faire d'autre.

    La voix tendue, crispée, je lui sussurre à l'oreille :

    " Je suis le monstre que tu as fait de moi, Mihaïl... Ne fais pas ton dégouté... Ton cher Edwin est un vampire végétarien, peut-être ? Ou alors, tu ne l'as jamais vu se nourrir... "

    Mon rire sonne creux, macabre, sans joie. Mais ai-je encore la capacité d'éprouver un quelconque sentiment positif? Je lutte déjà chaque jour pour ne pas perdre le peu qu'il reste de ma santé mentale. Pour ne pas basculer totalement.

    Je m'éloigne de Mihaïl de quelques pas, lui tournant le dos quand ses paroles toutes simples me figent brusquement. François est mort ? Vraiment mort ? Ce salopard s'est dissipé en poussière ? Je ne sais pas ce que ça me fait. Je suis soulagé, déçu ? J'ai ce sentiment étrange en moi quand je parle avec d'autres néo-nates, quand je vois l'importance de leur Sire dans leur non-vie. Moi j'ai été conçu dans la haine, il ne m'a pas changé pour m'avoir à ses cotés mais pour me détruire mentalement et physiquement. Alors, j'ai ce vide en moi, toujours cette solitude, cette impression de ne pas exister, de n'être vraiment important pour personne.

    Exactement comme quand j'étais en vie. Je peux me leurrer, me mentir, tenter d'oublier, au fond, je suis toujours aussi paumé. Et ça me fait bien plus mal que tout le reste.

    Je sursaute en entendant Mihaïl me supplier, je me retourne pour le regarder dans les yeux, je ne sais ce qu'exprime mon regard mais ma voix est mauvaise quand je lui assène :

    " Pourtant, tu voulais que je te tue, non ? Tu ne te souviens pas ? Tu voulais faire de moi ton Assassin... Moi, je n'ai pas oublié... Je n'ai rien oublié... "

    Ma voix se brise un peu et je caresse sa joue d'un geste presque tendre avant d'y tracer une ligne de sang du bout des ongles. Je me souviens, tu sais, de la manière dont tu m'as tranquillement annoncé que je ne marcherai plus jamais. Sans aucune émotion, j'ai toujours pensé que ça t'avais rendu heureux. Le petit salopard de Youri avait enfin ce qu'il avait toujours mérité n'est-ce pas ? Ca te prouvait qu'il y avait une justice divine quelque part ?

    " Tu as changé d'avis ? Monsieur Mihaïl a trouvé le bonheur peut-être ? Tu es heureux ici ? Réponds-moi bordel... "

    15 mois plus tôt


    Il n'est pas revenu depuis plusieurs jours. Je flotte dans des limbes improbables, j'entends des voix maintenant, quand le silence rêgne dans ce putain de tunnel sombre. Mihaïl, Maman, ils viennent me parler les uns après les autres.

    * Youri, Youri, tu as enfin ce que tu mérites. Tu payes pour ton égoïsme, pour avoir gâché ma vie et celle de tous les gens que tu as approché. Tu n'es qu'une sale petite merde ambulante, je suis enfin libéré de toi... *

    * Mon Fils, tu m'as tellement déçue, j'avais placé tant d'espoirs en toi. Mais tu n'as jamais été capable que de me décevoir, toujours. Je suis morte en partie par ta faute, je n'avais plus la force de lutter, tu as détruit notre famille...*

    Je n'arrive qu'à bredouiller des négations sans sens, je voudrais me boucher les oreilles mais mes mains sont liées par ces foutues cordes. Le dernier passage de François a été dévastateur, je n'ai pas encore cicatrisé, je suis nu, ma chair entaillée de partout, le bassin brisé encore une fois, il s'amuse beaucoup à m'humilier encore plus. Il m'oblige à le supplier pour qu'il consente à m'offrir du sang pour guérir mes plaies. Et je le fais, larve que je suis, parce que mon corps hurle sa douleur, je l'ai même pris dans ma bouche, il m'a obligé, ricanant au-dessus de moi, ses mains froides dans mes cheveux sales, appuyant sur ma tête pour me souiller plus encore.

    Je sursaute en entendant le bruit lointain de son arrivée, je connais intimement tous les sons de cet endroit, je sais que nous sommes sous terre, que cette pièce sale deviendra surement mon tombeau. Je tremble en l'entendant arriver, pas seulement de peur, je me déteste mais quand il se pointe ça signifie aussi qu'il va m'aider à cicatriser. Avant de me détruire encore et encore.

    Le voilà devant moi, relevant mon visage en agrippant mes cheveux d'un geste brutal, il sourit tout le temps. Je hais ce sourire, tout ce qu'il m'a obligé à faire, je voudrais avoir la force de le tuer et je me trouve encore plus méprisable de ne pas y arriver.

    " Mon cher petit Youri, ce soir sera notre dernière rencontre... Tu vas agoniser lentement ici, tu sais ce qu'il arrive à un vampire qui n'a pas de sang à boire ? Il se déssèche petit à petit, mais sans mourir, il devient juste une momie racornie et sèche.C'est ce qui t'attends, c'est exactement ce que tu mérites... Mais d'abord, il faut que tu reprennes un peu de forces. Je ne voudrais pas que ça aille trop vite. "

    Il entaille son poignet, le presse sur ma bouche et je bois avec avidité, son sang est puissant, je le sais. C'est rare qu'il me le fasse boire, il ne veut jamais que je cicatrise trop vite. Mais là, mon corps martyrisé guérit, la douleur me quitte enfin et je ne peux m'empêcher d'éprouver un absurde sentiment de reconnaissance. Non, bordel ! Ce salaud serait trop content !

    Il resserre les cordes sur mes poignets et sur mes jambes avant de se pencher à nouveau vers moi, me fourrant sa langue visqueuse dans la bouche, ses crocs entaillant ma langue. Je ne peux même pas me dégager, arrête ça, ordure !

    " Voilà mon baiser d'adieu Youri. Ton frère et moi nous partons dans un endroit où nous pourrons être pleinement heureux. En Angleterre, à Vampire's Kingdom, là où mes congénères sont rois. Ne t'en fais pas, Mihaïl est heureux désormais, je le rends heureux, il faut dire qu'être débarrassé de toi l'a vraiment soulagé, mais tu t'en doutes n'est-ce pas ? Adieu, sèche bien mon petit. Il se peut que d'ici quelques années quelqu'un te découvre mais ça reste improbable, personne ne passe jamais par ici... "

    Et voilà, il est parti. La peur m'étreint le coeur, je ne veux pas finir comme il me l'a décrit, je ne veux pas me déssécher et rester conscient ! De stupides larmes rouges s'écoulent sur mes joues, non, je ne veux pas chialer ! Je dois me tirer de là !

    Mais déjà la torpeur matinale m'emporte, je me laisse sombrer dans l'inconscience avec joie. Même si je cauchemarde aussi pendant mon repos diurne.

    Le soir en m'éveillant, j'ai pris ma décision, il faut que je me sorte de là, je ne sais pas encore comment mais il le faut. Et je dois le faire pendant que je suis encore en forme.

    Je secoue la chaise dans tous les sens, m'énervant, grognant, et je finis par basculer sur le coté. Le choc est rude mais je m'en fous, je dois m'accrocher. Je me désarticule pour baisser suffisamment mon visage pour atteindre les cordes qui lient mes bras et je commence à ronger, comme un putain d'animal, je me sers de mes crocs pour entamer les fibres. A la fin de la nuit, je peux bouger un peu le bras gauche mais les cordes sont épaisses. Je n'arrive à libérer mes bras qu'après trois nuits passées à ronger, la bouche en sang, le corps tremblant à cause de la Soif qui commence à me torturer.

    Je suis libéré de cette putain de chaise, enfin ! Ce qui ne veut pas dire que je sois libre, loin de là. Mes jambes ne bougent plus, bien entendu, j'ai compris déjà que le sang les anime. Alors, je n'ai pas le choix, je rampe sur mes bras, nu, sale, mes cheveux emmêlés cachant mon regard fou.

    Je mets quatre nuits à atteindre la sortie, en dévorant avec gourmandise les rats que j'arrive à attraper. Mes pensées ne sont plus que chaos, une seule chose me pousse à continuer, à ne pas me laisser sombrer, vous m'avez voulu mort, mais je vais tous vous crever. Mihaïl, Mihaïl, tu vas payer ! C'est ma seule pensée qui ne soit pas totalement dingue, autrement j'ai des visions, je vois le cadavre de Maman me chasser, je vois nos frère tous morts, exsangues et c'est moi qui les ai tués.

    J'émerge du tunnel pour m'écrouler dans les ruines d'un quartier pourri, je sais que je ne dois pas rester là mais je n'ai plus de force et je me tourne sur le dos, heureux de revoir le ciel piqueté d'étoiles.

    C'est une haleine avinée qui me tire de ma semi-torpeur, le clochard se penche sur moi et je ne suis plus qu'instinct, mes crocs déchirent sa gorge, son sang pourri est une bénédiction pour mes veines asséchées. Je vais vivre ! Je ne vais pas crever !

    _________________

    Mihaïl Egonov


    Nom de Dieu... Youri... j'en reviens pas qu'on en soit arrivés là. A rêver tous les deux qu'on nous achève, chacun notre tour, qu'on nous reprenne le peu que la vie nous a offert... parce que sans tes jambes et ta fierté, sans ma passion et mes repères, nous n'étions rien...
    Ca aurait été tellement plus simple de nous entretuer, à l'époque. On aurait pu le faire, il aurait suffi de partager à nouveau une bouteille de vodka, comme au bon vieux temps, et c'en était fini de nous. On aurait fini par prendre le fusil de Papa et jouer à la roulette russe pour décider de qui mourrait en premier.
    Ca... c'était avant. Bien avant. Maintenant c'est nettement plus compliqué... Comme si la haine ne suffisait pas ! Je lis bien pire dans tes yeux en ce moment.

    Je te jure que si j'avais les mains libres je t'en collerai une avant de te serrer dans mes bras. Pour après t'en coller une à nouveau... et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on s'en lasse...
    Et pourquoi ? Ben j'en sais fichtrement rien. Ce que je ressens pour toi, finalement, je ne parviens pas à le définir.

    La brise s'infiltre toujours dans l'atelier et engourdit mes doigts, mes jambes.
    Sa présence y est pour beaucoup aussi. Il ricane, et ce froid polaire qui se dégage de lui me hérisse le poil quand il glisse sa voix dans mon oreille.
    Qu'est-ce qu'Edwin a à voir dans cette histoire ? Quand tu prononces son nom, ça m'énerve, et j'enrage d'être attaché là, impuissant... Si tu oses t'en prendre à lui, je te jure que je te détruis !

    Edwin... Non, Edwin est différent des autres. Vous ne vous ressemblez pas du tout. Edwin n'est pas vampire, il est tout ce qu'il y a de plus humain, et bien plus que moi d'ailleurs. Il n'a pas à demander pour se nourrir, je lui ai toujours offert mon sang de ma propre initiative.
    Mais je refuse de te parler de lui. Mon Masque n'est pas assez solide et je me sens déjà trahi par mes émotions quand tu parles de lui. Je refuse que tu saches qu'il est la seule chose qui compte pour moi en ce monde, tu serais bien trop content d'avoir un moyen de pression sur moi... Mais ton esprit tordu l'a sûrement déjà envisagé.

    Fou... Tu es devenu fou.
    Mais étais-tu réellement sain d'esprit auparavant ? Et moi-même ?

    Lorsqu'il dépose sa main glacée sur ma joue, je ne saisis pas trop si mon sursaut est dû au froid... ou bien à un nouveau souffle. Mes yeux questionnent les siens. Je crois que je suis complètement perdu, je ne comprends plus rien.
    Sa griffe perce ma peau. Une goutte de sang glisse le long de ma joue. Mais je n'ai pas été indifférent à ce court instant de tendresse. Il me perturbe d'autant plus, à vrai dire... Mais pourquoi ?!
    On se déteste, ça devrait être simple, non ?
    Bien sûr que non... C'est bien plus complexe que ça.

    Oh tu sais, j'ai rien oublié non plus... J'ai même une excellente mémoire. Je peux même me souvenir du goût de ce réveil à l'hôpital où on m'a emmené. Cette nuit, je ne l'oublierai jamais. Et tout ce que j'ai envie d'en dire pour l'instant se traduit par un grognement presque incompréhensible. J'enchaine en détournant le sujet :


    - Au fond, toi aussi t'aurais bien voulu que je te tue, pas vrai ? C'est pour ça que tu me poussais à bout, à Paris ! Tu crois que je ne l'avais pas compris ?


    Quand à être heureux... Comment savoir... Oui, peut-être bien que j'ai trouvé le bonheur ici. Disons que j'ai un peu de mal à l'accepter, vois-tu... Au fond je ne sais même pas ce que c'est, c'est tellement vague.


    - Heureux... Ca se pourrait.


    Le bonheur.
    Et si en fin de compte... je l'avais déjà connu ?



    :: Dix-neuf ans plus tôt ::




    Salauds.
    Je vous déteste. D'ailleurs c'est simple, en dehors de ma famille je déteste tout le monde.

    Le dos de ma main bloque l'écoulement du sang qui s'échappe de ma narine droite, et j'ai du mal à respirer, j'ai mal aux côtes. Oui, je me suis fait tabasser, et alors ?!
    Pourquoi ? Pff... M'en fous.
    Non, je sais même pas pourquoi. Des mecs de mon quartier à qui ma tête ne revenait pas.
    J'ai eu la bonne idée de sortir de chez moi, aujourd'hui. D'habitude j'y reste enfermé, ou bien je vais aider mes parents au boulot. Je ne rentre de Moscou qu'une fois par mois, et rester seul à la maison en attendant le retour de ma famille me fait beaucoup de bien. Enfin seul, loin de toute cette agitation, loin de cet internat bruyant...
    Le mois a été difficile, j'ai tellement étudié et joué que j'en ai très peu dormi. Il est 23h et je viens de me réveiller d'une longue sieste. Mes parents ont emmené Youri et Alexeï avec eux au travail. Je vais les rejoindre, on a prévu d'aller faire un tour en ville tous ensemble, et pourquoi pas manger un bout... A cette heure-là, je sais très bien qu'ils n'ont pas fini de bosser, et pas encore mangé, donc je ne me presse pas pour y aller.

    Sur le chemin j'ai rencontré des voisins, anciens amis d'enfance qui aujourd'hui ne peuvent plus me blairer. Pourquoi ? Parce que moi, j'ai un avenir, j'ai un don, et ça ils ne le supportent pas. Ils m'ont tapé dessus par jalousie, en trouvant des excuses qui ne tiennent pas debout. Ah ouais, j'me la pète ? N'importe quoi ! J'en parle jamais, et surtout pas avec eux, cet univers-là, cette passion, je la garde pour moi, je ne la partage pas.
    En plus ils étaient costauds, ces connards... et moi j'ai la carrure d'un cure-dents, une bourrasque de vent peut me renverser d'une minute à l'autre.

    J'entre silencieusement dans le Dimitrov Bar et me glisse dans les cuisines. Ma mère court dans tous les sens en gesticulant et hurlant pour s'adresser à ses collègues dans le brouhaha ambiant. J'ai l'immense privilège de me trouver dans son champ d'action et elle me consacre une demi-seconde de son temps, passant une main affectueuse dans mes cheveux. Pas le temps, pas le temps ! Oui je sais. Mais Maman... t'as même pas vu l'état dans lequel je suis. Mon sweat est taché, mon nez pisse le sang...

    Pff... Bon ben je vais me débrouiller tout seul, hein... Comme d'hab. J'attrape une serviette en papier et je fous du sang partout, c'est dégueu, j'essaye de nettoyer mais un serveur me bouscule et c'est la cata, je renverse sur le plan de travail une bouteille de vodka mal refermée. L'odeur me monte au nez et je tousse bruyamment. Une main agrippe mon col et me tire en arrière, c'est le patron de ma mère. Il m'engueule, il en a marre de voir trainer ici les "morpions Egonov". Dimitrov m'abandonne là et se dirige vers ma mère pour lui dire la même chose. Le ton monte, on a l'habitude. Il s'en fiche qu'elle soit enceinte d'un quatrième gosse, il ne la ménage pas. Il la plante au milieu du bar, parmi les clients, en lui lançant d'un ton acide qu'il vaudrait mieux pour sa place de serveuse que son fichu morveux arrête de rêver de musique et se mette à bosser pour payer une baby-sitter. Ce à quoi ma mère rétorque que s'il lui payait ses heures supplémentaires, ses morveux ne traineraient pas dans le bar jusqu'à pas d'heure. Dimitrov fait volte-face en la traitant de lapine en chaleur devant les clients. Soit disant, elle ne serait bonne qu'à se reproduire.
    Elle lui envoie un cocktail à la figure et quelques clientes applaudissent chaleureusement.
    Maman, 1. Dimitrov, 0. Ouais vas-y M'man, j'ai pas de pompons à secouer, mais je suis avec toi ! Ayana ! Ayana !
    C'est ma Maman à moi, ça. Une pêche d'enfer, une répartie à toute épreuve, et une violence d'une rare élégance.


    Un quart d'heure plus tard, en face du bar, Maman et moi sommes assis sur un banc gelé et fixons la nuit étoilée en silence. Maman se penche vers moi, ouvre son sac à main et en sort un mouchoir pour nettoyer le sang séché sur mon visage. Elle grogne et insulte son ex-patron de tous les noms. Cette enflure vient de la virer, sans même la payer.
    Et moi j'suis pas un "morveux", d'abord ! Je suis un futur grand artiste ! Et toi, Maman... t'es pas ce qu'il a dit. Ne va surtout pas le croire. T'es la plus géniale des mères, et tu fais tout pour qu'on soit heureux... Tu es mon héroïne, et j'aimerai tant avoir autant de courage que toi.
    Je ne t'échangerais pour rien au monde, ça c'est sûr. Plus tard, quand je le pourrais, je te rendrai tout ce que tu m'as donné, je ferai en sorte que tu ne manques de rien. Je t'aime, Ayana, je t'aime plus que tout. Je m'en fous de ne pas savoir me battre, de ne pas être comme les autres... Tu m'aimes comme je suis, alors je ne changerai jamais. Et je te rendrai encore plus fière de moi que tu ne l'es aujourd'hui, je prouverai à la Russie toute entière qu'un Egonov peut toucher les étoiles... Je ferai ça pour voir ce sourire sur tes lèvres s'agrandir davantage quand tu me regardes.

    Je pose ma main sur son ventre rond et, par le plus grand des hasards, le dernier petit Egonov donne un coup à ce moment-là. Dernier... Ou dernière, qui sait ?
    Elle dépose sa main sur la mienne, puis me caresse les cheveux.


    - Ne t'inquiètes pas, Mil... Je vais retrouver du travail. La lapine en chaleur a plus d'un tour dans son sac...

    - Si je dois abandonner le conservatoire pour travailler... Dis-le moi, M'man...

    - Surtout pas ! Je tiens à ce que tu y restes aussi longtemps qu'il le faudra. Je crois en toi, je sais que grâce à ça tu deviendras quelqu'un d'important... Ta réussite et ton bonheur, c'est tout ce qui compte à mes yeux. Le reste importe peu... On se débrouillera, tu verras. On y arrivera. Allez viens, mon Fils... On va chercher ton père et tes frères, puis on rentre chez nous, il se fait tard.


    J'acquièsce d'un coup de tête. Nous nous relevons. Elle relève le col de son manteau, passe son bras autour de mes épaules et m'entraine dans la rue, parmi les passants. Nous nous rendons dans un autre quartier, à une demie-heure de marche. Maman s'arrête toutes les dix minutes pour faire une pause. Sept mois de grossesse, ça n'est pas de tout repos.
    Papa travaille dans un bar, lui aussi. C'est d'ailleurs dans celui-là qu'il a rencontré ma mère. Il est pianiste. Il a du talent, il aurait pu être connu... Mais il n'a jamais pu sortir du lot. Faute de temps, d'ambition... et surtout d'argent. Il le regrette. C'est pour ça que mes parents tiennent tellement à ce que je devienne un artiste adulé. Ils veulent me voir poursuivre leur rêve, celui d'une autre vie, d'un peu de bonheur. Je crois d'ailleurs que c'est plus pour eux que je fais ça, plutôt que pour moi. S'ils ne me poussaient pas, je ne jouerais que pour moi. Je ne suis pas fait pour la scène, j'ai bien trop peur d'un quelconque public, mais pour eux je me surpasserai.

    Maman sourit lorsqu'elle aperçoit mon père. Ca fait treize ans qu'elle l'aime toujours aussi fort. Elle serre ses fils dans ses bras, et je récupère dans les miens le tout petit Alexeï qui tombe de sommeil et a tôt fait de s'endormir la tête sur mon épaule, sa tototte baveuse pendant au bout du cordon dans mon dos. Papa me taquine à propos de mon nez et ça me fait sourire.
    Il achève de ranger la salle et referme le couvercle du piano. La famille Egonov au complet quitte le bar enfumé pour disparaître dans la brume de Novossibirsk, heureux d'être ensemble, tout simplement... malgré tout.




