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     30 - Somewhere around nothing.

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    Atticus

    Atticus

    Messages : 203
    Date d'inscription : 08/01/2011
    MessageSujet: 30 - Somewhere around nothing.   30 - Somewhere around nothing. EmptyDim 9 Jan - 16:44
    Edwin Vanelsin


    On s'ennuierait tous les deux au Paradis, pas vrai, mon Autre ? Nous, on a besoin d'espace, d'engueulades ! Que les gifles claquent, que les cris déchirent le silence ! C'est ça, l'amour ! Ne pas tomber dans un vulgaire stéréotype inintéressant. Cette colère, cette haine, ces déchirements qui nous séparent parfois … nous sont indispensables. J'en suis sûr. Ne servent-ils pas à créer un contraste entre horreur et merveilleux ? Si le ton ne se haussait jamais sous notre toit … alors nous n'apprécierions pas cette étreinte. C'est ridicule, et pourtant si vrai.
    Le bonheur n'est qu'éphémère … Je te parie un paquet de cigarettes qu'on se prendra la tête avant la fin de la semaine ! Edwin & Mihaïl, à la vie à la mort, peut-être … A l'amour et à la guerre, sûrement !
    Mais c'est plus palpitant ainsi, trésor, n'est-ce pas ?
    Nous sommes condamnés à errer entre Paradis et Enfer. A voguer entre ces deux extrêmes, si opposés, si paradoxaux. Et vivre …

    La tête plonge, les yeux disparaissent, le corps s'abandonne. Sa peau morte frémit à cette nouvelle étreinte trop souvent espérée, et s'il ne se retenait pas, sûrement ronronnerait-il de plaisir. Aucune pensée, aucune appréhension. Seul subsiste le bonheur d'être ensemble, pour toujours, peut-être. Rien d'autre. C'en était presque trop beau, et pourtant … Il aurait fallu être bien con pour ne pas l'apprécier.
    Fier de son statut d'homme, il apprécie sa déclaration comme si c'était la première. Creuse ? Point du tout. Les mots le sont, mais il les orne d'images, de souvenirs, de sentiments, pour leur donner un réel sens. Les mots en eux-mêmes ne veulent rien dire, il en a conscience. Ce qui compte, c'est tout ce dont ils sont accompagnés … Et dans leur cas, il sait qu'il y a un tas de sous-entendus, de non-dits, qui rendent l'aveu délicieux, unique. Entier. Petit joyau de tendresse dans cet univers de sadisme et de brutalité.
    Serré contre lui, abandonné dans ses bras, il a l'impression d'avoir plongé la tête dans un coffre au trésor. Aveuglé par la beauté des pierres précieuses qu'il renferme, il ne voit plus la cruauté du monde pourtant si proche et menaçante …

    Son regard décrit un arc de cercle exagérément lent, se plante dans la direction offerte par son Alter Ego, et l'interroge silencieusement. Sortir ? Quelques minutes auparavant, il n'en avait plus l'intention, espérant naïvement obtenir un peu plus qu'un simple baiser. Comme toujours. Non, il n'était pas prêt de changer ! Trop gourmand, trop exigeant, il resterait, et ce pour l'éternité. C'était bien parti en tous cas …
    Il se lève tranquillement, détache pour la première fois depuis longtemps ses yeux de lui pour disparaître dans sa chambre et achever sa préparation. Ses prunelles se font absentes, rêveuses, alors qu'il achève de boutonner sa chemise et passe un peigne rapide dans sa chevelure. Et fièrement, il défile, chapeau enfoncé au sommet du crâne, en compagnie de celui qu'il aime plus que tout au monde. Il défie les couloirs, il défie les autres, il défie le monde. Il n'a pas honte … Au contraire, il se sent fort. Tous deux, ils ne forment qu'un, se détruisent et se complètent. C'était comme si une ronce douloureuse mais indispensable à sa survie s'accrochait à son épiderme, une épine piégée dans la peau que l'on ne pourrait ôter, sous peine de mort. Pire, même …

    Des couples, ils n'en croisent pas des masses, mais il n'envie aucun d'entre eux. Banals, main dans la main, yeux dans les yeux, humains en fuite ou puissants immortels, ils se pavanent ou rasent les murs. Et celui qui nage en ce moment-même dans le bonheur le plus complet ne leur accorde pas une seule miette d'attention. Car il est fier de leur duo, et c'est la poitrine gonflée d'orgueil qu'il franchit la porte de l'ascenseur en compagnie de son âme sœur.
    Le monde est parfait, le ciel est rose, les oiseaux chantent.