    :: De nos jours ::



    Et le temps se fige dans le souffle glacé de l'espoir.
    Le bonheur n'est qu'une illusion éphémère.

    Deux ans plus tard, Ivan Egonov a sombré dans l'alcool et la déprime. Il s'est laissé mourir dans un parc enneigé, la bouteille à la main, reniant tous les principes admirables de sa personnalité... désolé de n'avoir pu faire en sorte que notre famille ne manque plus de rien. Il a perdu son boulot, sa tendre épouse a accouché d'un cinquième garçon, et on a refusé de lui verser cette année la bourse d'études qui permettait à son premier fils de s'épanouir au conservatoire de Moscou.
    Trois gouttes de vodka ont débordé du vase trop petit.

    Quinze ans plus tard, Ayana décède après de longs mois de souffrances dûs à un cancert du poumon. Elle a tant lutté, elle n'avait plus de vie... Elle a cessé la résistance. Ses derniers mots ont été pour moi, qui n'étais pas présent auprès d'elle ce jour-là. Parce que je sentais venir sa fin et la mienne, parce que je ne supportais plus d'être confronté à son désespoir qui m'entrainait dans un trou noir, je me contentais de lui écrire des lettres et passais mon temps à travailler tandis que mes frères lui tenaient compagnie.
    La vie est mal faite... et depuis son décès je me sens comme le déchet le plus puant de l'univers.
    Mais Tu ne m'as jamais quitté... Si tous mes cauchemars ont été pour Youri, je t'ai consacré mes plus beaux rêves, et à chaque fois que la fin s'est fait sentir proche, tu étais toujours avec moi, là dans mon coeur. Tu m'accompagneras toute ma vie, ma Mère, et si je n'ai pas peur de la mort, c'est parce que je sais que je t'y retrouverai. La Faucheuse te ressemble, je l'ai déjà tant croisée, elle m'est familière.
    Ne m'abandonne jamais, Ayana...

    Dix-sept ans plus tard, Youri est assassiné par mon meilleur ami, sauvagement égorgé. La suite... Vous la connaissez, maintenant.

    Une nouvelle épreuve cette nuit... comme si je n'en avais déjà pas vécu assez. Elle sera certainement l'apothéose de mon histoire, qui s'arrêtera dans peu de temps d'après mon Frère !
    Je voudrais une mort superbe. Une mort digne de ce que j'aurais pu devenir. Pour que dans un autre monde, ma mère s'émerveille de mes douces pensées à son égard et voit le retour de son fils auprès d'elle comme la plus belle audition de conservatoire à laquelle elle aura assisté.

    Bam. Bam. Bam. Le rideau se lève. Le musicien fixe le maestro et n'attend plus que le premier geste d'ouverture.


    - Offre-le-moi donc, ce putain de sacrifice ! Qu'est-ce que t'attends ?! Que je crève de froid avant ?


    Et le Masque tremble, il s'émiette, mon unique arme et protection se disperse aux quatre vents. Il y a à peine un instant, je me serais défendu bec et ongles contre ce sentiment de désespoir, et contre toi. Maintenant je ne suis plus sûr de rien...
    Une larme vient diluer le sang sur ma joue, et je laisse tomber mon visage face au sol, las de tout et de rien, résigné comme un condamné sur l'échafaud s'apprêtant à recevoir le coup de grâce de son bourreau.
    Libère-moi de cette torture... Achève-moi maintenant, ou je le ferai tout seul ! Ta simple présence devant moi, cette éternelle haine dans ton regard, ce cauchemar qui se révèle réalité, tout ça me brise et va me détruire sans le moindre de tes gestes... Ca me fait douter de mon envie de continuer à vivre avec.
    Si tu ne disparais pas de ma vue, j'en perdrai la raison... Tue-moi ou bien dégage, mais reste pas planté là, morveux ! Et si tu dégages, rends-moi au moins ma veste.


    - T'as pas le cran, hein... Je le savais... Il est aussi faible que l'ancien, le Nouveau Youri.


    Et j'imagine qu'il est tout autant maléable. Vampire, intelligence supérieure, mon oeil ! Je sais très bien te manipuler, tu es lisible, mon Frère, et tu tombes toujours dans le panneau. C'est bien plus subtil qu'appuyer ta lame sur mon bras, tu vois j'ai fais des progrès !
    Fais ce que je te dis, c'est un ordre ! Et on n'en parle plus.

    Sous ta rage tremble ta faiblesse, ton obsession te ronge. Tu ne te débarrasseras jamais de moi, Youri, comme je n'ai jamais pu me débarrasser de toi ! Ca fait des années qu'on se parasite mutuellement, malgré la distance et la mort, à travers nos souvenirs écorchés.

    Qui est-ce que tu vas haïr quand je ne serai plus de ce monde ?

    Toi ?...
    C'est tout ce qu'il te restera.

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    MessageSujet: Re: 28 - Némésis.   28 - Némésis. EmptyDim 9 Jan - 16:38
    Youri Egonov


    Tu te souviens, Mihaïl ? Tu te souviens de Papa ? Sûrement. Pour ma part, c'est très difficile pour moi de me rappeler son visage. Quand je pense à lui, c'est plus quelques notes de piano qui flottent dans mon esprit. Et aussi sa joue rugueuse contre la mienne quelquefois, son odeur, toujours un peu alcoolisée, bien sûr.

    Mais au fond, celui qui m'a servi de père pendant toutes ces années où lui n'était plus là, c'est toi. Alors comment ça a pu dégénérer à ce point ?

    En fait, tout allait bien pendant une certaine période... Je travaillais même à l'école, une fois j'ai même rapporté un bon carnet... Et puis... Je ne sais pas comment, les choses ont empirées.

    Au collège, je crois... Tu ne me voyais presque plus, la fatigue sûrement ou la lassitude. Tu ne t'occupais plus de mes devoirs mais tu me demandais de surveiller ceux des petits. Le matin, avant de partir, tu me donnais le programme de la journée, ce que tu attendais de moi... Les corvées, les petits... J'ai même commencé à obéir. Pendant un temps, je suis devenu ta doublure quand tu travaillais, je m'occupais des autres, je prenais tout en charge, je faisais comme toi !

    Et pourtant, le soir quand tu rentrais, tu ne me voyais toujours pas... Jamais pendant cette période où j'ai fait bien docilement ce que tu attendais de moi je ne t'ai entendu me dire que tu étais fier de moi... Jamais tu n'as eu un mot pour me dire que je faisais ce qu'il fallait...

    Oh bien sûr, tu avais tes propres problèmes... Seulement, j'en avais besoin... Il t'aurait suffi de quelques mots, tu sais, même un regard... Mais tu ne l'as pas fait...

    Alors, peu à peu, je me suis rebellé. Pourquoi aurais-je continué à t'aider puisque tu ne me voyais pas ? Seule maman a cette époque avait eu quelques mots pour moi. Mais quand elle me parlait, c'était encore pour chanter tes louanges, comme je devais assister Mihaïl parce qu'il avait le coeur le plus généreux de la planète.

    Je n'ai plus rien foutu à l'école, pourquoi, pour qui ? Pour mon avenir ? Quel avenir ? Bosser dans une usine ou dans un abattoir jusqu'à ce que je sois trop abruti pour simplement espérer autre chose ? Je n'en voulais pas de ce futur-là.

    Et à partir du moment où j'ai commencé à tout abandonner, à me faire régulièrement foutre à la porte du collège, tu as commencé à me voir à nouveau. Soudainement, je n'étais plus invisible. J'avais droit à des cours de morale interminables chaque soir... A chaque nouvelle connerie, ça montait en puissance. Alors, j'ai continué, encore et encore, inlassablement.

    Je me suis mis à sécher les cours, j'ai trainé un peu partout dans Novossibirsk, j'ai fait des connaissances. Et ensuite, tout ce que je désirais vraiment c'était partir de là. Tes engueulades ne me touchaient plus, seul ce mépris dans tes yeux en était capable. Je crois que c'est à peu près à ce moment-là que j'ai commencé à te haïr. Parce que j'avais essayé, de toutes mes forces, mais que tu n'as jamais été foutu que de me faire des reproches.. Pourquoi j'aurais des efforts ? Puisqu'il n'y avait aucune différence ?

    Et pourquoi tout ça remonte à mon esprit alors que je suis là, dans cet atelier glacé, dans le but avoué de torturer et tuer mon frère ainé ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas tout simplement tout effacer ? Je n'en sais rien, il y a des choses qui ne s'effacent pas, des blessures qui ne cicatrisent jamais vraiment.

    Mais je n'avais pas prévu le déferlement de souvenirs qui ne cesse de parasiter ma colère envers toi. Je te hais, je te hais !!! De toutes les forces qui me restent !

    Et pourquoi faut-il que tu vises encore en plein coeur ? Paris, cet appartement..


    20 mois auparavant


    Il s'est encore cassé... Il est parti bosser, je crois... Quel jour on est déjà ? Mercredi, jeudi, vendredi ? Quel mois de l'année ? Je me marre tout seul en réalisant que je ne le sais même pas. Mais qu'est-ce que ça peut foutre ? Je ne sors quasiment pas.. Pas sans son aide bien entendu, on est au troisième étage et il n'y a ni ascenseur, ni rampe pour handicapés.

    Je cherche ma montre sur la table de nuit dans un geste purement automatique. L'heure, c'est pareil qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Il est 14 heures, j'ai encore dormi très longtemps... Enfin j'ai du m'endormir vers 6 heures je crois, parce qu'il n'était pas encore rentré ce soir. Ca doit bien faire trois jours que je ne l'ai pas vu. Il doit rentrer se changer exprès quand je pionce.

    Il m'abandonne ? Il va me laisser crever ici, lentement, en ne remplissant plus le frigo... Peut-être, je n'en sais rien, moi ce que je voudrais, c'est qu'il me finisse en une fois.

    Je pose une main sur le bras du fauteuil à coté de mon lit, allez, un effort, Youri ! Tu peux te lever.

    Je prends appui des deux bras pour soulever mon bassin et mes jambes mortes, mais je rate le fauteuil. Je m'étale lamentablement par terre et pendant quelques minutes, je lutte, les poings serrés, pour ne pas m'effondrer encore en larmes. Putain, je peux y arriver, je le peux.

    Je me traine jusqu'au fauteuil et réussit enfin à installer mon cul dessus. La sueur perle à mon front, mes mains sont moites, mon coeur se débat dans ma poitrine comme un putain d'oiseau affolé et il me faut quelques secondes pour reprendre mon souffle.

    Je pousse sur mes bras pour rouler hors de cette chambre qui ressemble plus à un placard et j'atterris dans le petit salon étriqué à peine éclairé par la lumière blafarde qui vient de la rue. Le salon, un minuscule coin-cuisine, juste un frigo et des plaques chauffantes. C'est là que je me dirige, mon fauteuil raclant les meubles sur son passage, il y a si peu de place ici. Je me fais péniblement chauffer un café. Il a forcément du passer puisqu'il y en a dans la cafetière.

    Je cherche sur la table mais il ne m'a laissé aucun mot.
    Forcément, nous ne nous adressons presque plus la parole depuis des mois à part pour nous engueuler. Je le soupçonne de se réjouir de me voir réduit à l'impuissance dans ce putain de fauteuil ! Et ma haine ne fait que monter, encore et encore. C'est tout ce que j'arrive à éprouver désormais, je le hais, je me hais, je hais tous ceux qui ont encore la simple possibilité de sortir pour respirer l'air du dehors.

    Mais il ne m'emmène jamais dehors, trop dangereux et puis je suis condamné à crever ici n'est-ce pas ? C'est mon seul univers depuis des mois et Mihaïl est la seule personne que je vois. Y'a de quoi devenir dingue, non ?

    Je bois mon café en regardant les gens passer dans la rue, le chien qui se soulage sur la poubelle, les deux amoureux qui s'embrassent, les ouvriers qui sifflent la jolie nana qui passe, les fesses moulées dans une petite jupe parfaitement ajustée. Ca monte, ça monte et je voudrais hurler, jamais plus je ne me sentirai aussi insouciant qu'eux, d'ailleurs l'ai-je seulement été un jour ? Insouciant ? Je ne sais pas, je ne sais plus...

    Mon bol se fracasse contre le coté du frigo, le reste de café se répand dessus puis coule lentement sur le sol. Le pot de confiture le rejoint bientôt et puis comme un hystérique, je commence à sortir les assiettes du placard, les envoyant se briser un peu partout. Qu'est-ce que ça peut foutre, cet appart est immonde, ça pue là-dedans ! Ca pue la mort !

    Quand j'ai vidé tout les placards, la vaisselle brisée se mélange à la nourriture répandue en un amas dégueulasse. J'ai un pot de farine à la main et je rigole comme un hystérique en la répandant partout. Si seulement ça pouvait être de la coke ! Putain, je voudrais juste pouvoir aller m'acheter un peu de came, de quoi faire une jolie overdose bien propre ! Mais même ça, tu ne le feras pas pour moi !

    Quand le coin-cuisine est entièrement dévasté, je passe à la chambre de mon cher frère. Pas de raison que lui soit épargné n'est-ce pas ? Il n'a pas grand-chose, sauf un truc auquel il tient, le radio-cd et les disques qui vont avec.

    Je balance le poste contre un mur et puis, un par un, je brise sa petite collection de cd, en riant nerveusement. J'en éparpille les morceaux dans la pièce avant d'arracher les couvertures du petit lit, briser les lattes dont j'utilise les morceaux pour éventrer les oreillers.

    Voilà, voilà ! Qu'est-ce qui reste debout dans ce putain d'appart ? Surement pas moi, je ne tiens pas sur mes jambes, je ne tiens plus... Qu'est-ce que je n'ai pas ravagé ? Ah oui la minuscule salle de bains.

    C'est là qu'il me retrouvera en rentrant des heures plus tard, je suis tombé du fauteuil en détruisant le miroir pour ne plus voir mon propre visage. J'ai ensuite tenté de me couper les veines avec des morceaux de miroir, mais je n'ai réussi qu'à m'infliger quelques coupures qui ne m'ont pas tué. Mon front est tuméfié et je me suis assommé en cognant violemment ma tête contre le lavabo, je voulais l'arracher, je crois, je ne sais plus, tout se brouille ensuite...

    Je le hais, je le hais, pourquoi tu ne m'achèves pas, bordel ! Je t'en supplie, Mihaïl, crève-moi...


    De nos jours


    Pourquoi cette lueur dans tes yeux quand tu parles d'Edwin ? Alors, tu l'as finalement trouvé ton coin de paradis. Oui, tu es heureux... Et moi, je suis le sale petit monstre qui vient t'arracher à ton bonheur, qui piétine tout, comme toujours. C'est mon destin, n'est-ce pas ? Je suis le monstre, Youri le monstre !

    Qui se soucie de Youri, de toutes façons ? Jamais personne n'en a rien eu à foutre ! Même pas toi ! Parce que si ça avait été le cas, tu ne m'aurais pas laissé couler comme tu l'as fait. Tu m'aurais rattrappé avant. C'aurait été si facile ! Si seulement une seule fois à cette époque, tu m'avais dit quelques mots. Mais ils n'ont jamais franchi tes lèvres ces mots que j'attendais. Et c'est trop tard maintenant, beaucoup trop tard.

    Je devrai me mettre à traquer ce vampire et me débrouiller pour le buter devant toi. Te voler ton bonheur, t'arracher tout ce que tu as puisque moi je n'ai rien. Mais tant pis, ma vengeance suffira.

    Sauf que ma colère me joue des tours, elle brûle puis disparait, mon cerveau tourne à vide. Je ne sais plus où j'en suis, encore une fois. Incapable de prendre la décision de crever enfin mon obsession.

    La voix de Mihaïl me fait sursauter, il baisse la tête et ma rage me trahit encore. Je planque mon visage dans mes mains moi aussi, je ne veux plus le voir, seulement sa voix vient s'insinuer, sournoise, fielleuse. Méprisante, il me rabaisse encore et bien entendu, ça suffit pour que ma rage se rallume, enfouissant ma capacité à réfléchir dans le torrent de lave qui submerge mes veines.

    En une seconde, je suis sur lui, je l'aggripe par le col et mon crâne explose son nez. Comme au bon vieux temps. L'os qui se brise, je l'entends distinctement. Je ne t'ai pas loupé là, frangin.

    Et puis je vois rouge et je cogne, sans méthode, sans recul, mes poings frappe au hasard, son visage, son cou, son ventre.
    En cognant, sans vraiment le réaliser, je ne fais que répéter :

    " Ta gueule ! Ta gueule ! Ferme-la ! Je ne suis pas faible, t'entends, je ne suis pas faible !! "

    Quand le brouillard rouge se dissipe un peu, je me recule brusquement, son visage est en sang, mes poings en sont couverts et je manque de m'étaler par terre en m'éloignant. Mais ma fureur n'est toujours pas soulagé et comme un dingue, je ravage l'atelier pour soulager mes nerfs, balançant des outils, éclatant les fenêtres de mes poings, et bien sûr, mes jambes me lâchent à cause de cette fureur qui a comme brûlé toute mon énergie. Je le sais pourtant qu'il ne faut pas que je devienne enragé comme ça.

    Je m'affale en plein milieu du carnage, le corps tremblant de partout et des larmes écarlates menaçant à tout instant de déborder de mes yeux. Non, non, tu ne vas sûrement pas chialer devant lui ! Jamais, jamais ! Va te faire foutre Mihaïl ! Comment je peux encore me laisser avoir comme un putain de gosse !

    Il faut que je me calme, il le faut... Je lui tourne le dos, mes jambes à nouveau mortes trainant au sol et je me recroqueville dans un coin, laissant ces foutues larmes couler le long de mon visage blème.

    _________________


    Mihaïl Egonov


    On a l'air fins, comme ça.
    Elle est nulle, ta carapace, on voit tout à travers toi, tu trembles, tu t'énerves, un tourbillon de pensées contradictoires est en train de sinistrer ta tête, tu cherches à me prouver quoi, au juste ? Que tu es encore plus fragile qu'avant ? Tu veux me faire croire que tu vas me tuer, mais tu en es parfaitement incapable. Et pourtant c'est pas les moyens qui manquent...

    Tu ne me tueras pas. Parce que tu es trop humain, contrairement à ce qu'on peut penser. Tu veux paraître fort mais tu te trahis toi-même. Je n'en avais pas vraiment conscience quand nous étions encore en Russie... Il faut dire que je m'enfonçais dans un trou noir et que je n'arrivais plus à distinguer tout ce qu'il y avait autour de moi. Mais j'ai commencé à vraiment te connaître lors de cet horrible voyage, cette descente aux enfers... et je n'ai pas été dupe plus longtemps. Ta carapace était instable et toi non plus tu n'es jamais arrivé à en finir avec cette vie de merde. La fatalité nous a enchaînés au fond d'un puit sombre... tous les deux. Et pour ma part, j'ai toujours eu peur de m'accrocher à toi pour remonter, et de t'aider en retour. Tu me haissais tellement, je savais que c'était perdu d'avance, j'ai baissé les bras après ton accident, je savais que ça allait être pire.
    J'ai affreusement honte de mon manque de courage.

    Tu ne me tueras pas, parce que ta haine pour moi n'est pas seule maîtresse à bord, et c'est ça qui te dérange. En revanche, tu seras capable de me faire mal, très mal, et d'ailleurs tu es déjà en train de le faire sans le savoir.

    Je relève la tête pour le voir plonger son visage dans ses mains.

    Youri... Je...

    Soudain, il se jette sur moi, sa tête se précipite sur mon visage et un craquement brutal dans mon nez m'arrache un gémissement. La douleur est intense et se diffuse dans les moindres recoins de mon crâne. Bordel, il m'a cassé le nez !!
    Les coups pleuvent sur mon corps entravé et me coupent le souffle. Le sang gicle de mon visage, je sens ma lèvre et mon arcade sourcillière se fendre, et les coups dans mon ventre sont si violents que j'ai l'impression que je vais vomir mes organes les uns après les autres. La partie supérieure de mon corps n'est plus que douleur fulgurante mais plus il cogne et moins j'ai de sensations, ma vue se trouble sous un rideau de sang et, comme si son dernier coup au visage avait propulsé mon esprit à l'extérieur de ma cervelle, je sens que je commence à partir. Ses hurlements résonnent, j'ai du mal à les comprendre, tout est trouble, et je n'entends même plus ma propre voix qui gémit.

    C'est lorsqu'il s'arrête de frapper que je reprends conscience et que la douleur dans toute sa splendeur s'empare de mon être. Ma tête part en arrière et le plafond s'amuse à danser au-dessus de moi. J'entends un vacarme assourdissant autour de moi, il est en train de dévaster l'atelier. A côté de moi, la jeune fille baillonnée gémit de peur.
    Lorsque je redresse la tête, découvrant une douleur lancinante à la base de mes cervicales, j'aperçois mon Frère s'écrouler à quelques mètres devant moi. Et je me rends compte à quel point je le rends malade...

    J'ai l'impression de nous revoir tous les deux, il y a des années... nous déchirant encore et encore... Mais ce qui se passe aujourd'hui est beaucoup plus intense et devient hors de contrôle. J'ignore ce que je ferais si je n'étais pas attaché. Je me laisserai posséder par la folie aussi, probablement. Et on se cognerait tous les deux... La différence avec hier est qu'aujourd'hui tu es bien plus costaud que moi. Mais ce n'est pas tant pour faire mal que j'enverrais les châtaignes... Plutôt comme si tu pouvais me servir de punching-ball et me permettre de me m'extérioriser, comme au bon vieux temps.

    Si on se tue aujourd'hui... Ce sera par accident.


    Réparer ses erreurs passées, qu'elles soient accidentelles ou provoquées... Est-ce vraiment possible ? Non. Quand elles sont aussi graves, elles s'impriment dans notre mémoire au fer rouge, et la lobotomie est le seul moyen de l'effacer complètement. Oublier est un terme bien hypocrite... On n'oublie jamais vraiment. On refoule le reste de rancoeur, mais c'est se mentir à soi-même. Comment pardonner à votre femme qui vous a trompé ? Comment pardonner à un ami qui vous a trahi ?
    Pour ma part... Je ne pardonne jamais. Absolument jamais. Ce qu'on a fait de mal un jour, on peut le refaire. Quand la confiance se brise, j'en écrase les morceaux pour ne plus pouvoir la reconstituer. J'ai fait pareil avec le peu de confiance que j'avais en toi...





    :: 27 mois plus tôt ::




    Enfoiré... Après tout ce que j'ai fait pour toi... Comment t'as pu me faire ça ?! Salaud, je te déteste ! Cette fois c'est officiel ! Si je te revois, je te tue !! Et j'aurais pas besoin d'une pelle, mes mains et ma haine suffiront. Comment as-tu pu... te tirer comme un lâche ?! Tu m'as abandonné là, sans un mot, sans un regard, tu m'as laissé patauger dans la merde et le désespoir. Au moment où j'aurais eu besoin de toi. Pour une fois que je désirais ta présence à mes côtés, tu m'as laissé tomber.
    Je ne serai plus ton frère. Je démissionne. J'en peux plus, j'en ai vraiment marre de ta sale gueule, je t'ai sauvé les miches et tu m'as abandonné comme un chien la veille des vacances au bord de la route !

    Le corps du flic d'Interpol est remonté à la surface, il flotte devant moi. Quand j'ai explosé son crâne à coup de pelle, ça a projeté du sang autour de moi, sur la jetée. Son arme traine encore à côté de moi. Ca fait un quart d'heure que je me lamente sur mon triste sort, assis sur le lieu du crime. Faut que je me tire, il ne faut pas qu'on me trouve ici. Je prends mon courage à deux mains ainsi que le revolver et fixe ce dernier, avant de remettre la sécurité et de glisser le canon dans le haut de mon pantalon, sous mon chandail. Je n'en aurais probablement pas besoin, mais sait-on jamais... Il vaut mieux prévoir.

    Je me relève et avance dans le brouillard, sans savoir où aller. Ma famille me manque, et j'ignore si ma situation peut encore être pire. Jusqu'à tout à l'heure, je n'étais que complice du meurtre de Youri. Maintenant je suis un meurtrier, moi aussi. Je suis seul, loin de chez moi et des gens que j'aime, je ne parle pas un mot d'anglais, je suis en fuite, et je ne sais pas où dormir ce soir... Je vais crever de froid en plein hiver dans cette zone industrielle, au moins j'aurais plus de problèmes.
    Allez courage, Egonov, reprends-toi, tu vas survivre. Tu n'es pas aussi débrouillard que ton frère, toi tu as des scrupules, mais tu vas survivre quand même.

    Je marche pendant une demie-heure dans le brouillard, affaibli, je me sens mal, j'ai dû choper une saleté de maladie dans cette usine, et c'est maintenant qu'elle se développe. Ou bien c'est tout simplement les symptômes de ma haine à ton égard... Sale gosse... Pourriture... T'avais pas le droit de me faire ça !! Je te déteste. Ingrat, égoïste, enflure ! Traitre !

    Qu'est-ce que je vais faire, maintenant ? Bon Dieu, qu'est-ce que je vais devenir ?

    Cessant de regarder le bout de mes chaussures boueuses qui avancent, je relève la tête, et aperçois devant moi un train de marchandises arrêté en pleine voie, qu'on charge de grosses caisses remplies des poissons du port où on a travaillé. Je suis fondu dans le brouillard, ça m'étonnerait qu'ils me remarquent, et ils ont l'air bien occupés. Je m'accroupis derrière un tas de sacs contenant du sel, et lorsqu'ils remontent tous à bord pour partir, je me précipite vers un wagon, et me glisse à l'intérieur. Le train démarre. Je m'assieds sur une caisse. Je suis tellement habitué à cette odeur de poisson que je ne la remarque même plus.
    Je me demande si Youri est à bord, aussi...

    Une heure plus tard, tandis que le train ralentit à l'approche d'une gare, je prends le risque de sauter en marche. Si on me découvre je suis bon pour la taule, et je crèverai en cage. Autant crever par terre en m'explosant la tronche, je serai mort libre.
    Mon épaule prend un sale coup, mais ça aurait pu être pire. Je reste étalé dans les buissons où j'ai atterri, jusqu'à ce que le train disparaisse au loin. Sans plus attendre, je me remets à marcher. Il faut que je me trouve une planque, et vite.

    Les heures s'écoulent et je sillone les rues sans me faire remarquer. Je finis par comprendre que je suis à Londres. Mais comme visiter est le cadet de mes préoccupations, je guette la moindre baraque abandonnée dans les vieilles ruelles. L'une d'elles retient mon attention car l'accès au grenier se fait à l'extérieur et il est accessible sans que je ne me fasse repérer en l'empruntant. Je grimpe le long d'une échelle, monte sur le toit et le traverse en prenant garde de ne pas détacher les tuiles. La hauteur n'est très conséquente, c'est parfait, je crois que je vais me plaire ici. La déco manque un peu de goût, mais je m'y ferai. De toute façon ça m'étonnerait que j'y reste longtemps... Je voudrais au moins me reposer quelques heures, avant de trouver mieux, et de quoi survivre.

    Blotti entre une vieille malle et un empilement de chaises en plastique, j'ai découvert une vieille couverture et me suis enroulé dedans. Par la maigre ouverture qui me sépare de l'extérieur, je ne vois que le brouillard. Je me recroqueville sur moi-même et souffle de l'air chaud dans mes mains, respirant à peine, de peur qu'on ne m'entende.

    Youri... Pourquoi tu m'as laissé tomber... Je ne m'en sortirais pas sans toi. Viens me chercher, je vais crever là, j'ai tenu bon jusqu'à trouver cet endroit mais je n'ai plus envie de continuer... Pourquoi faire ? Mon goût de la vie est déjà six pieds sous terre. Tu viens seulement de tasser un peu plus le sol pour en remettre une couche.





    :: De nos jours ::





    J'ai tué François pour ce qu'il m'a fait. Et toi, Youri, quand tu m'as lâchement abandonné en Angleterre, si tu savais à quel point j'ai rêvé de t'exploser la tronche ! Je me suis bien rattrapé en te retrouvant.
    Quant à moi... Je t'ai trahi malgré moi en me déchargeant de nos secrets auprès de ce psychopathe français. Avoir fait confiance à quelqu'un fut une erreur monumentale. Je ne peux pas t'en vouloir d'avoir envie de te venger... A cause de moi, t'es mort, je comprends que tu veuilles me tuer. Un prêté pour un rendu... Je me demande si à ta place je n'aurais pas fait la même chose.

    Je le regarde me tourner le dos, prostré dans un coin de la salle, et sa souffrance serre mon coeur.
    Pourquoi ai-je toujours été aussi dur avec lui ?
    Je suis loin d'être un bon "père". Faut dire que la force des choses à fait que je le devienne à l'âge de 15 ans, j'étais pas fini, je n'avais aucune stabilité, et c'est encore le cas aujourd'hui.

    La douceur, la sympathie, l'affection, c'est pas vraiment mon truc. J'ai fait ce que j'ai pu pour m'occuper de vous, je ne savais pas comment m'y prendre. Je n'avais plus de modèle, je ne connaissais personne qui aurait pu me guider. Mon père fut affectueux lors de mes dix premières années, mais je n'ai jamais su l'imiter. Et en te voyant grandir, Toi, j'ai paniqué, parce que je devais te montrer le chemin, tandis que je le cherchais encore. Les parents, on ne les pas vus souvent, c'est pas qu'on était livrés à nous-même, mais presque.
    J'ai pris la place du père que tu n'as pas vraiment connu. Tu étais mon gosse, Youri... T'as toujours été mon gosse, même aujourd'hui. Et je n'ai jamais su comment assumer mon rôle.

    A chaque fois que tu dérapais, mon tempérament m'incitait à te punir. Et je pensais que la discipline était la meilleure solution. Faute de temps pour trouver mieux, car trop de monde dans cette famille ? Probable. C'est con, mais j'avais pas vraiment le choix... Sois sûr que si notre vie avait été plus agréable et simple, j'aurais pris du temps pour toi, pour vous tous. J'ignore si on aurait pu mieux s'entendre, on a deux caractères bien différents, mais au moins j'aurais pu essayer...
    Au fond je suis borné, j'ai des règles strictes, et je n'ai jamais su m'assouplir, même pas envers moi-même.
    Je me suis souvent demandé pourquoi tu me détestais... Au bout de quinze ans, j'ai compris. Et la faute revient toujours vers moi. Moi ! A croire qu'il n'y a que ça. Je suis un salaud, un égoïste, j'ai pensé qu'à ma pomme et veiller sur mes frères devait représenter une sorte de satisfaction personnelle, bien sûr ! C'est évident !

    Ironie... ou pas ? Un juste milieu.

    Pourquoi c'est toujours de ma faute, hein ?! POURQUOI, bordel ?!? Qu'est-ce que j'ai fait au vieux barbu sur son nuage ? Ce monde sur mes épaules est trop lourd, il suffirait que je m'en décharge, mais je ne peux pas. Avec mon fardeau, ma croix et mes épines, j'ai une belle tête de Christ, tiens ! Et tout ce bordel autour de moi, c'est moi qui l'ai créé !
    T'avais raison, j'ai la tronche de l'Ange Sacrifié. Je souffre pour tous les malheurs du monde.
    Je m'en passerais bien.

    Ma sale gueule est pleine de sang... et de larmes qui se fondent dedans. J'essaye de renifler mais mon nez me fait si mal que ça me fait gémir. Je baisse la tête à nouveau et crache en plus du sang un truc dur qui flotte dans ma bouche. C'est une molaire...

    Je relève les yeux vers Youri.
    Le Masque tremble et tout mon corps avec. Moi aussi j'ai envie de hurler, de cogner dans les carreaux et de te tabasser jusqu'à ce qu'on ne puisse plus t'identifier. Mais c'est ce genre de débordement qui a fait ce que nous sommes. T'es pas le seul monstre dans cette pièce. Et il n'y a pas de fumée sans feu...

    J'ignore d'où c'est venu, ce jeu stupide qui a toujours consisté à nous énerver le plus possible pour nous défouler l'un sur l'autre. C'est pas d'un défouloir dont on a besoin... Tous les deux, on est en manque de quelque chose qu'on a jamais eu : un appui.
    J'en peux plus de cette rivalité, y'a rien de plus débile. Je rends les armes, j'arrête tout.
    Jusqu'à ce que je change d'avis... à nouveau.

    Jouer les durs ne sert à rien, d'ailleurs on n'y arrive même pas. Quelques minutes plus tôt, en te voyant pleurer dans ton coin, je t'aurais dit "Relève-toi, retrouve ta dignité et agis comme un homme !". Le genre de choses que beaucoup de gosses ont besoin d'entendre pour s'endurcir. Même moi, j'aurais tant voulu qu'on me le dise. Regarde à quoi je ressemble, sans ça... Je suis paumé, pitoyable, pathétique, je me suis forgé moi-même et j'ai tout foiré bien entendu.
    Avec moi y'a que la méthode forte qui fonctionne. Mais toi... C'est pas ça que tu as besoin d'entendre.


    - Youri... Je suis désolé...


    Le sanglot éclate et me submerge.


    - Non, c'est pas vrai, t'es pas faible... Toutes les fois où je te l'ai dit, je mentais. La plupart du temps, c'était pour que tu te dises qu'il ne fallait pas que tu le deviennes. Et puis après, c'était pour te mettre en rogne, parce que je ne supportais pas l'indifférence. On s'éloignait, tous les deux, on ne se voyait plus, j'aurais craqué bien avant ce fameux soir si tu m'avais laissé tomber. J'avais besoin du fond de ton attention, peu importe la forme... J'étais désespéré. Je ne savais pas comment te parler. J'étais certain que tu m'abandonnerais un jour ou l'autre. Si tu étais parti pour de bon, je ne me serais pas raté. Voilà pourquoi je te l'ai souvent répété. C'était égoïste, c'était salaud de ma part, et je viens encore de le faire dans mon intérêt.


    Je reprends mon souffle un instant, crache une nouvelle fois ce sang hors de ma bouche, et évacue la boule acide dans ma gorge, m'apaisant considérablement.


    - T'es loin d'être faible, frangin, et je vais te dire pourquoi : même si tes activités douteuses à Novossibirsk n'étaient pas honorables, tu aurais pu t'en sortir. Si tu n'avais pas tué quelqu'un, si tu avais eu de la chance jusqu'au bout, tu t'en serais probablement mieux sorti que moi. T'as eu le cran de penser à ta gueule avant celle des autres quand la mort de nos vieux nous a tous affaiblis. Peu importe le moyen employé, qu'il soit honorable ou non, quand on sait survivre, c'est qu'on est fort, c'est la loi de la nature. Et tu sais mieux que moi qu'à présent, tu surpasses cette foutue nature. Ton nouveau statut va te rendre plus fort que tu ne l'as jamais été, parce que tu auras confiance en lui. Je t'en ai voulu de nous avoir foutu dans la merde tous les deux, mais ce que je pense n'est qu'un détail... Si tu veux être encore plus fort, ignore-moi... Si ce que je te dis te fait autant de mal, c'est qu'il faut croire que je suis ta faiblesse...


    Je baisse le regard et observe ce que je peux voir de moi-même. J'en viens à en épprouver du dégoût.


    - Quand je te dis que tu es faible... c'est plutôt à moi que je m'adresse.

    _________________


    Youri Egonov


    24 Mars 2013, Novossibirsk


    Je resserre le col de mon manteau en cuir sous la rafale de vent qui me plie presque en deux. Pourtant, je devrais sérieusement être habitué, je me pêle les miches depuis que je suis né sous ce ciel glacé.

    Mais qu'est-ce qu'il fout le Patron ? Si ça continue, on va être sacrément en retard pour le rendez-vous.

    Je bosse pour lui depuis pas mal de temps maintenant, j'ai peu à peu gravi les échelons. Je suis maintenant un de ses hommes de confiance.Oh ça n'a certes pas été facile ! Parce qu'il m'a fallu louvoyer entre le Milieu et ce qui reste de ma Famille. Oui, j'aurais pu foutre le camp après la mort de Maman. C'est ce que Mihaïl s'attendait à ce que je fasse, bien entendu.

    Alors pourquoi être resté? Alors que je passe mon temps à prétendre être quelqu'un d'autre, que je lui mens presque 24/24 ? Je lui fais croire que je travaille à droite et à gauche pour justifier l'argent que je lui file de temps en temps. Oui, le sale égoïste de Youri paie un peu de bouffe et des fournitures scolaires des mômes. Mais j'en claque pas mal aussi. J'ai une petite amie, enfin, si on peut dire, Nasstaja est avec moi pour la relative sécurité que je peux lui apporter. Ca n'a rien d'une romance, je l'aide et elle me lègue une part d'affection dont j'ai sûrement besoin parfois. Je me donne l'illusion d'avoir quelqu'un qui tient à moi, je n'y crois pas moi-même au fond mais quelquefois ça fait du bien d'être aveugle.

    C'est moi qui paie le loyer de l'appart miteux où elle vit. C'est là que je passe la grosse majorité de mes nuits quand je ne suis pas chez Mihaïl. Oui, pour moi, la maison de ma mère est devenu chez Mihaïl, j'y dors mais je ne me sens pas chez moi. Pas plus que chez Nasstaja. Il n'y aucun endroit au monde que je vois comme chez moi. Aucun... Je ne sais même pas si ça m'arrivera un jour.

    J'écrase ma clope dans la neige en surveillant l'entrée de la boite fermée à cette heure. Le rendez-vous est fixé à 13h00 et il est midi et demi, enfin, moi je me contente de suivre le Boss.

    Je me plaque dans une porte cochère afin d'extraire le flingue que je transporte avec moi. Le Patron tient à ce que je sois armé en cas de pépins. Oh c'est bien arrivé quelquefois, l'autre soir, deux débiles ont essayé de braquer la came que je vendais. Mais ils ont vite détalé devant le canon de mon arme. En fait, il n'était pas chargé, mais là je l'ai fait. Parce que ce deal peut être dangereux et qu'on n'est jamais trop prudent. Je ne voudrais pas me faire buter bêtement alors que j'arrive enfin à m'en sortir.

    Ah le voilà enfin ! Le Patron me fait un signe de la main et je grimpe dans la voiture avec lui sur le siège arrière. Ce n'est pas moi qui conduit, je suis plus là pour l'aider pour le deal et sa protection rapproché.

    Ce n'est pas la première fois que j'assiste à un gros rendez-vous comme ça. Mais cette fois, les Arméniens qui viennent livrer la came ne sont pas nos fournisseurs habituels. Alors la prudence est de mise. Le Boss ne se déplacerait pas si ce n'était pas important.

    Il me file ses dernières recommandations. Ce type est froid comme l'air de la Sibérie, mais j'avoue qu'il m'a quand même appris pas mal de choses. Je me suis imposé dans son organisation en travaillant à lui rapporter un maximum de tunes et il a fini par me remarquer. Comme quoi le travail paie ! Même si ce n'est pas un boulot honnête. Mais je ne me vois pas trimer tout le mois dans une usine quelconque pour rapporter une misère qui me paierait surtout la corde pour me pendre. Non, Mihaïl, je ne veux pas me sacrifier, un seul suffit dans la famille, non ?

    La voiture se gare derrière un abattoir qui appartient au Boss, c'est là que doit avoir lieu l'échange. Dans le grand atelier vide derrière la chaîne où on électrocute les bêtes. Nous nous installons, c'est moi qui suit chargé d'aller chercher l'argent quand il sera temps. En attendant, je reste debout derrière le Patron pendant que les Arméniens se pointent.

    Ils s'installent, sortent la came et je fais mon boulot. Je recueille un échantillon que je place sur une lamelle, puis j'y ajoute un révélateur chimique qui me permet de tester la qualité. Je hôche la tête, ça roule.

    Le Boss me fait un signe et je sors chercher la malette remplie d'argent. Et quand je reviens, tout devient incontrolable. Un des notres, un type embauché deux ou trois mois avant, le chauffeur de la voiture, sort un flingue et des flics deboulent de partout.

    Le patron balance la malette dans la tronche du traitre et se met à courir vers la sortie. Je n'essaie pas de rester, vu qu'il a déjà trois policiers aux fesses, je file dans une autre direction. Je suis essouflé, paniqué, je sors mon arme automatiquement.

    " On ne bouge plus, lâche ton arme ! "

    Il est juste devant moi, je mets les mains en l'air, je recule doucement mais je ne me résouds pas à lâcher le flingue. Bordel, je ne veux pas aller en taule, pas maintenant ! J'entends des coups de feu un peu plus loin et je sursaute. Le policier se rapproche de moi, c'est presque comme si je voyais ma vie se terminer là, sur ce bout de terrain gelé, les portes se referment sur moi comme une tombe.

    Non, j'irais pas en taule, je refuse. Je tire sur sa main, il lâche son arme et il tombe à terre. Et quand je le dépasse, il me saisit au pied, je glisse, je panique, je l'agrippe pour le repousser et je tire par réflexe. Je le relâche,sans même savoir si il est mort ou vivant, la voiture du patron est juste devant moi, les clés dans le démarreur.

    Je m'engouffre dans la caisse et je vais le plus loin possible avant de l'abandonner. Je mets pas mal de temps à gagner l'appartement de Nasstaja. Je cogne à la porte parce que bizarrement, je n'arrive pas à l'ouvrir avec mes clés. Elle a poussé le verrou. J'ai beau taper des poings et des pieds dans le battant, cette salope refuse de m'ouvrir, elle est déjà au courant de tout. Un flic mort et c'est moi qui l'ai tué. Ces abrutis m'ont même déjà identifié. Mon cher Patron leur a donné mon nom pour sauver ses fesses, je suppose. Je sais que, comme tueur de flic, je risque gros maintenant.

    J'abandonne cette salope, dire que j'ai de l'argent chez elle. Bien sûr, elle ne risque pas de me le donner. Qu'est-ce que je dois faire, bordel ? Je ne sais pas, je ne sais plus...
    Mihaïl... Putain, il aura bien une idée, non ?

    Je n'ai pas d'autres solutions, alors je débarque à son boulot, me faisant le plus discret possible. Je suis à bout de nerfs, épuisé, les mains encore tachées du sang du flic. Je n'arrive plus à réfléchir correctement.