    Et tes bras qui se nouent autour de mon cou me font sourire, comme jamais je n'ai souris. Mes prunelles se plongent dans les tiennes, mes mains se glissent entre le tissu de ta chemise et le cuir de ton blouson. Je meurs d'envie de cogner contre ce gros bouton rouge, comme dans les films traditionnels, pour me retrouver coincé ici avec toi, pendant de longues minutes. Rien que toi et moi, dans cinq mètres carrés à peine, prisonniers d'une douce étreinte à laquelle rien ni personne ne pourrait mettre fin.
    Ce serait trop beau, n'est-ce pas ? Rien ne se passe jamais comme on le souhaiterait …

    Ses paupières sont déjà closes et ses doigts crispées sur le tissu de ses vêtements lorsque l'extérieur déverse ses éléments perturbateurs. Gêné, il reprend contenance, s'efforce de demeurer indifférent aux puissantes auras qui l'assaillent, qu'il devine aisément beaucoup plus vieilles que lui. Il se fait petit, tout petit, se glisse dans le fond de la cage à côté de son protégé sans pourtant daigner lui adresser le moindre regard. Il a honte … Honte d'exposer en public cet amour qui ne devrait pas exister. Entre quatre murs qui leur appartiennent, à l'abri des regards, c'est facile de l'accepter … En public, c'est une autre affaire.
    Et penaud, à cette remarque acerbe, il baisse la tête. Cet amour exagéré qu'il tente vainement d'étouffer depuis des mois, ce désir insensé qui l'envahit et le submerge, à cause de cette proximité toujours plus intense, il a l'impression qu'ils envahissent l'ascenseur, rebondissent contre toutes les parois du maigre cube pour s'infiltrer dans les oreilles des autres occupants. Une désagréable sensation de mise à nu s'éprend de lui, et lorsque les doigts de son Alter Ego se glissent entre les siens, il n'esquisse pas un geste pour le rassurer. Il devrait, pourtant. Lui prouver qu'il est plus fort que cela, et que ces insultes acides ne l'atteignent pas. Il sait qu'il devrait, mais il n'y parvient pas. Il est paralysé. Paralysé de honte, et de culpabilité …

    Et lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrent vers la liberté, il s'élance, indifférent, abandonnant tout derrière lui, Mihaïl y compris. Il use de sa célérité pour traverser le parking à vive allure, et s'arrange pour choisir une voiture suffisamment éloignée de la porte, afin de s'accorder quelques secondes de répit. Seul.
    Ce déluge de sentiments et d'émotions l'avait retourné. Déboussolé, il s'appuie sur le toit du véhicule, comme pour reprendre son souffle. Il se sent lâche … Lâche et stupide. Et pourtant …

    … Pourquoi ? C'est ridicule. Pourquoi toute cette magie s'effrite, alors que tout était si merveilleux, jusqu'à leur arrivée ? Pourquoi continues-tu à tant me perturber, après tout ce temps ? Je devrais m'y habituer, pourtant … Mais non ! Comme si l'amour était un perpétuel renouvellement, un recommencement incessant.
    Serais-je condamné, tout comme toi, et même peut-être plus encore, à t'aimer puis te repousser ? C'est ridicule, et c'est d'un pathétique ! Je veux t'aimer, et je veux le crier à tous ces cadavres ambulants ! Je ne veux plus jamais te faire honte … Et je ne veux plus jamais avoir honte non plus. Honte de quoi ? D'être avec toi ? De te prendre la main ? De t'embrasser ?
    Pourquoi cela paraît-il tout à coup beaucoup plus compliqué, à présent que nous sommes exposés aux yeux du monde ?