    C'est en tremblant de tous mes membres que j'attends mon frère. Je lui explique par bribes ce qui est arrivé, je ne suis pas vraiment cohérent. Je m'accroche à lui, salissant ses fringues du sang de mon meurtre sans vraiment m'en apercevoir.

    " Mihaïl... Je sais plus quoi faire, j'ai tué un flic... Je voulais pas... Qu'est-ce que je vais faire... "

    Je ne voulais pas t'entrainer là-dedans tu sais... Tout m'a dépassé...

    Il a refusé d'abord, il m'a dit de me tirer, de me débrouiller et je n'ai pas insisté, je suis parti. Après tout, je savais que j'étais seul, déjà j'entendais les sirènes se rapprocher.

    Je marchais au hasard, je crois que je me serai laissé tomber dans un coin si il n'était pas venu me rejoindre... Tu sais, Mihaïl, quand tu m'as passé la main sur l'épaule en disant qu'on se dbérouillerait, qu'on allait s'en sortir, je n'ai rien dit mais à l'intérieur, je t'ai remercié de toutes mes forces. Je n'étais pas si seul que ça...



    De nos jours


    Oui, tu m'as aidé quand j'en avais besoin. Tu as été là, tu as gâché ta vie à cause de moi. Tu crois que je ne m'en suis jamais senti coupable, Mihaïl ? Bien sûr que si, je m'en voulais, tous ces mois en Angleterre à bosser comme des idiots, je sais que ta haine pour moi ne faisait que monter.

    Je me suis excusé des milliards de fois de t'avoir entrainé dans ma chute, mais je ne cessais de voir cette haine brûler dans ton regard. Si tu avais pu me tuer, tu l'aurais fait, n'est-ce pas ? Ce sale petit cafard de Youri qui t'as entrainé dans ses conneries.
    Et là Youri se planque entre ses mains pour chialer comme un gosse. Bon dieu, je ne dois plus me laisser atteindre ! Je suis un vampire, je suis puissant, je peux lui éclater la tête d'une pichenette.

    Alors pourquoi c'est toi qui chiales, Youri ? Pourquoi tu te traines sur ce sol poussiéreux, les jambes coupées par la rage, le visage souillé de larmes sanglantes ?

    Tous ces mois à rêver de t'avoir enfin en face de moi pour te tuer. Effacer définitivement ton ombre et prendre un nouveau départ. Conneries ! Y'aura pas de nouveau départ pour moi ! Je ne suis même pas foutu de me venger correctement. Je croyais le haïr mais il n'y a pas que ça en moi. C'est mon frère, bordel, plus que ça, même... C'est mon père dans un sens et je n'arrive pas à tirer ce trait définitif sur mon passé. Qu'est-ce que je suis ? Je ne sais pas, je suis juste... Paumé et seul à en crever. Tout seul dans ma foutu peau de cadavre ambulant. Qu'est-ce que je vais faire si je ne suis pas foutu de te tuer ?

    Je me cache comme je peux, mais je sais que mes épaules tremblantes le renseignent suffisamment sur mon état d'esprit. Ah il doit bien jubiler ce coup-ci ! Regarde le gros dur de vampire ! Même pas foutu de ne pas ressembler à ce qu'il est à l'intérieur ! Un abruti qui ne sait plus où il en est !

    Quand il se met à parler, j'ai presque l'impression que tout se fige dans la pièce. Une nouvelle vague de larmes écarlates submerge mes yeux, je crois que je retiens tout depuis si longtemps tu sais. Depuis le jour où je me suis retrouvé paralysé. Ou peut-être même bien avant.

    Pourquoi tu ne m'as jamais parlé comme ça avant Mihaïl ? Pourquoi avoir laissé monter cette haine entre nous ? Ce foutu cercle vicieux ! Je faisais les pires conneries pour que tu me remarques et tu ne faisais que remuer ma haine pour les mêmes raisons.

    Quand il a fini de parler, j'essaie de péniblement calmer le tremblement de mes mains, de reprendre le contrôle, je sèche mes larmes mais je ne me retourne pas tout de suite.

    Ma voix est bien plus cassée que je ne le voudrais, mais là il y a un moment que le masque ne tient plus que par un bout n'est-ce pas ?

    Je croyais que c'était ce que tu voulais... Que je parte, que je débarrasse la Famille de ma présence puante... Tu ne faisais que me juger, j'avais essayé, tu sais... J'ai essayé d'être à ta hauteur... Mais je ne suis pas bon à grand-chose... Je ne l'ai jamais été..."

    Et ça n'a pas changé, tu vois. Oui, je sais survivre. François n'aurait jamais imaginé que j'aurais la force de me trainer hors de sa prison. Mais j'ai réussi... Tout ça pour une vengeance que je suis incapable d'assouvir jusqu'au bout...

    Je me retourne brusquement et cette fois, je regarde mon frère en face, peu importe les traces écarlates sur mon visage.

    Je n'ai jamais voulu détruire ta vie, jamais... Je suis un putain d'égoïste mais je n'ai jamais souhaité faire de toi mon complice... Et... En Angleterre, ce n'est pas ton meurtre que j'ai fui quand tu as tué ce flic. Quand je t'ai vu devenir un tueur part ma faute, alors que tu me haïssais déjà, je n'ai pas supporté cette idée... "

    Pourquoi tu dis tout ça, Youri ? Pourquoi se justifier ? Tu crois vraiment que tout va s'effacer ? Comme si rien n'était arrivé ?

    Mais j'ai payé, tu crois pas ? Ta vie gâchée par ma faute, je l'ai payée au centuple. Mes jambes d'abord et puis François... Tu as une idée de ce qu'il m'a fait pendant tous ces mois où j'ai été à sa merci ? Mais j'ai survécu... "

    Oui, pour te venger, Youri ! Uniquement pour te venger ! Ou pour être sûr que toi, Mihaïl, tu ne me détestais pas au point de me faire souffrir comme il m'a fait souffrir ? Putain, je ne sais même plus où j'en suis !

    Je... Je voulais ta peau... Pour m'avoir envoyé ce salopard aux fesses, pourquoi ne pas m'avoir tué toi-même, Mihaïl ?"

    Je tente de me relever péniblement, mais évidemment, mes jambes me lâchent et je m'affale de nouveau par terre. C'est à la force de mes bras que je me traine jusqu'à son fauteuil. Je ne sais plus quoi faire, j'hésite, je tremble, je prends appui sur son siège pour me redresser. Il faut que je boive, mais la fille risque d'y laisser sa peau si je m'abreuve si tôt après sa dernière ponction.

    Je me maintiens debout face à mon frère, le regardant dans les yeux, il ne doit pas louper l'indécision dans mon regard. Et puis, brusquement, je détache un de ses bras, restant à le fixer. Peut-être que je veux juste voir si il est sincère ? Je n'en sais rien moi-même, il y a un petit moment que je n'y vois plus très clair.

    Est-ce qu'on peut encore s'en sortir, Mihaïl ? De ce putain de cercle de haine ?

    _________________

    Mihaïl Egonov



    Etre masochistes à ce point... ce n'est pas humain.
    On adore se faire mal, jusqu'à un certain point... On s'est entrainés là-dedans et maintenant on ne peut plus en sortir. Même si on voulait vraiment que ça s'arrange, je ne suis pas sûr qu'on y arrive.
    Pour ça, il faudrait... oublier. Tout oublier, car tout nous rappellera Nous... M'man, nos frères... tout depuis le début. Même les bons souvenirs de notre petite enfance sont entachés d'une bagarre ou d'un regard noir datant de quelques années plus tard. On a tout sali, Youri, on a tout détruit, il n'y en a pas souvent eu un pour rattraper l'autre.

    A qui la faute ? A l'un comme à l'autre.

    J'ai mal partout, je peine à respirer, et je me retrouve face à ton dos dans cet atelier sinistre. Je ne parviens même pas à accrocher le regard de la fille qui sombre dans une sorte d'état comateux. La peur de crever a été plus forte qu'elle et l'a fait sombrer dans l'inconscience pour ne pas regarder la Mort dans les yeux.

    Pourquoi est-ce que tu pleures, Youri ?
    Regarde-moi, gamin... Retourne-toi, dis quelque chose !

    C'est ce qu'il finit par faire. Et je me sens bizarre, tout à coup, comme si les derniers remparts s'écroulaient autour de moi. Ces simples mots ont visé mon coeur, et c'est comme si plus rien d'autre n'existait...

    Comment t'en vouloir encore ? Le seul monstre, ici... c'est moi.
    Et pourtant, malgré ces aveux, ça me fait toujours aussi mal quand je te regarde. Je crois qu'à force d'habitude, mon être n'est plus que haine et affection douloureuse à ton égard... Combien de temps cela durera-t-il encore ? Ca fait si longtemps que ça a commencé.

    Je le regarde en silence. Je n'arrive pas à comprendre ce que je lis dans ses yeux. Il se relève, difficilement, tenant à peine sur ses jambes. Il semble si fragile en cet instant...
    Son geste est vraiment inattendu. Quand je l'ai vu s'approcher en rampant, sans pouvoir croiser son regard, j'ai imaginé le pire...
    Il libère mon bras et une vague de soulagement me submerge. N'éveille pas de faux espoirs, mon frère... Si tu fais ça pour te foutre de moi, je te jure que tu le regretteras...

    Je fixe son regard troublé, et enfin, au bout d'un long moment de silence, mes mots franchissent mes lèvres.


    - J'ai jamais voulu que tu partes, Youri...


    J'avais besoin de toi... Même si je ne pouvais pas te voir en peinture, tu étais mon seul pillier et, je te l'accorde, j'avais une étrange façon de m'accrocher à toi.
    Tu semblais si fort ! Je t'enviais, je crois...
    Au coeur de cette haine il y a pour toi une affection que tu n'aurais jamais soupçonnée. Et même moi, j'avais du mal à la discerner.

    Est-ce réellement trop tard... pour te demander de me pardonner ? Je m'étais juré de veiller sur toi, et j'ai failli à ma tâche... J'ai pas été foutu de te comprendre, et d'ailleurs ai-je seulement déjà essayé ?
    Si seulement nous n'avions pas bâti un mur infranchissable entre nous...

    Je soulève mon bras libre. Appuyant mon coude sur ma cuisse, je laisse mon front se déposer dans ma main, mes doigts glissant dans mes cheveux. Et je pleure comme un gosse, brisé, blessé par les débris de ce mur qui s'auto-détruit. Mon frère, tu vaux bien tous les tortionnaires du monde...
    Est-ce que tu me libères pour me faire miroiter la fin du calvaire avant de m'écraser comme un insecte ? Je pense un instant au pieu dans ma veste, à quelques mètres de là, sans vraiment imaginer le pire.

    Je n'ai pas peur de toi, mon Frère... mais de nous.

    Je le regarde dans les yeux et de ma main libre attrape brusquement son col pour amener son visage vers le mien. Lorsque je scrute ces iris bleus, j'y vois la tombe de ma mère... cinq gosses qui crèvent de froid... et le désespoir le plus dévastateur qui soit.

    Je te hais d'avoir hanté mes pensées, même si je ne peux m'en prendre qu'à moi-même, je te hais d'avoir été mort, même si nous ne pouvons nous en prendre qu'à François et à moi, encore moi, je te hais d'être quasiment tout ce que j'ai de plus cher dans ce monde... ma racine, mon frère, mon fils... mon ennemi de sang...
    Cette haine est l'une des seules choses qui me restent et qui me font affronter tout le reste. Elle fera toujours partie de moi, j'ai mûri avec elle ces dernières années. Si tu me libères, jamais tu ne devras me faire confiance, mon Frère. Et tu n'auras pas la mienne...

    Jamais, vraiment ? Une fois de plus, je me mens.
    Pas de pardon, vraiment ? L'impitoyable Mihaïl possède un coeur, non ? Tu sais, cette petite partie de toi qui n'a pas gelé il y a quinze ans...
    Ta légende deviendrait-elle ta réalité ?

    Je l'observe inlassablement, comme si j'avais l'éternité pour le faire, moi aussi. Mes sourcils se froncent, et mon regard se fait noir avant de se changer en blanc limpide et humide. J'attire sa joue froide contre la mienne et glisse mes doigts dans sa nuque, à la base de ses cheveux.

    Tu ne t'y attendais pas ? T'as cru que j'allais t'en coller une, pas vrai... ? A vrai dire j'ai hésité... Ce que je ressens vraiment a pris le pas sur ce que je me serais imposé en d'autres circonstances.
    Dieu que l'homme est stupide... Mais au moins, il n'arbore plus aucun masque, à présent.

    Je ne sais même plus ce que je dois ressentir. Je crois que j'ai fait ça par réflexe... Un réflexe insensé, injustifié.
    Tu dois me trouver bien con, n'est-ce pas ? Ce geste n'excuse rien, absolument rien. A vrai dire je n'avais aucune raison de le faire... j'en avais seulement besoin.
    Bon sang, mon Frère... J'ai cru avoir perdu mon meilleur ennemi.
    Qu'en est-il aujourd'hui ?

    Je ne sais pas... Je ne sais plus. Rien n'est jamais simple entre nous.
    Au fond, la haine n'était qu'une excuse...


    - La haine ne m'a jamais apporté le courage de t'achever...


    Refusant de le libérer de mon étreinte, je continue de murmurer mes sincères aveux à son oreille, la voix tremblante.


    - François était la seule personne en mesure de me procurer du courage, mais pas pour te tuer... Pour supporter. Du moins c'est ce que je croyais. Mais il m'a manipulé, trahi, il a su habilement entretenir ma rancoeur pour toi. C'était si facile... Je t'en voulais de manière démesurée.


    Splendeur et Décadence chez les Egonov... Droits de diffusion à reverser à la misère du monde...
    L'histoire la plus merdique de l'humanité dans la bibliothèque poussiéreuse de votre chaleureuse chaumière.

    Vous n'en avez pas lu assez, n'est-ce pas ? Vous n'avez pas assez chialé pour vous rendre compte de la chance que vous avez en fermant ce bouquin ?
    Un peu de patience... Vous n'en êtes qu'au second chapître.


    - J'ignore ce qu'il t'a raconté mais tout était certainement faux. Youri, je ne l'ai pas envoyé...


    Je suis lâche mais pas au point de confier le sale boulot à quelqu'un d'autre. Moi quand je tue quelqu'un... Je le fais de mes propres mains.

    François était-il l'incarnation de mes désirs secrets et refoulés ? Souvent je me demande s'il a réellement existé... ailleurs que dans mon crâne. Il incarna mon geste assassin quand il tua mon frère... J'en rêvais sans réellement le penser. Et d'une certaine manière, il fut celui qui veilla sur moi. Le soutien que j'avais cherché toute ma vie...

    Ah non, tu ne vas pas commencer à plonger dans le syndrôme de Stockholm, hein ! T'es déjà en train de faire un câlin à ton peut-être futur-pas-vraiment tortionnaire, tu ne vas pas regretter ton ancien ravisseur, quand même ?


    - J'ai seulement eu tort de croire que je pouvais compter sur quelqu'un... et pour quelqu'un. Ce connard a vraiment cru que je voulais te tuer, il s'est proclamé mon sauveur contre ma volonté... avant de me faire connaître l'horreur. A cause de lui, j'ai perdu mon frère, ma liberté, mon honneur et ce qui restait de mon humanité...


    Osait-il s'en vanter ? J'ignorais que tu n'avais pas disparu, j'ai cru ce qu'il m'a dit, et je me suis cru également quand je t'ai vu baignant dans ton sang. Mais toi, savais-tu ce qu'il en était ?
    Te faisait-il croire que j'étais... heureux sans Toi ?
    Je n'ai jamais été heureux avec toi... Je n'ai jamais été heureux tout court, en dehors de ces derniers mois, et encore, je lutte tous les jours pour m'extirper de l'ombre.
    Quand ton coeur cessa de battre pour toujours... Il m'arriva une fois ou deux de me demander si ça me soulageait d'un poids.

    Contrairement à ce qu'on pourrait croire... non, bien entendu. Ce poids pesait plus lourd jour après jour, c'était encore pire. Et je ne cessais de rêver de Toi...C'est quand je t'ai perdu que j'ai réalisé à quel point mon petit frère me manquait. La haine était toujours présente mais s'estompait... Aucun bon souvenir ne remontait à la surface, mais les mauvais me semblaient de plus en plus lointains.


    Et dire que durant ces deux mois, les plus difficiles de notre misérable vie, nous étions si proches l'un de l'autre. Si j'avais su, j'aurais eu le courage de le buter plus tôt. Il n'y a que moi qui ai le droit de faire du mal à mon frangin !!
    Si j'avais su... je me serais battu pour te retrouver, j'aurais fouillé tout Paris...

    On ne refait pas l'histoire avec un si.


    - Je l'ai fait cramer sous le soleil, ce taré... Je regrette qu'il n'aie pas eu le temps de souffrir. J'aurais voulu lui faire payer ce qu'il nous a fait à tous les deux.


    J'ignore si ce que nous avons vécu à cause de lui est réellement comparable... Non, je ne pense pas. A en juger par notre état de cette nuit, il nous a autant brisés l'un que l'autre. Je savais ce dont il était capable, et je n'ose penser à ce qu'il t'a fait subir. Parfois, quand mon attitude le mettait hors de lui, il m'humiliait d'une manière ou d'une autre, et quittait son propre appartement, pour quelques heures... Maintenant je sais que c'est sur toi qu'il devait se défouler. Je subissais les frais de sa folie plus que de sa colère.
    Quand il revenait, je le devinais revigoré... et dès lors il se jouait de moi comme d'une marionnette. Sa notion de l'amour n'était pas commune... loin de là. Au fond, peu lui importait que je l'apprécie ou non... Ca lui était même sûrement égal.

    Souvent, je rêve à ce que j'aurais pu lui faire subir si j'avais eu l'occasion de le détruire, nuit après nuit, l'enchainant à une chaise comme celle-ci. Tu imagines, Youri ? Notre hantise à notre merci...
    Les frères Egonov unis pour le pire.


    Je sens ta faiblesse et quelque chose en moi me dit qu'il serait juste d'y remédier... Après tout ce que tu as subi par ma faute... Ce serait une bien moindre chose, et ça ne pardonnerait rien, ni pour l'un ni pour l'autre.
    En attirant mon frère près de moi, plongeant son odorat et son appétit dans mon sang, je sais parfaitement ce que j'ai fait, et quelles en seront les conséquences.
    A croire que je pourrais éventuellement avoir confiance... ou perdu la raison.


    Dehors la neige se met doucement à tomber, portée par la brise. L'Enfer Gelé nous a retrouvés.
    Pas de buée sur les carreaux brisés. Il fait encore plus froid en nous.

    Un seul souffle dans la salle... et un même sang.






    :: 18 mois plus tôt, Paris ::





    Je cours, je cours, sans jamais sentir la moindre fatigue, comme si mon corps ne me répondait plus. Je hais le monde entier, je voudrais brûler tout Paris avant de me balancer dans la Seine, je n'en peux plus. Mon coeur me fait si mal... Il hurle de douleur, j'aimerai le déchirer pour abréger sa souffrance.
    Je cours plus vite que je ne l'ai jamais fait, bousculant les passants, maudissant le moindre être vivant. Ils s'éparpillent, ils me croient fou, et le sang sur mes mains ne leur échappe pas.

    Je vais le tuer. Je vais l'étrangler de mes propres mains, lui foutre le feu, l'empaler, le démembrer, le détruire. Hanter sa mort après avoir hanté le peu de temps qui lui reste à vivre. Je serai son cauchemar pour l'éternité.
    Et là vous vous dites : il parle de son petit con de frangin, comme d'habitude... Et il radote, il radote... Vous avez tort.

    Mon frangin, il ne m'emmerdera plus. Mon frangin que je n'ai jamais pu me résoudre à achever, mon frangin est mort depuis quelques heures déjà. De la main de mon meilleur ami, qui vient de tout m'avouer dans une simple lettre, une putain de lettre dont je me rappelle les lignes par coeur depuis mon unique lecture.

    Je m'arrête subitement, et le souffle me manque. Je manque de m'écrouler, mais la rancoeur porte mon corps. Il est là, à quelques mètres de moi, accoudé à la rambarde, face à la Seine miroitante de lumières.
    Le vent s'engouffre dans ses cheveux blonds. Il m'entend respirer, haletant, et se retourne, le visage sans expression. Au bout de quelques secondes, un léger sourire se dessine sur son visage blême.


    - Mihaïl, tu es venu...


    Dans un dernier élan de rage, je me jette sur lui, et m'attendant à le faire basculer par-dessus le pont, je percute un corps en béton. Il remue à peine sous mon impact. Et je frappe, je frappe, n'importe où, je frappe ! Je me décharge de la haine et de l'horreur.
    Pourquoi m'as-tu trahi, toi mon seul ami ?! Tu n'avais pas le droit... Tu m'as volé mon frère ! Tu m'as démuni de tout ce que j'avais de plus cher ! Tu... tu n'as rien compris, François... Non, rien ! C'était mon petit frère, bordel... Malgré tout, et même si je l'ai si souvent dit et pensé, je ne voulais pas sa mort...