    Il entend finalement ses pas se rapprocher et le rejoindre, et enfin, il prend son courage à deux mains, peu présent depuis leur sortie de l'appartement, pour le regarder de nouveau dans les yeux et balbutier de pitoyables excuses.

    « Pardon … Je … »

    Je quoi ? C'est ça, enfonce-toi, idiot ! Et va donc lui annoncer avec tact que tu as eu honte d'être surpris, enlacé de la sorte à … un mortel. Parce que c'est ça qui te gêne, pas vrai ? La timidité n'y est pour rien. Ce qui te perturbe, c'est de t'être ridiculisé en beauté devant tes aînés, et d'avoir encore baissé dans leur estime !
    Oui, c'est vrai … Je n'ai aucune fierté. Aucune. Je n'assume rien, ce serait placer la barre trop haut pour moi. C'est tellement plus facile de fuir …

    Muet, il secoue la tête, pose furtivement la main sur l'épaule de son aimé et la quitte aussitôt pour contourner la voiture, ouvrir la portière et s'y engouffrer. Il n'a pas les mots … Après une telle lâcheté, il s'estime ne pas être en droit de prononcer la moindre parole.
    Comment a-t-il pu … ?

    Il appuie mécaniquement sur le bouton ON de la radio, mais n'y prête qu'une oreille furtive. Rapidement, il fait marche arrière et traîne la petite Volkswagen jusqu'au dehors, les yeux rivés sur la chaussée. Il ne parle pas, il laisse son esprit divaguer au loin, se perdre dans le paysage qui se dessine sous leurs yeux. Vampire's Kingdom s'éloigne dans leur dos, tandis que les irrégularités de la route font souffrir les suspensions quasi-inexistantes du quatre-roues, qui s'embarque tant bien que mal sur le chemin le plus court destiné à rejoindre l'autoroute au plus vite.
    Cette nuit, ils iront loin. Loin de tout, loin de ce monde à vous rendre fous. Pas de vampires, pas de cris, pas de torture, pas de trahison. Rien. Le calme de la campagne anglaise ! Peut-être dénicheront-ils un cottage et le loueront-ils pour la semaine ? Un peu de vacances ne serait pas de refus !

    Et les kilomètres défilent, défilent, sans qu'une seule syllabe ne s'échappe d'entre ses lèvres. Il se laisse inconsciemment bercer par les notes déversées sous la toiture métallique, et lève rapidement ses yeux vers le ciel. Depuis qu'ils ont pointé le nez dehors, les nuages les ont pourchassés et ne leur ont pas fait le moindre cadeau. Bien vite, ils se sont déchirés, lâchant leur rancœur du haut de leurs hauteurs, et tantôt rejoint par l'orage qui s'est invité de lui-même à la fête. Peu rassuré, il guette l'horizon, mais c'est finalement vers le visage de son protégé que ses prunelles se dirigent, après un moment interminable de silence imposé.
    La honte s'est en partie évaporée, mais il conserve cette once de culpabilité au fond du regard. Il garde la route du coin de l'œil, prudent, et sa main abandonne le levier de vitesse pour saisir avec délicatesse celle de son aimé. Tout d'abord, il l'effleure, puis se l'accapare petit à petit, l'amène sur sa propre cuisse alors que son regard se faufile de nouveau sur la chaussée glissante.

    « Excuse-moi … Pour toute à l'heure. J'aurais pas dû être si distant, mais … J'avais peur qu'ils ne se montrent trop violents avec toi, s'ils nous avaient vu échanger des regards tendres. »

    Les éclairs zèbrent le ciel, et la concentration dont il doit faire preuve pour manier avec habileté la vieille voiture est une excuse en or pour s'empêcher de le regarder. Il ment. Bien sûr qu' il ment ! Il ne peut tout bonnement pas se plier à lui dire la vérité ! Mais le silence qu'il s'est imposé lui a paru si dangereux et l'a mis si mal à l'aise qu'il a finalement préféré raconter n'importe quoi, plutôt que de s'emmurer bêtement.