    - Salaud !! Pourquoi m'as-tu fait ça ?! POURQUOI ?!?


    Je ne sais plus où j'en suis, j'ai envie de m'effondrer dans ses bras autant que de ravager sa gueule jusqu'à ce qu'il retourne à la poussière.
    Il enserre mon torse dans ses bras, m'attirant contre lui, me soulevant du sol. Je serre son cou dans mes mains, mais il ne bouge pas d'un pouce ni ne suffoque, c'en est presque surnaturel !
    Et soudain la révélation me frappe... Il ne respire pas, et il est froid, si froid !!
    Je le repousse brusquement, effaré. Je ne connais plus mon ami... Je... Je ne sais plus...

    Il se rapproche de moi et attrape vivement ma tête entre ses mains, m'emprisonnant le visage entre ses doigts. Je tente de m'en débarrasser, mais soudain, une inexplicable torpeur s'empare de tout mon corps. Je me sens pris de vertiges à son contact.
    Mais... qu'est-ce que...

    Et je m'écroule tout entier sur l'asphalte, comme si je n'avais plus de vie. Le décor part à la renverse et je vois tout, absolument tout, et très nettement. Mon corps est une enclume et je n'ai plus aucune volonté. Je ne peux même plus parler, j'ai seulement la possibilité d'assister à la scène en spectateur, en conservant mes sens. François, qu'est-ce que tu m'as fait ?!

    Il se penche sur moi. Sa main caresse mon visage et le tourne vers le sien. Son regard est incroyablement tendre...
    Il se rapproche, doucement, et je ne peux rien faire, je voudrais tant lui faire payer !
    Le meurtrier glisse ses doigts gelés sur ma gorge et ses lèvres viennent s'emparer des miennes pour les embrasser. Mais qu'est-ce qui te prend ?!? Si seulement je pouvais t'arracher les yeux, immonde créature ! Je suis parfaitement conscient, mais mon corps ne me répond plus !

    Le français libère mes lèvres et s'éloigne de quelques centimètres, m'observant toujours de la même manière. Et je ne fais que le regarder aussi. Mes paupières tremblent, je voudrais que tout explose, mais tout est prisonnier.
    Sa main se glisse dans mes cheveux et les caresse, tandis qu'il me murmure :


    - Si tu savais combien de fois j'ai voulu te le dire... T'embrasser, te toucher, te chérir... Mais tu n'aurais jamais pu comprendre. Cette haine pour ton frère t'obsédait démesurément. Youri était un obstacle pour nous deux, et je ne pouvais plus permettre qu'il détruise ta vie. J'ai fait ça pour toi, Mihaïl... pour nous... Dès le jour où je t'ai vu je suis devenu fou de toi, et tu m'appréciais au point de me faire confiance, alors j'ai voulu tout faire pour te rendre heureux.


    François... Pourquoi n'ai-je rien vu venir ? Maintenant que tu le dis ça me semble tellement évident... Tu étais tellement attentionné, tu prenais soin de moi, quand j'avais besoin de toi tu étais toujours là... Et tu semblais boire mes paroles sans jamais t'en lasser, tu étais le seul avec qui je pouvais communiquer. Avec toi tout n'était que sincérité, simplicité... Parfois même je me demandais si tu existais vraiment, si je ne t'avais pas tout simplement inventé. Tu étais l'ami si parfait que, certains soirs, tu ne pouvais être qu'imaginaire...


    - Tu verras... Tu finiras par comprendre ce que j'ai fait, et ce que je vais faire maintenant. Tu es un homme triste, Mihaïl, je vais te rendre heureux, je te le jure. Et nous ne nous quitterons plus. Quand le moment sera venu, tu deviendras comme moi. J'attendrai tout le temps qu'il faudra pour que tu me comprennes et que tu m'aimes.


    Il soulève mon corps dans ses bras, comme si je n'étais qu'un simple fêtu de paille. Ma tête tombe en arrière et le décor se met à défiler à l'envers.
    Quelques instants plus tard, nous nous retrouvons dans l'ambiance chaleureuse de son salon, et je sens revenir mes forces petit à petit. Je le repousse brusquement et m'écroule par terre. Je me relève et m'éloigne aussi vite que possible, rasant les meubles et les murs, pour me tenir le plus loin possible de lui. Vas-t'en, démon !!
    Il observe ma réaction en silence et ne réagit même pas en me voyant me saisir d'un couteau à pain déposé sur le bar. Je le brandis au-dessus de mon épaule, prêt à frapper s'il ose s'approcher de moi à nouveau.

    Une lueur d'absence. Tout ceci n'a vraiment aucun sens. Que voulais-tu dire en me promettant que je deviendrai comme toi ?
    Je regagne la réalité et François n'a toujours pas bougé. Comme s'il ne faisait qu'attendre le coup fatal de ma part, en toute sérénité.
    Je secoue la tête pour remettre mes neurones en place.


    - Non mais j'hallucine ! C'est pas possible ! Mais t'es complètement frappé !! Espèce de psychopathe, je vais te pulvériser !


    Et je me jette sur lui brusquement, plantant le couteau dans son ventre. Une expression de terreur, et François s'écroule sur moi. Je le pousse et il s'étale au sol. Le couteau ensanglanté glisse de ma main pour percuter le sol dans un bruit sourd.

    Je m'agenouille près du corps étendu. Mort... Il est déjà mort... Encore un !
    Cette fois c'est sûr, je brûlerai en Enfer. Satan, accueille-moi dans tes bras chaleureux... Tu sais, j'ai tellement froid...

    Je cherche du regard une corde pour me pendre, j'en peux plus.

    Et soudain François se redresse à une vitesse impressionnante. Il m'a manipulé ! Et il rigole, ce connard !! Sans que je ne puisse comprendre quoi que ce soit ni même réagir, il bondit sur moi. Je mords son avant-bras de toute la force de ma mâchoire, place mon genou contre sa poitrine, et éjecte l'indésirable au-dessus de moi. Il s'écrase lourdement contre un pied de la table. Tandis qu'il se redresse, j'en profite pour récupérer le couteau et lui sauter dessus dans le but de le trouer de parts en parts.
    T'en as pas eu assez, hein ?! Pourriture !

    Tout à coup, il bloque mon bras et exerce une pression bien placée sur mon poignet pour me faire lâcher mon arme. Il ne cesse de sourire et ça me déstabilise...
    François retourne brusquement mon bras dans mon dos, m'arrachant un cri de douleur. Mon visage percute le sol et je m'y retrouve projeté à plat ventre. Il m'enjambe et s'installe à califourchon sur le bas de mon dos, m'immobilisant complètement.


    - Sauvage le petit russe, hein ? Je m'en doutais. Tu me cachais bien ton jeu. Tu te débats comme une bête ! Je crois que tu as besoin qu'on te dresse...


    Il se penche sur moi, arrache le col de ma chemise d'un geste brusque, se saisit violemment de mes cheveux pour les tirer sur le côté, et plante ses dents acérées dans ma gorge. Je gémis sous la douleur, je le sens aspirer mon sang, c'est terrifiant ! C'est un monstre...
    Je ne comprends plus ce qui se passe, tout est tellement surréaliste !
    Je tente à nouveau de me débattre sous son emprise, mais je suis complètement bloqué, et plus je bouge, plus il remue ses crocs dans mon corps. Dégage de là, sale parasite ! Tu te prends pour un vampire ou quoi ?!
    Je finis par me calmer, je ne parviens pas à me défendre. Il possède une force considérable. Si seulement j'avais pu soupçonner quoi que ce soit... Si seulement j'avais ouvert les yeux, oublié un instant Youri et notre triste sort ! Tout ça ne serait pas arrivé...

    Mon Frère, si tu savais combien je m'en veux... Tu es mort par ma faute !!
    Jamais je n'aurais pu te tuer moi-même... Jamais... Quelque part, je me disais qu'il subsistait un espoir pour nous, aussi insignifiant soit-il. Et avant de m'endormir le soir j'y pensais, et j'y croyais dur comme fer. En me réveillant le moral était tout autre, quand je croisais ton regard la flamme s'éteignait en un quart de seconde... Pour renaître le soir suivant, et ainsi de suite...
    Jusqu'à ce que ta mort s'en suive.

    Je me mets à pleurer... M'en fiche que François s'en aperçoive, j'en ai rien à foutre de lui, rien à foutre de moi... J'en peux plus... Tue-moi, François, tue-moi ! Vide-moi jusqu'à la dernière goutte de sang. Jusqu'à l'écoeurement.
    Est-ce que mon désespoir possède un goût ?

    Il relâche ma gorge et se redresse avec un râle de satisfaction.


    - Un an que j'attendais cet instant... Un an ! Tu n'imagines pas à quel point ce fut difficile de résister. A cela... et tant d'autres choses...


    Il glisse sa main froide sous ce qui reste de ma chemise et commence à caresser ma colonne vertébrale, de haut en bas... puis s'arrête en arrivant à ma ceinture, et se penche à nouveau sur moi. Son index vient sécher une larme au coin de mon oeil. Sa voix se fait beaucoup plus douce, comme pour me rassurer.


    - Ne pleure pas mon ange... Tu n'as plus d'ennuis maintenant. Je veillerai sur toi jusqu'à la fin des temps. Je t'offrirai plus d'affection que tu n'en as jamais eu. Tu seras heureux, je te l'ai promis. Je t'aime, Mihaïl. Et même si ce n'est pas réciproque, ça viendra. Le moment venu, je t'emmènerai dans un paradis pour les immortels, et je ferai de toi l'un des nôtres.


    - Et si je refuse ?


    Toujours au-dessus de moi, il me retourne d'un geste et plaque mes poignets contre le tapis. Un sourire s'étire sur ses lèvres. Et au contact de ses doigts resserrés sur mes bras, je sens à nouveau mon corps m'abandonner. Ma tête roule sur le côté. Impuissant... et je ne peux même plus assister.


    ..::Tu finiras par comprendre... J'en suis certain::..


    Il déchire ce qui reste de ma chemise. Ses lèvres sur mon torse me brûlent. Le cliqueti de ma ceinture retentit et les boutons de mon pantalon se libèrent les uns après les autres. François... Je t'en supplie, ne fais p
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    Atticus

    Atticus

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    MessageSujet: Re: 28 - Némésis.   28 - Némésis. EmptyDim 9 Jan - 16:41
    Je t'en supplie, ne fais pas ça ! Je t'en conjure, tout mais pas ça...

    François...

    Tout est tellement absurde que je ne parviens pas à te haïr...
    Tu fus mon meilleur ami hier... Tu deviendras mon pire cauchemar demain. Aujourd'hui est encore si flou...




    Youri Egonov


    15 mois plus tôt


    Je regarde le corps du clochard sous moi, son sang coule en moi, mon corps devient plus fort, je le sens; la puissance court dans mes muscles. Je ne suis pas mort, ! Enfin, si , techniquement, mais je survivrai, et vous allez tous payer ce que vous m'avez fait !

    En attendant, tu fais quoi là Youri ? Regarde autour de toi, c'est la zone, tu es à poil et tu ne sais même pas où tu es !

    Avec des gestes rageurs, j'ote les fringues puantes du clodo pour les revêtir. Je me redresse, je titube légèrement mais je tiens debout ! Ca me frappe au coeur, cet organe qui s'est arrêté de battre dans ma poitrine. Ainsi, je peux marcher, courir !

    D'ailleurs, en un instant, je me mets à courir, riant hystériquement en constatant ma vitesse inouïe ! Et même pas le problème de l'essouflement. Je quitte en courant la succession d'immeubles abandonnés, les gravats.

    Arrivé dans un endroit un peu mieux éclairé, je me stoppe, incertain. Je ferme les yeux, c'est incroyable tout ce que mes sens me murmurent. Je sens l'odeur des gens qui sont devant la bouche de métro là-bas, j'entends leurs battements de coeur, je me lèche les lèvres d'un geste inconscient. Le clodo m'a laissé un sale goût dans la bouche. J'ai encore Soif.

    Plus lentement, je me dirige vers eux quand il descendent les marches, je m'engouffre avec eux dans les couloirs souterrains. C'est un couple d'amoureux qui ne cesse de se lécher la pomme. Sur le quai désert, ils s'installent sur le même banc et je me rapproche lentement. J'entends leur sang murmurer des douceurs à mes veines avides.

    Ils sont inconscients du danger, ils s'embrassent encore mais ils s'arrêtent brusquement quand je me m'assoie sur le banc d'à coté. Le type me jette un oeil dégouté, la fille plisse le nez et j'en rajoute :

    " Une tite pièce m'sieur dames ? "

    Il se lève, entrainant sa nana un peu plus loin, tu vas voir si tu vas longtemps jouer l'offensé toi ! Je l'ai pensé et presque immédiatement me voilà à coté d'eux. Putain quelle rapidité ! C'est incroyable ! L'homme me repousse brutalement, s'attendant sans doute à ce que je m'effondre, mais justement sa bourrade ne me fait pas bouger d'un pouce. Comme si j'étais en acier trempé !

    Je relève les yeux vers lui, un sourire aux lèvres et je secoue négativement la tête. Il commence à puer la peur, ça envahit mes sens, ça m'enivre ce parfum qui s'exhale de sa peau !

    Il attrape la main de sa copine et tente de me dépasser, mais une de mes mains le saisit par le cou pour le plaquer au mur. Il se débat vainement, la fille crie, tente de me faire lâcher prise mais c'est déjà foutu. La Soif est impérieuse, insatiable, je le sens en moi, je dois boire encore. Mes crocs déchirent sa peau et le divin nectar s'écoule dans ma gorge, je lui vole sa chaleur, sa vie.

    La fille panique totalement et s'enfuit en courant. Peu importe, je la rattraperai facilement, je suis puissant, rapide, je suis libre. Et vous savez quoi ? J'adore être un foutu mort-vivant ! Je pourrais presque remercier cet enfoiré de François du cadeau qu'il m'a fait ! Presque...

    Le corps de l'homme s'écroule à terre et avant même qu'il ai touché le sol, je suis sur la fille. Elle me supplit, se débat, mais je ne vois plus rien, je n'entends que son coeur battant à mon oreille, le sang qui se fraye un chemin affolé dans ses veines débordantes. Je mords, je déchire, je bois, le corps secoué d'un tremblement irrépressible de plaisir.

    Je la lâche, son coeur ne bat plus et je me sens encore plus puissant, mes jambes sont fortes, rapides. Il faut que je me change mais c'est trop dangereux de piquer les fringues de l'homme que je viens de tuer. Je change de quai et dès qu'une rame se pointe, je m'engouffre dedans sans même regarder où elle me conduira.

    Le front contre la vitre du métro, je me demande ce que je vais faire maintenant. Je suis un tueur, bon d'accord, avant de mourir je l'étais déjà seulement là, je l'ai fait volontairement. Trois personnes en même pas deux heures ! Ca ne te fait rien, Youri ? Non, bizarrement, je ne ressens qu'une froideur de glace, c'est eux ou moi et mon égoïsme proverbial a décidé de leur sort. Je ne mourrais pas, François, Mihaïl, je vous jure que vous allez payer ces mois de souffrance entre les mains de cet enculé.

    Pendant une seconde, des images me reviennent, je serre stupidement les poings, mon corps brisé, encore et encore. Son sourire que j'aurais tellement voulu lui arracher. Comme il me faisait ramper pour accepter de me nourrir, comme il a profité de mon corps en m'humiliant encore plus. Une bouffée de haine et de rage et ma main passe à travers la vitre, le verre sécurit cédant sous ma colère.

    Je regarde ma main sanglante guérir sous mes yeux. Non, plus jamais personne ne me piétinera comme ça. Je suis fort, fort, bordel ! Je vais leur faire payer !

    En attendant, si tu réfléchissais un peu, Youri ? Parce qu'il va bien falloir que tu trouves un abri pour la journée. T'es un vampire, tu dors le jour et le soleil te tuera. Tu n'as pas de fric, tu n'as même pas pensé à fouiller l'abruti que tu viens de buter. Alors secoue-toi parce que sinon ta vengeance se dissipera avec toi au soleil du matin. Tu n'es pas sorti de ce putain de trou pour griller, non ?

    Je jette un oeil sur la ligne dans laquelle je suis et je descends à la station suivante. Je ne suis pas très loin de l'appartement, n'est-ce pas ? Ce foutu trou où je suis mort. Je doute que mes deux ennemis s'y trouvent, ils sont partis. Mais au moins, je trouverais mes fringues, j'ai même un tout petit peu de fric planqué, de quoi au moins subsister quelques jours.

    Une demi-heure plus tard, je me glisse dans l'immeuble où je pensais ne jamais remettre les pieds. Dans la petite cour, sous le pot de fleur, le double de la clé est encore là, Mihl n'a pas du y penser en partant. Ca m'arrange !

    Je fais très attention à ce que personne ne m'aperçoive et je rentre dans l'appartement. Une odeur de sang séché me submerge, voilà c'est là, à cet endroit précis que je suis mort. C'est étrange de se dire ça.

    Il y avait des scellés sur la porte et tout a été fouillé apparemment. Dans ma chambre, je remets pourtant la main sur mon argent. J'ôte les fringues puantes que je porte et je m'accorde une douche brûlante. Du moins, je pense, je vois la fumée s'élever mais sur mon corps, je ne sens pas vraiment la différence de température.

    Je m'essuie, m'attardant une seconde sur le miroir. Putain, pas de reflet ! C'est dingue, flippant ! Je m'en arrache péniblement pour enfiler des vêtements propres. Et maintenant, Youri ?

    Je ne sais pas. Bon dieu, je ne sais pas... Je fais le tour de l'appart, mon coeur mort étreint par une angoisse indéfinissable. Mon fauteuil, mon putain de fauteuil d'handicapé ! Soudain, je craque, je le démonte, lui collant des coups de pied furieux avant de m'affaisser par terre. J'ai envie de hurler, je ne sais plus où j'en suis, bordel ! Mort ? Vivant ? Qu'est-ce que je suis ? Et pourquoi est-ce que je crève d'envie que tu sois là Mihaïl ? Je te déteste, je veux ta mort, je veux que tu crèves !

    Et je reste là au milieu des débris de mon fauteuil, seul, comme toujours.... Comment on peut survivre quand on est seul à en crever ?


    De nos jours


    Qu'est-ce que tu fous, Youri ? Tu voulais le tuer, non ? Tu voulais qu'il souffre et qu'il crève ! Tu voulais être libre, ne plus sentir le poids de toutes ces accusations muettes ! Le poids de vos deux vies gâchées ! Alors pourquoi tu rampes comme un chien jusqu'à lui ! Arrête de chialer, Youri ! Tu n'es pas faible, bon Dieu, tu es fort ! Plus fort que lui !

    J'ai beau me maudire moi-même quand je me redresse pour me tenir devant mon frère, affronter son regard de si près, je ne sais pas vraiment ce que je vais faire. Et puis ça vient tout naturellement, comme si mes mains bougeaient toutes seules, je libère un de ses bras, restant à le fixer comme un débile. Je n'arrive plus à réfléchir correctement, l'angoisse en moi prend toute la place, déchire mon coeur mort de ses serres glacées. Pourquoi je fais ça ? Tu veux qu'il te bute, Youri ? Non, parce que si ce n'est pas le cas, c'est bien imité ! Tu te rends compte que ta rage t'a affaibli et que si tu le libères, tu seras à sa merci ? Oui, je le sais, mais je n'arrive plus à entretenir ma colère.

    Le temps parait s'arrêter quand nos regards s'emmêlent. Encore des souvenirs qui me reviennent en tête, une chanson qu'il me chantait quand j'étais qu'un môme, nos bagarres, les diners silencieux où on entendait juste le bruit de nos couverts et de notre mastication.

    Alors, Mihl ? Qu'est-ce que tu vas faire ? Tu vas corriger ton ordure de petit frère ? Une part de moi le souhaite désespérément à cet instant parce que c'est le seul moyen de ranimer ma rage et mon désir de vengeance. Comment je peux être aussi paumé, bordel ? Pourquoi je ne trouve jamais ma place ? Où est-ce qu'elle est ma foutue place ?

    Vas-y parle ! Insulte-moi, crâche-là enfin cette haine que tu as de moi, ce dégout ! Regarde le monstre qu'est devenu ton frère !

    Les premiers mots qu'il me jette me prennent totalement de court, je reste juste là à le fixer. Bordel Mihaïl, j'étais si persuadé que tu voulais que je me barre et que tu n'entendes plus jamais parler de moi. J'hésitais, si tu savais combien de fois j'ai préparé ma valise pour emménager définitivement ailleurs. Et chaque fois, je finissais par renoncer. Sans même savoir pourquoi. Cette putain de solitude sans doute. Je crois que je préférais ton mépris, ta haine et nos bastons à cette angoisse qui me soufflait que si je quittais la maison, je serai définitivement invisble et seul, si seul.

    Il bouge et, même après ces quelques mots, je m'attends encore à ce qu'il me balance sa main dans la tronche, pourtant, je reste là, comme figé. Lui passe ses doigts las dans ses cheveux, si semblables aux miens, une des seules bontés de Mère Nature aux frangins Egonov, de beaux tifs !

    Quand je vois les larmes qui s'écoulent de ses yeux, j'ai comme la sensation que quelque chose se déchire à l'intérieur de moi. Mais ça va, Youri ! Bordel, tu voulais qu'il souffre ! Oui, mais là, je... Je ne sais plus...

    Il relève le visage et ses yeux débordants de larmes scrute les miens, encore rougis du liquide écarlate. Et puis sa main se referme sur mon col et il m'attire à lui dans, nos visage maintenant si proches l'un de l'autre. Je ne bouge pas, lui rendant juste son regard. Comme si on pouvait trouver une étrange vérité dans cette confrontation. Mais après tout n'est-ce pas ce que j'ai cherché dans un sens ? Une fin à tout ça ! Quelle qu'elle soit.

    Quelque part, une petite voix intérieure me chuchote qu'il va me filer un sale coup de tête dans deux secondes si je ne réagis pas. Mais je suis incapable de faire un mouvement, presque suspendu à ses lèvres pour le coup.

    Et soudain, sa main libre glisse dans mon cou et il colle ma joue à la sienne dans un geste étrangement tendre auquel je ne suis plus habitué. Il y a combien de temps que tu n'avais pas fait ça, Mihl ? Quand j'ai perdu mes jambes, jamais tu n'as eu un geste, un regard, qui m'aurait permis de penser que tu n'étais pas heureux de me voir réduit à l'état de larve gémissante.

    Je me laisse curieusement aller contre la joue rugueuse de mon frangin, étrange d'entendre à ce point-là son coeur résonner à mes oreilles, c'est si puissant. Et puis, cette phrase qu'il murmure fait céder une digue en moi et je me retrouve encore comme un putain de môme impuissant, incapable de retenir les larmes rouges qui s'écoulent de mes yeux.

    Mon poids entier repose sur lui et je n'essaie pas de me dégager de son étreinte pendant qu'il continue à parler, à expliquer. Sa voix n'est que murmure et pourtant chacun des mots s'enfonce profondément en moi , même si j'ignore quel effet ça me fait. Soulagement, douleur ? Je ne sais pas. Mais ça me fait du bien.

    J'ai toujours cru que tu me l'avais envoyé, tu sais...

    " Il... Il a dit que tu lui avais demandé de le faire parce que tu ne voulais pas avoir mon sang pourri sur les mains... Et qu'il m'avait transformé pour me faire payer plus cher tout ce que je t'avais fait... Et j'ai payé... "

    Putain, Youri, un peu de dignité, quoi ! On dirait un gamin, encore ! Mais au fond n'est-ce pas ce que je suis à l'intérieur ? Un môme trop vite grandi qui a toujours frimé pour ne pas montrer aux autres à quel point il est seul.

    Et puis, je m'aperçois que tu as souffert entre ses mains, toi aussi. Je le sens dans ta voix, dans ton étreinte qui se resserre quand tu parles. Bon Dieu, cette ordure s'est vraiment amusé avec les Egonov !

    " Il disait que tu étais libre, heureux... Que tu ne t'étais jamais senti aussi bien... Je sais... J'aurais du deviner, mais je... Enfin, il était si persuasif et il paraissait si heureux... Sauf quelquefois et là il était encore pire que d'habitude... "

    Je ne bouge pas, peu désireux d'échapper à l'étreinte de mon frère, même si je sens un peu trop peu le sang bouillonnant dans ses veines, la Soif me brûle, je suis si faible, bordel ! Encore !

    Et puis il me dit de quelle façon il a buté notre tortionnaire et mon corps manifeste quelques spasmes nerveux, comme si cette nouvelle me faisait réagir physiquement. Et pour cause, je ne suis pas né comme la majorité des néo-nates, celui qui m'a enfanté l'a fait parce qu'il voulait me détruire encore plus méthodiquement et méticuleusement. Est-ce ce que j'avais l'intention d'infliger à Mihaïl ? J'ai tellement rêvé de ça, lui dans cette chaise et moi au-dessus, tenant la lame. Tout ça pour être incapable de faire quoi que ce soit à part m'effondrer comme un con ! Mais, bon, passons !

    " Moi aussi... Je voulais le faire payer... Qu'il souffre... Que toi aussi, tu souffres..."

    Ma voix ! Putain ce qu'elle me parait ridiculement faible, gémissante, brisée... Mais je continue pourtant :

    " Ca fait une semaine que je te regarde de loin... Que j'épie le moindre de tes mouvements dès que tu es hors de ta suite... J'avais tout si clairement en tête, t'enlever, te torturer et puis te crever... Ca parait si simple quand ça fait des mois que tu ne vis presque plus que pour cette foutue obsession... Et là...Je... Je ne sais plus... "

    Une autre larme écarlate s'évade de mon oeil, dévale ma joue pour aller s'échouer quelque part vers le sol.

    Et puis tout s'arrête encore une fois, tout se fige alors que Mihaïl resserre son étreinte sur moi, ma joue glissant de la sienne pour aboutir dans son cou. là, mes sens surnaturels sont à nouveau submergés, assaillis. Bordel, Mihaïl, tu te rends compte que je risque de te mordre, là ?

    Oui, en fait, je crois qu'il le sait... Le silence s'étire, je tremble légèrement et cette main rassurante sur ma nuque me fait du bien. Alors, je ne dis rien, mes bras se nouent presque naturellement autour de son cou, mes crocs effleurent sa peau lentement. Et comme il ne proteste pas, mes canines s'enfoncent dans sa chair et le plus doucement possible j'aspire le sang de mon frère ennemi.

    Je sens ma force revenir à mesure que sa Vitae m'abreuve, ironique dans un sens, non ? Le même sang qui coule dans nos veines... Ce sang que je voulais verser.

    Je m'arrache à sa chair, puis je me perce un doigt pour guérir la blessure, qu'il ne se vide pas de son sang maintenant. Car à bien regarder, Youri, tu ne souhaites plus vraiment sa mort, n'est-ce pas ?

    Je me redresse, même si bizarrement je reste contre lui mais c'est pour le regarder encore une fois dans les yeux alors que j'essuie les traces qu'ont laissé les larmes écarlates sur mon visage d'un revers de main.

    " Merci... "

    Ma voix n'est qu'un souffle et je baisse insensiblement la tête avant d'ajouter, mes lèvres s'animant d'un semblant de sourire :

    " On a l'air vraiment con, là n'est-ce pas ?"

    _________________

    Mihaïl Egonov



    Il t'a fait gober tout ça... et tu l'as cru ? N'as-tu donc pas compris que c'était pour te faire mal, ou bien peut-être étais-tu persuadé que j'étais devenu encore plus pourri qu'avant ? Nous nous connaissons si peu, Youri. Nous apprenons à nous connaître depuis cinq minutes...

    Et ton obsession, mon Frère... Qu'est-elle devenue ? Tu ne sais plus... Vais-je mourir de ta main cette nuit ?

    Pourquoi est-ce que je t'incites à te nourrir avec moi ? J'en sais rien. Je ne me rends plus vraiment compte de ce que je fais ou penses. Je crois qu'au fond, je voudrais te faire confiance, même si je me l'interdis. Je voudrais me rattraper, tout faire pour que tu te sentes bien, alors que j'aurais pu mieux faire bien avant aujourd'hui. Ton absence m'a offert un peu de recul et aujourd'hui je pense être en mesure de comprendre certaines choses que je fuyais auparavant...
    Maturité. C'est bien le mot que je cherche.

    Dis-moi, Youri, tu crois que je pourrais être un bon frère, un bon père, aujourd'hui ? Non bien sûr... Tu serais bien le premier à ricaner de cette idée.

    Son geste est d'une infinie douceur... On m'a rarement mordu avec tant de délicatesse. Sa morsure est semblable à l'unique que j'ai offerte à Edwin... si délicate, tellement... troublante.
    Toi qui voulais me faire davantage de mal... Te voilà en train de me prouver quelque chose que j'ai du mal à définir. La confiance, une lueur d'espoir, ou peut-être simplement le fait que notre haine ne soit qu'une variante d'un amour fraternel hors du commun et de tout contrôle ?

    Si je n'avais pas déjà tout versé, sois certain que j'en pleurerais encore. Mon coeur saigne encore et toujours, mais je ne sens plus sa douleur. La souffrance est en train de muter, progressivement, et la frontière entre la haine et son opposé est si fine, je me retrouve en train de l'enjamber. Le précipice n'est finalement qu'une petite fissure et je demeure un pied de chaque côté, figé sur place... complètement perdu. Les fondations finiront-elles par s'affaisser ? J'ai déjà si peu d'équilibre.


    Un moment de faiblesse, d'absence, et ma tête part en arrière, retenue par le bras de Youri. Le plafond s'obscurcit, puis se déchire, pour n'être qu'un amas de nuages blancs. Les flocons s'éparpillent, portés par le vent sibérien. Je redresse le visage et me voilà dans un cimetière, entre Youri et Vova, assis dans la neige, face à une pierre tombale gravée en cyrillique aux noms d'Ivan et Ayana Egonov.

    Les cinq survivants seront bientôt statufiés, figés dans la glace de l'Enfer Gelé. Ils ne bougent plus. Respirent-ils encore ? Les passants se le demandent.
    Au bout d'un long moment, Mika se lève et s'en va, imité par Vova, puis Alexeï. J'adresse un regard à Youri, puis plonge la tête dans le creux de mes bras, genoux repliés contre moi.

    Une éternité plus tard, je me demande si mes fesses n'ont pas gelé dans la neige. Je ne sens ni mes pieds, ni mes doigts. Mon visage est douloureux, comme écorché vif par le vent glacé. Mon manteau est recouvert de blanc, la chaleur humaine ne suffit plus à les faire fondre... Il faut croire que je n'en ai plus. Je finis par me redresser, me rapproche de la tombe de mes parents, et dépose mes lèvres gercées sur la pierre neuve, d'une infinie tendresse.

    Je me lève. Et tandis que le cadavre ambulant marche sans but, errant parmi les tombes comme une âme en peine, un jeune garçon surgit d'entre les stèles. Il se jette sur moi et me serre tellement fort dans ses bras qu'il pourrait me briser. Dans l'état où je me trouve, un bon coup de vent pourrait m'éparpiller.
    Je n'ai ni la force physique, ni la force mentale de pouvoir rendre à Mika cet élan d'affection soudain. Je me contente de baisser la tête et de laisser pendre mes bras le long de mon corps.
    A quoi bon rester debout... La femme de ma vie est morte, et son corps repose en terre.
    Sans pouvoir me retenir, je tombe. Et la chute est longue, vraiment très longue. Le paysage se déforme, je vois Alexeï se précipiter vers moi en hurlant mon prénom. Les douze ans de Mika n'ont pas pu me soutenir. Je m'abandonne, et je m'étale, entendant résonner longuement le son que produit mon crâne sur une quelconque pierre tombale.

    Le noir complet, le vide. Le néant absolu. Et puis on allume la lumière au-dessus de moi, elle vient de haut, de très haut, elle est inaccessible. C'est une vieille lampe à huile qui se balance au bout d'un fil de fer, en grinçant. Autour de moi, l'obscur, rien que l'obscur, et je ne quitte pas le faisceau de lumière, car j'ai peur.

    Nous sommes dans ma tête.

    Je m'allonge sur le sol, doigts croisés sur le ventre, et je ne quitte pas la lumière des yeux. Elle n'est pas aveuglante, et malgré la distance je distingue parfaitement la forme de la lampe.
    Une silhouette se découpe dans le faisceau. Un visage se penche au-dessus du mien. Mal rasé, un regard sombre, un faciès slave taillé à la hache. Ivan ?!


    - Qu'est-ce que tu fais là ?! Lève-toi, mon fils ! Affronte !


    - Mais Papa...


    Il s'éloigne soudainement et se fond dans l'ombre. Non, Papa, ne t'en vas pas ! J'ai besoin de toi !
    Je me redresse subitement et fixe un point invisible dans l'obscurité.
    Ne me dis pas ce que je dois faire... quand tu n'es pas capable d'en faire autant. Les leçons de morale à deux balles, le "Sois fort, mon fils"... comment veux-tu que ça aie un impact sur moi ? Toi tu as cessé d'affronter quand j'avais quinze ans. Et tu nous as laissés tomber. Tu ne m'as jamais appris à être fort, d'ailleurs que m'as-tu offert à part ton oreille musicale ? Pas grand chose. Pas de temps, de trop courtes doses d'affection, aucun appui. Ca fait longtemps que je sais pourquoi, la force des choses a fait que je comprenne très jeune qu'il fallait qu'on se tue à la tâche pour bouffer tous les jours.

    Mais ne demande pas à un gosse de quinze ans, qui n'a que peu connu son père, de le remplacer de manière exemplaire, et de savoir quoi faire en toutes circonstances comme si par miracle la solution tombait du ciel.
    Affronter ? Mais affronter comment ? Et affronter quoi ? Moi-même ? Car il est là, le problème.

    La lampe à huile grince. Elle se déplace. Le fil de fer s'allonge et la descend de quelques mètres, elle se rapproche de moi, et je relève la tête pour la fixer. Lorsqu'elle s'arrête, je ralène le regard à ma hauteur et constate que le faisceau s'est élargi, englobant toute une série de miroirs qui m'encerclent. Ils étaient cachés dans l'ombre, et je ne pouvais les voir jusqu'à présent. Ils se dressent autour de moi, ils sont immenses, et au nombre de trente. Un pour chacune de mes années, reflétant différents débris de ma vie. Nombre d'entre eux contiennent le regard haineux de Youri.
    Les miroirs explosent, les uns après les autres. Je plonge mon visage dans mes bras pour le protéger des éclats.

    Lorsque je relève enfin le visage, Ayana est devant moi, assise par terre, vêtue d'une blouse d'hôpital. Elle est si pâle, ses longs cheveux raides et noirs encadrant son visage angélique... J'en tremble. Sa main froide vient caresser ma joue et elle me sourit.


    - Ma lumière au bout du tunnel... C'est toi, mon fils.


    Tout comme tu es la mienne, Maman... J'ai si souvent rêvé de te retrouver. Je tiens plus à toi qu'à toutes les merveilles de ce monde, et la mort m'est familière, car elle porte ton visage. Si on m'offrait la délivrance, l'aller simple au royaume des morts, je n'hésiterais pas une seule seconde... si seulement on ne se bornait pas à me retenir ici.
    Je glisse ma main sur la sienne et serre ses doigts dans les miens, avant de venir embrasser sa paume glacée, fermant les paupières, laissant s'écouler sur nos doigts une larme acide. J'ouvre les yeux à nouveau et c'est pour rencontrer le regard... d'Edwin. Je ne libère pas ses doigts, je les garde précieusement contre ma joue.


    - Mon Autre... je t'aime, je te le jure.


    - Ne me mens pas. Ne TE mens pas... L'amour profond, puissant, indestructible, il n'y en a que pour ta mère. Ce que tu ne t'avoueras jamais... Ce que tu ne M'avoueras jamais.


    Et il se libère de mon étreinte pour rejoindre lui aussi l'obscurité.
    Me laisse pas là, tout seul... Je t'en prie...

    Je baisse encore la tête... Et la lumière s'éteint.


    Lorsque je la relève, j'ai le vertige. Je reconnais l'atelier, je sens la pression de ma main sur la nuque de Youri, son corps contre le mien... ses crocs dans ma gorge. Ses bras froids dégagent une chaleur inexplicable, je me sens envahi comme d'une première bouffée d'oxygène, et mon coeur tambourine dans ma poitrine, résonnant dans tout mon corps. Tellement fort ! Tellement puissant ! Comme si c'était la première fois que j'avais conscience de sa présence.
    Je me sens vivant et pourtant faible, tandis que la force lui revient. Je ne comprends plus ce qui nous entoure, depuis combien de temps suis-je parti ? Suis-je seulement réellement parti ? Je ne sais pas... Je ne sais plus. Une hallucination, un rêve éveillé ? Je ne me sens pas bien, j'ai mal au visage, aux côtes, partout où il m'a violemment frappé un peu plus tôt, mais là où ça fait le plus mal... c'est là où il a toujours su viser juste.

    Il s'éloigne, et au contact de son doigt je sens l'entaille se refermer. C'est bien la seule de mes plaies que l'on pourra cicatriser.
    Youri efface ses larmes rouges d'un revers de main, et la mienne glisse le long de son bras pour lamentablement pendre le long de la chaise.
    Je hausse mes épaules fatiguées en guise de réponse à son remerciement. Un léger sourire se dessine sur mon visage sanglant quand l'auto-dérision décide de s'imposer pour détendre l'atmosphère.


    - A qui le dis-tu, frangin... Avec la tronche qu'on tire, même le club des zombies ne voudra pas de nous. Ils vont nous retirer notre carte de membre.


    Une vanne pourrie vieille de quatre ans, je ne sais même pas si tu t'en souviens. Ce jour-là j'étais particulièrement sérieux, mais cette nuit je laisse échapper un léger rire nerveux, je me fous de notre gueule et c'est trop bon.
    Il vaut mieux en rire... que de s'entretuer.
    Durant quelques secondes, j'oublie où nous sommes et ce qui se passe, et ça me remet les neurones en place.
    J'ai un peu de mal à me remettre de mes émotions, mais ça finira bien par s'estomper.

    J'observe mon frère, à nouveau, et je me rends compte à quel point il a changé depuis notre départ de Novossibirsk. Bien au-delà de la vampirisation...
    La douleur nous a rongés, a davantage prononcé nos traits slaves.

    J'ai du mal à croire à ce qui est en train de se passer... Si j'étais pas attaché à une chaise, je serai prêt à me lever, lui balancer une claque franche et virile dans le dos, avant de l'inviter à boire un coup pour nous détendre. Tu sais, mon gosse, je connais un super bar en ville où le troisième verre de vodka est offert. Et si on y allait ? Et si on se tapait dessus, complètement bourrés ? Ah ouais mais nan, t'es super fort maintenant, tu cognes dur, et j'ai déjà mal un peu partout, sans parler de mon nez j'ai une douleur à une côte qui me rappelle sa présence à chaque fois que j'inspire.

    Et si... on se tapait dessus jusqu'à ce qu'on ne se souvienne de rien, toi et moi ? Et si on remontait le temps, et si je te racontais des contes russes avant que tu t'endormes, et si je te chantais Kalinka pour t'apaiser quand tu pleures ? Et si tu te foutais de ma gueule parce qu'en prime je te fais cadeau de la danse qui va avec ?

    Et si... on se parlait, si on se comprenait, si on se faisait confiance ? Si ces dernières années n'avaient été qu'une mauvaise blague ?
    Et si tu me protégeais de ce monde de dingues ? Et si tu devenais mon grand frère à moi ?

    Ma vie entière est une erreur que je n'ai jamais su réparer. Jusqu'à aujourd'hui, je crois que je n'avais pas réalisé à quel point. J'étais tant plongé dans le noir et dans mes emmerdes que j'ignorais même que mon frère souffrait par ma faute... Je ne suis qu'un foutu égoïste.
    Mais... Et si ce n'était pas trop tard pour y remédier ? Et si nous devenions des frères exemplaires ?
    c'est ça, ouais... Comme si tu pouvais oublier ce que je t'ai fait, tirer un trait dessus, et me faire confiance... Je serai toi, je crois que je ne le ferai pas. En fait c'est même certain, je suis tellement minable, je ne mérites l'intérêt de personne...

    Mais sois sûr que je n'ai pas été salaud au point d'en finir avec toi par le biais de cette enflure de François.
    Lui, encore et toujours lui... Lui non plus ne m'a jamais vraiment quitté, il a sa place dans mes cauchemars quotidiens, et dès qu'un homme pose sa main sur moi, c'est son visage et son sourire qui apparaissent devant moi pour me faire hurler, fuir, et me débattre. François est ma bête noire, mon croque-mitaine, mon monstre sous le lit, mon Père Fouettard, ma peur du genre humain et inhumain. Quand je pense à lui, je me retrouve comme un gosse enfermé dans un placard avec des araignées.

    Je ne te raconterai ça qu'une fois, alors écoute bien, mon Frère, car jamais plus je n'évoquerai ces deux mois qui ont achevé de ronger les ruines de ma vie...
    Une inspiration, et puis je vide mon sac une seconde et dernière fois. La première occasion fut cette soirée avec Elizabeth et Edwin, que je n'oublierai jamais.
    Comment savoir jusqu'où je dois aller ? Tu as certainement compris l'idée, mais autant être clair, pour une fois. Le silence ne nous réussit pas...


    - Libre... Heureux avec François... Je l'étais probablement autant que tu devais l'être à ce moment-là. La nuit où il t'a... tué... il m'a enlevé et séquestré. Il disait m'aimer, et t'avoir définitivement éliminé pour que tu ne sois plus un obstacle entre nous. Quand j'ai vu ton corps mort, et quand il m'a raconté la manière dont il t'a assassiné, je l'ai cru moi aussi, jamais je n'aurais imaginé qu'il puisse te transformer pour te faire souffrir. A de nombreuses reprises, j'ai essayé de le tuer et de m'enfuir de chez lui... J'ai rapidement compris qu'il n'était pas tout à fait humain.


    Nouveau soupir. C'est dingue ce que ça a du mal à franchir mes lèvres...