    « Tu m'en veux ? »

    Les mots se perdent déjà dans le néant. De la réponse, il ne retiendra sûrement pas grand chose. Un flash lumineux dont il craint l'origine emplit la carcasse métallique, et stupidement, il lève le bras qui ne serre pas celui de Mihaïl pour se protéger les yeux et le visage. Il ne crie pas, il n'en a pas le temps. Un seul juron typiquement anglais a le temps de s'échapper de ses lèvres que déjà, le volant lui échappe, la route disparaît, le décor se renverse. Impuissant et terrifié, il écrase la pédale de frein dans un dernier réflexe et conserve égoïstement ses doigts chauds entre les siens, bien trop paralysé pour être en mesure de les libérer.
    Néant, vide, maladresse, malchance, Mort. Les mots se répercutent contre toutes les parois de son corps, dans une sinistre mélodie qui efface tout le décor. Leur décor. Leur bonheur. Et tout le reste …
    Et pour la première fois de sa vie, il se surprend à prier. Stupide soubresaut de la conscience humaine …
    _________________

    Mihaïl Egonov




    Aurais-tu... peur ? D'eux, de nous ?
    Leur regard ne vaut rien. Ce qu'ils disent s'efface au moindre coup de vent, les railleries doivent être oubliées, et vite. Nos mots, eux, se gravent dans nos coeurs, comme nos gestes, nos regards, comme une magnifique histoire avec son lot de malheurs qui la rend si... appréciable.
    Leur avis doit nous être indifférent. Pourquoi leur prêtes-tu autant d'attention ?
    Tu n'as rien à prouver, tu n'as pas à te conformer à leurs lois.

    Tout ce qui compte ici-bas... c'est toi & moi.

    Je m'élance à travers le parking pour te rattraper. Où crois-tu aller, Edwin ? Où donc seras-tu à l'abris de leurs regards ?! Nulle part, mon ange ! Pas même dans notre appartement ! Si tu fais attention à eux, ils te poursuivront partout, jusque dans tes songes, ils te jugeront, et tu les fuiras toute ta vie !
    Tu finiras par me fuir aussi...

    Je cesse de courir et le regarde se perdre dans d'incompréhensibles tourments. J'avance lentement, me rapprochant doucement de lui. Il balbutie une excuse sans profondeur, qui n'a certainement aucun sens, et s'éloigne de moi avant-même que je n'ai pu attraper son regard. Je m'apprête à lui demander ce qui lui arrive, même si la vérité crève les yeux, je voudrais entendre de sa bouche ce qui le tourmente, mais il s'installe déjà au volant, me laissant seul avec mon incompréhension, en plein milieu de la salle.

    Je hausse un sourcil, perplexe, avant d'ouvrir la portière et de me glisser sur le siège passager, fixant l'immensité du parking vide de toute présence humaine. Une fois encore j'ai l'impression que mon souffle est la seule chose qui trouble le silence morbide. Et puis la radio vient combler le vide, comme un échappatoire à la franchise... Ca, ça me fait mal. Je viens d'avior l'image d'un vieux couple qui ne se parle plus et qui regarde la télé en mastiquant son dîner...
    Manquerait plus que ça.

    Je lui adresse un regard qu'il ne daigne même pas soutenir, et l'euphorie dont j'ai fait preuve à peine quelques minutes plus tôt s'envole bien vite. Le sourire s'est définitivement effacé, et je regarde défiler le paysage orageux à travers la vitre sans vraiment le voir. Je consulte plutôt mon reflet qui me renvoit une image triste de moi-même, comme avant, cette image fade et désespérante que je traine depuis quinze ans et qui me dégoûte depuis aussi longtemps.
    Sagement posées sur mes jambes, mes mains commencent à se crisper. Pourquoi faut-il toujours que quelque chose entache le tableau ?

    Ce n'est pas à moi de parler le premier. Je me contente d'attendre qu'il daigne m'adresser ne serait-ce qu'un mot...
    Au bout de quelques kilomètres, enfin, je le sens se tourner vers moi, et je tourne la tête en sa direction également. Lorsque sa main s'empare de la mienne, l'habituel masque impassible qui a recouvert mon visage s'effrite. Et je te retrouve, tout près de moi, échappant à cet univers brumeux qui obscurcit ta tête, et je ne peux m'empêcher de t'adresser un très léger sourire pour te rassurer.
    Ton attention s'évapore bien vite, mais je serre tes doigts dans les miens.