    - J'ignore ce qu'il a vraiment pu te faire subir, mais je le connaissais si bien, j'ai appris à savoir ce dont il était capable, et pour tout dire depuis que tu m'as appris qu'il t'avait torturé, j'en tremble rien qu'en essayant d'imaginer. J'ai eu ma dose de vécu traumatisant, je crois. Il m'a... oh bon Dieu, j'ai cru devenir dingue... Il m'a torturé sans douleur physique, mais je crois que je l'aurais préférée si j'avais pu choisir. Il m'a...


    ... violé, détruit, écrasé, humilié, s'est servi de moi comme d'un jouet. Du coup il en a eu deux pour vaincre la monotonie de son éternité...


    - Non, je ne peux pas. Tu ne veux pas savoir, et moi non plus je ne veux pas savoir. Tout ça c'est fini.


    Je prends un moment pour détendre mes doigts crispés et me calmer. Puis je lui adresse un regard plus apaisé, y ajoutant un léger sourire.
    Changeons de sujet, mon Frère... Ce type ne mérite pas qu'on parle de lui davantage. Son souvenir est bon pour les oubliettes.
    Et pourtant... Il continue à me hanter... et je crois que je ne cesserai jamais de penser à lui.


    - Je ne sais pas si c'est le bon moment pour poser la question, mais j'avoue que ma curiosité me démange : ça te plaît d'être un vampire ? C'est comment ? Enfin... J'en sais pas mal de choses, depuis le temps, mais chaque caïnite est différent...


    Quels sont tes dons ? De quoi dépendent-ils ?

    Oui, je tape la causette à mon ennemi adoré, tandis que je suis toujours attaché à la chaise, mais au fond... qu'est-ce que ça change ? Je n'ai pas l'intention de me lever, je suis très bien, ici. Fais frisquet, mais ce n'est pas bien grave...
    D'un revers de main, j'essuye le sang qui coule de mon nez, puis baisse la tête, misérable.


    - Ce qui nous est arrivé est de ma faute... Si tu savais comme je m'en veux ! J'espère au moins que tu as pu trouver un aspect positif à... ta mort.


    A en croire Edwin c'est loin d'être rose...

    Et maintenant, Youri ? Qu'est-ce qu'on va devenir, toi et moi ?

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    Atticus

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    MessageSujet: Re: 28 - Némésis.   28 - Némésis. EmptyDim 9 Jan - 16:42
    Youri Egonov


    Je me sens si ridicule... Cette haine qui dévorait mes veines, qui ne cessait de me brûler. Quasiment pas un moment de répit depuis que je suis sorti du trou où François m'avait abandonné... Je n'ai pensé qu'à ça, qu'à te faire payer ta trahison. Je n'ai même jamais imaginé que cet enfoiré avait pu me mentir. Sans doute parce que nos rapports s'étaient tellement enveminés que je ne parvenais plus à croire que tu éprouvais pour moi autre chose que de la haine.

    Cette chaleur.. Ta chaleur... Je m'y laisse couler, sombrer, comme un gamin, un môme perdu qui retrouve la personne qui lui a servi de père.

    De la haine à l'amour, il n'y a qu'un pas... Que nous avons franchi il y a bien longtemps déjà, nous nous sommes tellement détestés ! Avons-nous vraiment une chance de revenir en arrière ? D'effacer les plaies ouvertes, ou au moins de commencer à cicatriser ?

    Mais ce cadeau, cette offrande que tu me fais, ton sang bouillonnant qui nourrit mes veines arides, c'est sans doute ce qui peut nous rapprocher le plus. J'ai voulu te tuer et librement, tu m'offres ta gorge, ta vie. Tu me fais confiance pour la première fois depuis très longtemps. Et ça me touche droit au coeur.

    Comme je sens la pulsation du tien résonner dans le moindre de mes nerfs. Jamais morsure n'a été si étrange, des images traversent mon esprit en absorbant son sang. Edwin surtout, mais notre famille, l'image de Maman, trop tôt disparue. Sa mort nous a achevé, Mihaïl, nous sommes devenus des étrangers. Nous ne nous comprenions pas avant, mais ça a été pire ensuite. Son absence a creusé un gouffre béant entre nous au lieu de nous rapprocher. J'ai toujours eu cette sale impression, qu'inconsciemment tu me reprochais sa mort comme je me la reprochais. Et puis après, je suis devenu encore plus égoïste, je voulais survivre, je voulais ma part de soleil sur ma peau. Et j'ai tout détruit en essayant de me la tailler ma place. Pardon, mon frère... Pardon d'avoir gâché ta vie...

    Je ne sais combien de temps je m'abreuve à son cou, je ne perds pourtant pas le contrôle, la haine m'a quitté, je ne souhaite plus sa mort. Ce qui laisse un vide étrange en moi. Après tout, mon obsession a remplit ma non-vie pendant ces derniers mois. Un peu trop...

    Il va me falloir réapprendre à avancer sans ça. Je ne sais pas vraiment qui je suis, ce n'était déjà pas très clair avant ma mort mais désormais, c'est le brouillard le plus complet. Est-ce que tu m'aideras à grandir, Mihaïl ? Je crois que j'en ai besoin. Peut-être est-ce ce que je cherchais en t'enlevant, attirer ton attention, exister encore à tes yeux. Te prouver que je valais quelque chose.

    Comme toujours, je n'ai pas choisi la meilleure méthode. Mais ça fait si longtemps que notre unique manière de communiquer est la haine. On peut arriver à se voir autrement, j'en suis sûr. Encore faut-il vouloir essayer.

    Je le remercie pour ensuite lancer une vanne débile pour détendre l'atmosphère. Sa réponse me tire un éclat de rire rauque. Vieille plaisanterie qui évoque pourtant encore tant de choses en moi. Mais si je m'y attarde, tu as toujours été omniprésent dans mes veines, même si j'essayais de t'occulter.

    Nous rions ensemble, ça parait surréaliste, n'est-ce pas ? Dans cet atelier délabré où je voulais te voir crever. C'est si étrange de ne plus se sentir aussi brûlant de haine. Mon coeur connait enfin une paix que j'espère prolonger... La haine me rongeait, me poussait bien souvent au bord de la folie, je ne veux plus de ça.

    Mon frère, mon Ennemi, ma folie, mon Père... Tu crois qu'on peut y arriver ? Tout au fond de moi, là où je l'ai refoulé avec soin, je crois que je l'ai toujours souhaité. Qu'on cesse de se déchirer enfin. Et puis regarde ! Je n'ai même pas été assez bon comédien pour tenir mon rôle de tortionnaire impitoyable jusqu'au bout ! Pathétique, non ? Ou est-ce que j'étais surtout pathétique quand je m'efforçais de croire que je pouvais te tuer ? J'en sais rien, ça n'a plus d'importance maintenant. Si on arrive à se comprendre, ne serait-ce qu'un tout petit peu, ce sera déjà ça de gagné. Je crois que c'est ce que Maman aurait voulu. Elle a toujours détesté nous voir nous entre-déchirer.

    Je ne peux détacher mes yeux de toi, comme si j'avais l'impression de rêver, ce qui est un peu le cas dans un sens. Tu n'étais plus qu'une image dans ma tête, une obsession dévorante, je crois que j'avais besoin d'un but pour dépasser le stade de la transformation. Les mensonges de François ont marché, j'ai cru que tu voulais te débarrasser de moi.

    Et tu sais, là, en te regardant, toute ma colère a disparue, le poids qui pesait sur mon coeur aussi. Je ne sais pas trop où on va, frangin, si on peut recoller les morceaux de nos âmes éparpillés dans tous les coins, mais je crois que je veux essayer. Oh, tout n'est pas rose, je sais que ta rancoeur subsiste au fond de toi, tout comme la mienne, mais on pourrait décider d'avancer pour une fois. Au lieu de remâcher encore et encore nos vieilles rancunes.

    Peut-être qu'on se plantera Mihl, mais ça, on ne peut pas le savoir avant d'essayer.

    Quand il rompt le silence, j'ai presque peur de ce qu'il va dire. Cette crainte toujours latente en moi d'être repoussé. Mais non, il m'explique, il raconte et je vois clairement à quel point chaque mot prononcé lui est douloureux. Le pire c'est que j'imagine sans peine François agir comme ça. Ce salaud nous a doublés tous les deux. Il a tout fait pour que je te haïsse, chaque torture, chaque blessure qu'il m'infligeait, il ne manquait jamais de me rappeller que c'était en ton nom.

    Sans qu'il ne dise vraiment ce que ce salopard lui a fait, je comprends que François lui a exprimé tout cet amour qu'il calmait avoir pour lui. Honnêtement, je n'ai aucune idée de ce que peut-être l'Amour mais je suis sûr que ça n'a rien à voir avec ce que cet enfoiré ressentait.

    Il veut oublier, oh comme je te comprends, Mihaïl, seulement les cicatrices invisibles que ce cher vampire a creusé en nous sont du genre indélébiles. Même si on peut se convaincre que tout est fini, qu'on peut oublier, il reviendra hanter le moindre de nos cauchemars. Même dans ma torpeur quotidienne, il m'arrive de me réveiller et son rire immonde fait résonner le moindre de mes nerfs.

    " Je crois qu'il était aux anges d'avoir les deux frangins à sa merci. J'étais le bouc émissaire de toutes ses frustrations et il s'en est donné à coeur joie... Et il ne s'est pas contenté de la torture physique... Je... Moi aussi, je veux oublier... Même si je ne sais pas si on peut y arriver... "

    Quels fantasmes tordus il devait avoir quand même ! Il savait qu'à cause de lui, je voulais la peau de mon frère et je crois qu'il faisait tout pour que je le haïsse encore plus que mon tortionnaire. Je n'ai jamais révélé à personne tout ce que François m'a fait subir, d'abord parce que depuis que je suis sorti de là, je n'ai pas vraiment noué de liens. Ma non-vie entière tournait autour de l'accomplissement de ma vengeance. Il est peut-être temps de commencer à guérir.

    Alors ne parlons plus de lui, tu as raison, reléguons-le dans le coin le plus sombre de notre mémoire. Après tout, évoquer son souvenir c'est lui accorder trop d'importance, ce salopard est en cendres et nous sommes vivants. Enfin, pour ma part, c'est plus ou moins techniquement vrai.

    La question de Mihaïl ranime un sourire sur mon visage blafard. Mais presque tout de suite, voilà qu'il s'accable encore. Non, arrête de te flageller Mihaïl ! Je crois qu'on a tous les deux été victimes des circonstances plus qu'acteurs dans le désastre de nos vies.

    " Pour l'instant, j'avoue que je trouve ça plutôt cool. "

    Je lâche un petit rire en secouant la tête et j'enchaine :

    " Déjà j'ai retrouvé mes jambes. Ce qui n'aurait pas été possible dans ma vie humaine, on le sait tous les deux. Même si je reste paralysé, il me faut de grosses quantités de sang pour pallier à cet...inconvénient... "

    Oui, je suis un assassin, mon frère, un meurtrier égoïste qui a décidé en devenant un vampire que ceux que je bois pour prolonger ma non-vie ne rongeront pas ma conscience. C'est surtout plus facile ainsi. Tu t'imagines si je devais me taper la tête contre les murs chaque fois que je prends une proie ? Je passerais mon temps à ça! Vas-tu m'accabler pour ça ? Laisse-moi un peu de temps avant que tu ne démarres la litanie de reproches.

    Je me relève doucement et je détache son autre bras, bien qu'il reste en moi unje certaine appréhension. Cette réconciliation en est-elle vraiment une ? Je ne sais pas pour toi, frangin, mais je sais désormais que je ne pourrais pas aller jusqu'au bout. J'ai beau être devenu un monstre, je ne parviendrais pas à tuer mon propre frère.

    " Pour le reste, je n'ai pas vraiment eu le temps d'y réfléchir... J'étais dévoré par la haine, ça été mon seul moteur pendant tous ces mois. "

    Je m'agenouille à coté de la fille entravée, elle se réveille lentement et quand elle ouvre les yeux, me voir la terrifie. Je la détache et elle se relève lentement, avec des gestes d'animal effrayé, ne me quittant pas du regard en reculant vers la sortie. Elle ouvre ensuite la porte et s'enfuit aussi vite que ses jambes peuvent la porter.

    Voilà, au moins, je ne la tuerais pas. J'ignore pourquoi je l'ai fait. Je n'aurais eu aucun remords à la saigner. C'est juste à cause de la présence de Mihaïl, n'est-ce pas ? Tu as essayé de le tuer, tu l'as attaché et kidnappé mais son opinion t'affecte toujours à un tel point que tu ne veux pas apparaitre comme une ordure à ses yeux ! Comique n'est-ce pas ? Le vampire au sang froid dur et impitoyable vient de prendre un sacré coup dans la cafetière ! Je reste le gamin qui cherche par tous les moyens à exister devant son frère.

    La fille disparue, je m'assoie par terre, juste en face de lui, le cul dans la poussière, mais quelle importance ? Je ne sais pas ce que j'éprouve à cet instant, je suis comme engourdi, toutes les émotions que j'ai soigneusement refoulées pendant tous ce temps reviennent m'envahir et je ne sais plus trop où j'en suis. Mais l'ai-je déjà su une seule fois dans ma triste vie ?

    " Je crois que je n'ai pas encore vraiment réalisé ce que je suis... Tu sais, la majorité des vampires naissent parce que leur Sire les aime assez pour vouloir leur présence pour l'Eternité... Je suis un neo-nate qui est venu au monde de la nuit à cause de la haine. Alors, il va me falloir du temps pour comprendre qui je suis vraiment... "

    Je tatonne dans mes poches, sors une cigarette que j'allume, j'inspire lentement la fumée, la rejetant en l'air. Etonnant le plaisir tout à fait illusoire que me donne encore la clope.

    " Tu sais, quand je t'ai bu... J'ai vu.. On reçoit des images, des émotions de celui dont on goute le sang... Edwin a l'air d'avoir une grande place pour toi... "

    Je m'interromps, je ne sais pas vraiment comment exprimer ce que j'ai vu de son ami. De toutes façons, après toute cette explosion de haine et de violence, je suis plus calme mais encore sacrément perturbé.

    Ma voix tremble légèrement quand je reprends en le regardant droit dans les yeux :

    " Je suis désolé... Pour tout, pour ce soir, pour le flic que j'ai tué, pour t'avoir gaché la vie... Je ne peux plus rien y faire, mais je regrette... Vraiment... "

    Oui, c'est peut-être futile de le dire maintenant, mais je le pense sincèrement. J'ai peur tu sais, finalement, je crois que j'ai encore besoin de toi, Mihaïl...

    _________________

    Mihaïl Egonov



    Un léger sourire nait sur mes lèvres quand tu ris. Ce soulagement réchauffe mon coeur froid.
    Ces retrouvailles sont comme une sorte de renaissance... Et quand je te vois marcher, sourire, quand je me rends compte que les hostilités sont parties loin, très loin, peut-être pour ne jamais revenir, j'ai l'impression que nous ne sommes plus les mêmes. Oui mon Frère, nous avons changé en dix-huit mois... En bien, en mal, j'en sais rien, mais ce qui compte c'est que notre manière de nous percevoir n'est plus du tout la même...
    Tout mais pas ça, tout mais pas le retour de ce sentiment dévastateur ! Cette haine m'a détruit à petit feu, paradoxalement, tout en la cultivant j'ai désespérément cherché à m'en défaire... et par tous les moyens. Tout fut bon prétexte pour m'éloigner de toi. Mais il faut croire que je ne le souhaitais pour rien au monde, pour m'être ainsi enchaîné à toi...
    Tu me faisais du mal, je t'en faisais aussi. Et tu m'aurais chassé à maintes reprises, qu'à maintes fois je serai revenu vers toi.

    Dieu que l'homme est con. Vraiment très con.




    :: Paris, 20 mois plus tôt ::




    Remplir ce putain de frigo.
    Faut croire que je ne sers qu'à ça.

    A chaque fois que j'entends grincer ton foutu fauteuil qui part en morceaux, j'ai envie de te foutre un coup de poele dans la figure, avant même que tu ne t'adresses à moi avec tout le dégoût que tu épprouves pour ton cher frère. Mais on ne frappe pas les handicapés, aussi sinistres et odieux soient-ils.
    C'est quoi cette excuse de merde ?!... Je ne vais quand même pas me prendre pour un saint !

    Mihaïl l'éternel hypocrite.
    Envers Toi, envers moi-même, envers le monde entier.

    Si j'ai arrêté de te taper dessus c'est pas pour une histoire de conscience... Enfin il me semble... Je ne suis plus sûr de rien. J'ai peur, je crois. Peur que le moindre geste fasse davantage de dégâts. Je n'ose même plus te parler, ni te croiser, d'ailleurs ça fait quatre jours que je n'ai pas mis les pieds dans notre appart. Je viens t'apporter à bouffer, c'est tout. Dans cinq minutes, je ne serai déjà plus là.

    J'ai également peur qu'un jour... Je ne revienne plus du tout ici. Si tu savais comme je me force à grimper ces trois étages, comme je refoule au fond de mon être cette foutue boule acide dans ma gorge quand je franchis le palier, comme je rêve de ne plus me réveiller, recroquevillé dans mon lit en t'entendant respirer juste à côté...

    J'y arrive plus, Youri. Je suis désolé. Ca va faire deux ans qu'on vit à Paris, dans ces conditions insupportables. Ca fait des mois que j'attends à côté de toi avec l'oreiller pour t'étouffer, et que je retourne me coucher au bout de cinq minutes, dépité, désespéré, coupable de ne pas te tuer.
    Et maintenant je te laisse mourir à petit feu, je ne suis plus là, je te ramène de quoi survivre mais je ne t'aide plus pour quoi que ce soit, j'évite de te toucher comme j'éviterais la peste, et quand je n'épprouve pas de haine pour toi... Je finis par ne plus rien épprouver du tout.

    Je crois que... Je suis en train de t'oublier. C'est égoïste, j'en suis tout à fait conscient. Mais le mal qui me ronge est trop envahissant, l'instinct de survie se développe, et je ne contrôle plus rien. D'ailleurs, ai-je déjà contrôlé quoi que ce soit dans ma vie ?
    Toi, j'ai voulu te contrôler. Ca n'a fait que s'intensifier quand j'ai compris que le mouton noir ne rentrerait jamais dans les rangs. Mon objectif pour assurer la survie de la famille, c'était que tout le monde marche au pas. En assurant votre survie j'avais l'impression de servir à quelque chose, d'avoir un but, ma place dans ce monde...
    Et tu fichais tout en l'air.
    Et je t'en ai voulu.

    Et c'est là que tout a commencé.


    Las de tout, je soupire. Soupirer, je ne fais plus que ça quand je suis là. Je t'entends derrière moi, t'es là, je sens l'odeur de ta clope qui se répand dans la cuisine. Et je ne me retourne pas. Je ne te parle plus, je t'ignore. Je balance un paquet de riz près de l'évier, t'iras le ranger quelque part à ta portée, je m'en fous, ça m'est égal. Ne t'attends pas à me voir ici ce soir, ni demain, ni après-demain... Je reviendrai quand tu auras faim.
    Ou peut-être pas.

    Je balance les sacs de course vides dans un coin, me redresse, et passe à côté de toi sans laisser paraître que j'ai remarqué ta présence. Voilà où nous en sommes, frangin.
    Je file dans ma chambre et attrape mon blouson que j'ai oublié de prendre la dernière fois que je suis parti. Peu à peu ma chambre se vide de ma présence, je ne vis plus ici, je squatte chez François à longueur de temps.
    Alors que je m'apprête à partir une fois encore, je marche sur une boîte de cd et la brise. Jetant un regard au sol, je me rends compte que la plupart de mes affaires sont éparpillées, déchirées, dévastées. La tornade Youri a encore frappé.
    Qu'est-ce que tu crois que ça peut me foutre, maintenant ?

    D'une parfaite indifférence, je quitte la piaule, claque la porte, et dévale les escaliers. Et plus je m'éloigne de l'enfer, plus les larmes se mettent à couler avec abondance, j'ai beau les essuyer avec ma manche, ça ne s'arrête pas, c'est un flot continu.
    Vite, il faut que je retourne auprès de François. J'ai besoin de lui, il me manque déjà. Je me sens tellement bien avec lui, il sait tout, et il ne me juge pas. Avec lui j'ai l'impression d'être libre... de tout, de Youri, de moi.


    Une demie-heure plus tard, me voilà devant sa porte. J'entre sans frapper, j'ai l'habitude, je suis ici comme chez moi. Je m'effondre sur le canapé, laisse le chat s'installer sur mes cuisses, et le caresse nerveusement. François s'assied sur la table basse, face à moi, efface une dernière larme sur ma joue du bout de son pouce froid, et me tend un verre de scotch. Il prend soin de moi comme un père, il me procure toute cette affection dont tu me prives, Youri. Son léger sourire me fait sourire à mon tour, mais ça ne dure qu'un temps. Après une bonne gorgée d'alcool, je baisse la tête, fixe le chat qui ronronne, et marmonne :


    - Je ne peux pas le laisser... C'est plus fort que moi.


    - Tu sais que ça finira par te détruire ?


    - Franchement... Je ne suis pas sûr qu'il reste encore quelque chose à détruire.


    J'en doute sérieusement.

    Je me sens comme un chien battu qui reviendrait encore et encore supplier son maître de le gratter derrière les oreilles, malgré les coups portés...
    Je ne veux plus de ça ! Je ne veux plus le voir, je le hais !
    Et pourtant... C'est fou ce que je l'aime, mon petit frère...

    Une heure plus tard, me voilà à nouveau en train de grimper les quatre étages qui me ramènent à mon ennemi de sang. Mon coeur se serre de l'abandonner, et de ne pas l'abandonner. Au troisième étage, je m'effondre dans l'escalier.
    Je ne sais plus dans quelle direction aller... Je suis perdu.



    :: De nos jours ::




    Tout ce que j'ai toujours voulu, mon gosse, c'est que tu m'aimes. Je ne m'y prends pas comme il faut, ça c'est clair, mais faire des choses stupides c'est tout ce dont je suis capable, t'es pas d'accord ? Hein qu'il est débile, ton père ? Il n'a rien su faire comme il fallait.

    Maintenant que je ne peux plus te haïr... je me déteste davantage.

    Quand il parle de ses besoins de sang, je relève la tête que j'avais enfouie dans mon brouillard personnel.
    Te confronter à la morale ne garantira pas ta survie, tu sais... Ce sang, tu en as besoin, c'est pas moi qui vais te reprocher de le prendre. Quelques années plus tôt, peut-être... Maintenant, tout est si différent.
    Le sens moral, tu sais, je n'en ai plus beaucoup, et pourtant je ne suis pas vampire. Cet endroit l'a écrasé, éparpillé. Pour survivre on ne pense plus qu'à sa peau, et la morale on finit par s'en balancer. Saigner un humain devient comme saigner un poulet, pas de compassion pour la bouffe, sinon on ne s'en sort plus...
    Conscience tranquille mais ventre vide. Avoir des états d'âmes ne remplit pas le frigo.


    Un léger doute s'empare de moi lorsqu'il se rapproche sans prévenir. Je l'observe détacher mon bras. N'ai-je vraiment plus rien à craindre de toi ? Je n'en sais rien... Je ne sais plus qui tu es. Mais j'ai envie de te faire confiance.
    Et toi, me fais-tu confiance ? J'ignore si tu devrais...

    Après toute cette haine dont tu me parles, parviens-tu vraiment à tout effacer ? Comme ça, d'un claquement de doigt ? Ce serait trop beau... J'avoue que je garde une certaine réserve à notre sujet.


    Lorsqu'enfin la fille s'enfuit, laissant la porte ouverte, la brise fraîche vient glacer mon corps endolori. J'adresse à mon frère un regard un peu surpris. Je... J'avoue que je ne trouve pas les mots, pourtant il y a tant de choses à dire !
    Je ne sais plus ce que je dois penser, à vrai dire, tant de choses s'entremêlent.
    Pour ce que tu viens de faire... Je crois que je suis fier de toi, mon Fils.

    En revanche je me trouve... vraiment salaud pour ce que j'ai pensé un peu plus tôt. Putain ! Je suis devenu comme EUX ! Je pense comme EUX, maintenant !
    Et pourquoi ça ne m'étonne même pas ?
    Le plus humain de nous deux c'est toi... Et j'ai été aveugle, car tu l'as certainement toujours été, même si tu ne le laissais pas paraître. J'ai jamais été foutu de te voir autrement, de jeter un oeil derrière ton masque pour réellement apprendre à te connaître. Je me suis contenté de ce que tu voulais bien me montrer. Maintenant que le masque est tombé, j'ai l'impression d'avoir à faire à un parfait inconnu. Je ne t'ai jamais vraiment connu, mon Frère. Et si derrière ta façade qui s'effrite se cachait un type extraordinaire ? A vrai dire, à partir de cette nuit, je n'en doute plus...

    La révélation est frappante et je ne me souviens déjà plus de la raison de cette haine. Une totale incompréhension. Je t'ai si mal jugé, Youri...
    Pourquoi a-t-il fallu autant de temps et d'épreuves pour que j'ouvre enfin les yeux ? Je ne suis qu'un pauvre type, c'est officiel.

    Tandis qu'il prend place par terre, je me redresse, ignorant la douleur qui se propage dans mon torse. Et je ne le quitte plus des yeux. Ces retrouvailles nous bouleversent autant l'un que l'autre visiblement... C'est tellement surréaliste que j'ai encore l'impression qu'il ne s'agit que d'un rêve. Toi, moi, face à face, dans la douleur, le doute et l'incompréhension... mais dans le même bateau cette fois. Rescapés d'un naufrage que l'on pensait sans fin... Serait-ce l'accalmie de la tempête que j'aperçois à l'horizon de l'océan de tes yeux ?

    Je peine à me lever, comme si le poids de notre triste histoire s'était soulevé, comme s'il faisait partie de mon équilibre. Je glisse de la chaise pour me laisser choir sur le sol crasseux, un peu plus près de lui. Même très près, d'ailleurs, jusqu'à pouvoir poser ma main sur son épaule. Geste fraternel, sincère, que je n'ai jamais fait jusqu'à aujourd'hui...


    - Tu n'as besoin de personne pour être quelqu'un, frangin... Tu es seulement ce que tu veux devenir.


    Ouais bon, les tirades philosophiques, c'est pas mon fort, hein...
    Comme si je pouvais réparer ton enfance maintenant ! Mieux vaut tard que jamais, après tout, mais ça ne sera pas du gâteau.


    - Ca va sûrement te sembler absurde, quand on repense à tout ce qu'on a traversé, mais... tu fais partie du peu de choses en ce monde auxquelles je tiens. Même si je te détestais encore il y a dix minutes !


    Et me revoilà en train de sourire, comme si l'ambiance était aussi légère que la température de cet atelier.
    J'ai peu à peu l'impression que ta présence consolide mes fondations. Te revoir plus ou moins vivant - plutôt moins, mais bon, on ne va pas jouer sur les mots, hein - ça m'a fait quelque chose...
    T'es mon p'tit frère quand même... Et il n'y a pas que les liens du sang qui rentrent en compte, notre histoire pourrie nous rapproche et nous poursuivra toute notre vie - l'éternité de ton côté.

    Et parce que tout montre que mon opinion t'affecte encore... Je serai ton Sire, Youri. Ta sécurité, ta limite au bord du gouffre, celle qui te sépare de la Bête qui cherchera à s'épanouir en toi. Elle est vicieuse, elle a l'éternité pour ça...
    Si je compte pour toi autant que tu comptes pour moi, et malgré tout ce qui nous est arrivé, je crois que je suis prêt à jurer que papa prendra désormais soin de son fiston... Si tu acceptes aujourd'hui le soutien que je ne t'ai pas procuré jâdis.

    Il me parle d'Edwin et je détourne un peu le regard, m'évadant dans quelques souvenirs et autres sensations bouleversantes. Le sourire s'étire davantage, et j'imagine que je n'ai pas l'air très à l'aise. Oui mon Frère tu as vu juste... Une place considérable.


    - Edwin... Il est tout pour moi.


    Ca résume assez bien je crois. Sans mon Alter Ego, je ne suis... rien. Un corps vide, sans âme. Il a assez d'humanité pour nous deux.
    Je te parlerai de lui, si tu veux. Mais rien ne vaut de se faire sa propre opinion...
    Je relâche la main sur son épaule et le regarde à nouveau.


    - "Gâché ma vie"... J'en suis plus très sûr, tu vois, même si je l'ai cru pendant longtemps... Si nous n'étions pas partis ensemble... J'ignore si je serais encore en vie aujourd'hui, et si c'était le cas, je ne serais plus qu'un corps vide, je crois que je me trainerais comme un mort-vivant, encore plus moisi qu'il y a quelques années.


    Je t'en ai beaucoup voulu, parce que je m'en voulais déjà trop. Egoïstement, j'ai déchargé ma rancoeur sur toi pour m'en soulager un peu... C'était crever de haine pour moi ou survivre en te détestant, et on ne m'a pas laissé le droit de choisir.

    Après tout ce temps, après toutes ces émotions, je ne sais même plus pourquoi je te détestais... Je me sens las, de tout, de rien, de nos monstrueuses conneries. Comme si petit à petit, une lobotomie détruisait minute par minute la plupart de mes souvenirs.
    Tu ne sais plus qui tu es ? Bienvenue au club, petit frère. Ces retrouvailles ont emprisonné ma cervelle dans un shaker et l'ont bien secouée.

    Je n'ai jamais su prendre du recul sur tout ce qui m'est tombé sur le coin de la tronche. Mais je crois comprendre qu'au lieu de me morfondre et remuer les plaies encore ouvertes que ma triste vie m'a infligé, je devrais plutôt... te remercier d'avoir mis sans-dessus-dessous mon quotidien minable et ma déprime grandissante. Certes, on a souffert. Mais on a échappé à l'enfer gelé. Novossibirsk et la pauvreté ne nous ont pas engloutis.

    Si nous nous étions contentés de lutter contre l'invisible, donnant des coups dans le vide pour nous sortir de cette foutue galère, que serions-nous devenus ? Je ne préfère même pas l'imaginer.
    Une fuite de notre pays, de notre vie, et de nous-mêmes, un peu de sang sur les mains, quelques cadavres et cicatrices, et regarde-nous, maintenant. Plutôt que de nous éloigner l'un de l'autre, la douleur a fini par nous rapprocher, notre histoire n'est pas si merdique en fin de compte, puisqu'on peut la recommencer ! Pas vrai ? Happy End, la tragédie des frères Egonov ! Du moins jusqu'au prochain épisode.

    Oublier, on ne pourra jamais. S'accorder une entière confiance non plus. Ca m'étonnerait franchement qu'on devienne comme les doigts de la main, toi et moi c'est comme le feu et l'eau, il ne t'a pas fallu longtemps pour me taper dessus, et je n'ai pas pu me retenir de t'insulter. On ne change pas comme ça.
    Mais si ça part d'une bonne intention, on peut remplacer les mauvais souvenirs par les bons, n'est-ce pas ? Je crois qu'on vient de comprendre comment recoller les pots cassés... On est trop cons toi et moi, ça sautait aux yeux qu'il fallait qu'on cause, et on se l'est quasiment interdit.
    Peut-être que je me fais des illusions, je ne suis pas du genre à avoir beaucoup d'espoir... On nous a éduqué avec, parce que c'est à peu près tout ce qu'on avait, mais j'ai fini par le perdre.

    Une chose est sûre... Je ne me contenterai pas d'attendre de voir ce qu'on va devenir. C'est maintenant qu'il faut resserrer les boulons.

    Je ne résiste plus, pardonne-moi mon Frère, je craque. Je viens chercher du réconfort auprès du dernier homme sur Terre que je serai venu trouver pour ça jusqu'à aujourd'hui. Comme un père qui retrouverait son gosse après des années de séparation, je le serre dans mes bras, d'une force qui n'a rien de physique. Mes bras autour de son cou, mon visage contre sa joue froide, je savoure vingt-cinq ans d'affection fraternelle refoulée.
    Qui aurait cru qu'il faille en venir jusque-là pour que je parvienne à te faire un câlin ?

    Toute une série de gestes affectueux en moins de cinq minutes, faut que je fasse gaffe, ou bien je vais finir par devenir sympathique.


    - Et moi je regrette... tout ce que je t'ai fait également. Je le regrette profondément. Désolé de n'avoir pas su regarder au-delà des apparences et te comprendre... Je ne suis qu'un foutu esprit fermé et borné.


    Ne nous excusons plus désormais, frangin, si on commence à le faire on en a pour des heures, vu tout ce qu'on a sur la conscience...

    Profitons de ces quelques instants de répit, sentons enfin nos coeurs se désserrer... et mettons le reste du monde de côté.
    Il n'y a plus que nous ici, désormais. Plus de Sibérie, plus de problèmes de fric et avec la justice, plus de cadavres, plus de François... plus de souvenirs. Seulement l'avenir.

    Ca te fait peur ? A moi aussi.


    Lobotomie terminée. Nous espérons que vous avez effectué un agréable voyage et vous remercions d'avoir choisi la compagnie "Heureux pour toujours".


    - Allez bouge tes fesses, petit frère, trouve-moi de quoi nettoyer mes plaies, et on se tire d'ici... Je te paye une vodka.


    Oui j'ai bien dit payer. J'ai un salaire, je travaille, à Vampire's Kingdom ! Je ne te l'ai pas dit ? Oh, j'ai tellement de choses à te raconter. Mon second suicide raté, les tarés que j'ai rencontrés ici, tous les trucs louches qui me sont arrivés... Et il faut que je te parle de mon Alter Ego, bien entendu, c'est incontournable.

    Et toi t'as fait quoi, mon Frère, à part rêver de me buter ? J'ai hâte de le savoir.
    _________________

    Youri Egonov


    Je scrute ton visage avec curiosité, tes joues se sont creusées Mihaïl, mais ton regard aussi a changé, bien plus que je ne l’avais remarqué jusque-là. Tu en as vu de dures ici n’est-ce pas ? Mais tu as aussi trouvé des raisons de continuer, de ne pas baisser les bras. Les Egonov ont toujours été des têtes de mule, n’est-ce pas ? Du genre à foncer dans les murs au lieu de les contourner. Il y a tant de fossés qui nous séparent, mon Frère et pourtant, quelquefois l’un est le miroir de l’autre.

    Tu m’as manqué, tu sais… Plus que jamais je ne pourrais l’avouer sans que ça me brûle les lèvres. Mais c’est vrai… Merde, quoi ! On n’est pas forcés de toujours se déchirer…

    Je me souviens… C’est brumeux, pas très clair mais je me souviens que c’est toi qui m’a appris à jouer au foot, dans un terrain vague crasseux à la terre gelée, on shootait dans un vieux ballon à moitié crevé. C’est toi qui m’avait écris la lettre que j’ai donné à la petite dont je me croyais amoureux, j’avais 7 ans… Tu te souviens ?

    Quand je remonte plus loin, c’est ta voix grave que j’entends chanter des berceuses à mon oreille d’enfant. Et quand les cauchemars me réveillaient la nuit, c’est dans ton lit que je me glissais, pas dans celui des parents. Comment on a pu oublier tout ça ?

    Non, c’était pas oublié… Mais quelquefois, c’st plus facile de laisser la haine corroder son cœur. Tu sais pourquoi, frangin ? Haïr c’est facile, ça ne demande aucun effort, aimer c’est un défi bien plus terrifiant. On est pareils, toi et moi, on n’a jamais appris à aimer, bien trop occupés à se mortifier nous-mêmes.

    Tu sais, je crois que je suis amoureux, ça me fait même flipper encore plus que d’être devenu un mort-vivant. Cette fille, Anya, elle m’a vu avec d’autres yeux, elle ne m’a pas jugé, elle m’a offert sa confiance comme si j’en valais vraiment le coup. Est-ce que tu crois que je saurais, Mihaïl ? Je sais même pas comment on fait… Est-ce que j’arriverai seulement à être autre chose qu’un sale égoïste ? Je me suis confondu avec ce masque, depuis si longtemps. J’ignore la bonne façon d’avancer… Mais oublier cette foutue haine qui a gangrené mon cœur pendant des années, c’est un premier pas, non ? Je crois qu’on avait besoin de ça, tu sais, on avait si mal tous les deux qu’au fond, la haine nous a aidé à survivre… Mais elle nous a bouffé aussi…

    Je ne jette pas un regard à la fille qui s’enfuit. Je reste figé sur ton visage, celui que j’ai imaginé tant de fois tordu par les affres de l’agonie. Est-ce que je croyais vraiment en être capable ? Oui, je le pensais. Quand je suis entré dans ce putain d’atelier frangin, je voulais vraiment ta peau. Et là, ça me semble si absurde ! Qu’est-ce que je suis con quand même ! Est-ce qu’au fond ce n’était pas juste une manière absurde de réclamer ton attention ? Pour que tu me voies enfin ? Pour exister pleinement à tes yeux ? Ouais, je crois que je suis largement assez con pour ça.

    Je crois qu’à travers le voile cramoisi de la vengeance qui obscurcissait mon esprit, ce que je cherchais, c’était ta main, mon Frère, mon Père, mon Ennemi, mon Reflet…. Ai-je jamais cherché autre chose ?

    Bordel, ça doit être de famille, ça ! On a de gros problèmes de communication visiblement, mais peut-être qu’on va pouvoir arranger ça ! Maintenant que je suis mort…

    Il s’écroule à coté de moi et je le regarde toujours, comme si cette fois il allait s’effacer. Je ne sais plus ce que j’éprouve, c’est embrouillé mais une chose est sûre, je ne veux plus te buter…
    Et quand Mihaïl dépose sa main sur mon épaule, j’avoue que je me sens presque comme un môme pas très loin de la crise de larmes. Pourquoi tu m’as jamais dit ça avant, hein, Mihl ?

    Il a l’air aussi paumé que moi finalement, le grande frère parfait, j’aurais voulu être à sa hauteur, c’est ça qui m’a rendu si jaloux.
    Je souris, un vrai sourire qui doit éclairer mon visage en lançant :

    « Il y a dix minutes, tu avais de sacrés raisons de me détester… J’ai quand même voulu te te tuer… »

    Presque automatiquement, je baisse le regard, le perdant sur le sol poussiéreux. Bref éclat de honte, vite balayé par le sourire franc de mon frère. Je le scrute à nouveau quand il laisse échapper ce « Il est tout pour moi.. », parce que dans ses prunelles, on distingue vraiment que c’est la vérité, je crois que j’aimerai le connaitre ce vampire… C’est sans doute lui qui t’a empêché de sombrer, tu sais, ta manie de l’auto-destruction je la connais. Si semblable à la mienne quelquefois, ouais, on n’est pas frangins pour rien, c’est clair !

    Ces mots que je te balance aujourd’hui, ces excuses, jamais j’aurais imaginé les dire, plutôt crever que de reconnaitre mes erreurs ! Ne suis-je pas un sale égoïste ? Pourtant, même lorsque j’étais rivé à mon fauteuil roulant, dans cet appart sombre, que je te harcelais chaque jour, je m’en voulais aussi, tu sais ! Mais j’avais tellement l’impression que t’en avais rien plus à foutre de ton frère, que j’étais juste ton fardeau.

    Mes yeux s’écarquillent légèrement, mon sourire s’accroche à mes lèvres, même s’il est un peu terni par les fantômes du passé. Si j’ai gâché une bonne partie de ta vie, tout comme j’ai précipité le déclin de Maman, quelque part, je le porte au creux de mon cœur ce regret. Mais ça je ne le dirai pas…

    « Je crois que tout nous a échappé… Je voulais juste… Ne pas t’imposer ma présence, ni vivre à tes crochets, je voulais une nouvelle vie et j’ai réussi qu’à nous éparpiller un peu plus… »

    Et quand Mihaïl se penche et me serre dans ses bras, je reste paralysé une pleine seconde avant de m’accrocher à lui, fort, trop fort peut-être, il y a encore ce gamin en moi qui s’agite, dont le cœur se réchauffe doucement, dis cette fois, tu me vois vraiment ? Putain, j’ai les yeux qui brûlent, non je vais pas chialer en prime, on va pas en rajouter dans la rose-attitude, frangin, tu crois pas ? Mais t’entendre dire ça, que tu regrettes toi aussi, que tu admettes que je suis pas seul responsable de ce foutu gachis, ça me fait du bien, tu peux pas savoir. Et je la sens la larme rouge discrète qui se noie dans mon col. Mais c’est en riant un peu que je me redresse, balayant d’un revers mes yeux un peu trop humains pour le coup.

    « C’est vrai ça… D’ailleurs je sais pas où t’as chopé cette tête de mule, t’es le seul borné de la famille… »

    Je lui fais un clin d’œil, bordel, c’est quand même dingue après tous ces mois passés à remâcher, à préparer ma vengeance, à vouloir rejouer « Saw » avec mon frère dans le rôle du supplicié, voilà qu’on est bien barré pour un remake des « Quatre Filles du Docteur March » avec guimauve obligatoire.

    Je finis par me relever en hochant la tête, ouais, cassons-nous de là ! Qu’on essaie d’y voir un peu plus clair, si on peut y arriver un jour avec nos deux cerveaux fêlés, je suis tout prêt à essayer. Je crois que ça peut pas être pire que ce qu’on s’est déjà infligé à nous-mêmes, non ? Quand on touche le fond, on ne peut que rebondir et à ce niveau, on a coulé à pic en même temps…

    « Si c’est toi qui régale, je vais pas me faire prier… »

    J’essuie la poussière de mes mains sur mon pantalon et je lui tends la main. Une fois qu’il est debout, je passe mon bras autour de sa taille pour l’aider à marcher.

    « T’es pas encore trop abimé, frangin, tu survivras… Les Egonov c’est de la mauvaise herbe, faut du vitriol pour l’achever… »

    En claudiquant tous les deux, on atteint cette foutue porte et on se retrouve à l’air libre. Le bout du tunnel ? Ouais, c’est pas encore gagné, mais au moins on peu y travailler… Ensemble…

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