    Bien sûr que je sais que tu me mens. Tu n'es pas très doué pour ça, Edwin. Ou bien alors c'est que je te connais trop bien.
    Qu'est-ce qui te prend ? Tu as peur de me dire la vérité, parce que tu te doutes qu'elle nous fera encore du mal ? Tu as probablement raison. Et j'ignore même si pour ma part j'ai vraiment envie de savoir. Ce soir, nous sommes enfermés dans un cocon douillet, tout est parfait, et tout au long du trajet, j'y ai réfléchi, je suis prêt à repousser tout ce qui pourrait l'entacher. Hypocrisie envers nous-même ? Oui, ça y ressemble.

    Au fond, si tu n'as pas envie de partager ça, garde-le pour toi. Je veux continuer à me sentir bien avec toi. Et puis l'on n'est pas obligé de tout se dire... si ?
    Il est probable que la vérité finisse par nous rattraper, elle le fait toujours, mais je n'en veux pas ce soir. Plus tard ! Le plus tard possible. Je voudrais être heureux plus d'une heure aujourd'hui, c'est tellement rare. Qu'on m'accorde un peu de répit, par pitié... Je ne demande pas la lune, et j'ai eu une vie de merde, j'estime que j'ai le droit de voir pétiller quelque chose de bon dans nos quatre yeux. Au moins rien qu'un soir, plus si ce n'est pas trop vous demander...

    A qui est-ce que je demande ça ? Pas au divin barbu. Mais aux petits farfadets de la malchance qui me collent aux pattes et ne cessent de m'assaillir avec leurs petits poignards spécial Coeur Fragile...


    - Non, je ne t'en veux pas, Edwin, tu as sûrement eu...


    Flash.
    Devant nous, la lumière est si vive que j'ai l'impression qu'elle me crame les yeux.
    Et cet ambiance si chaleureuse, tout notre petit monde si beau, si faussement parfait, se mue en chaos, comme balayé par l'apocalypse.
    Les pneus noircissent l'asphalte en hurlant. Je deviens aveugle et sourd l'espace d'une interminable seconde où tout bascule, ta Mort, ma Vie... et la voiture. Une seconde durant laquelle s'affiche sous mes paupières scellées par l'horreur la fin tragique de notre histoire, nos corps déchirés sur le goudron, baignant dans nos sangs mêlés dilués par la pluie battante.

    Dans l'élan brusquement freiné, la voiture s'est retournée, et au bout de quelques tonneaux, s'est enfin arrêtée, toit contre bitume, à l'envers. Une expérience digne d'un voyage en machine à laver...
    Nos corps à peine retenus par la ceinture ne sont plus que pantins désarticulés. Nos doigts entremêlés furent mon seul repère, l'espace de quelques secondes, avant que le lien ne soit brutalement rompu par mon réflexe de me protéger la tête.

    Tout s'est passé très vite, je n'ai rien compris. Je n'entends ni ne vois plus rien. Mon coeur s'emballe. Dans l'espoir de palper au plus vite la moindre partie du corps d'Edwin à ma portée, priant le vieux barbu jusqu'à ce jour détesté, je remue mon avant-bras, sentant la douleur se propager jusqu'à mon épaule, et gémis.


    - Ed... Edwin...


    Toute souffrance, toute sensation, tout sentiment s'estompe. Mon corps s'alourdit et se fige, mes bras pendant au-dessus de ma tête et flottant dans la pluie qui s'infiltre petit à petit dans la voiture. Je suis plongé dans le noir. Et lorsque je relève enfin les paupières, Edwin a disparu de la voiture.

    Ayant glissé son bras parmis les débris de la vitre brisée à ma gauche, une silhouette lumineuse, vêtue d'une blouse d'hôpital, a approché ses doigts fins de mon visage ensanglanté pour caresser ma joue. Je lève les yeux en sa direction et un souffle reste glacé dans ma gorge lorsque je vois ce sourire se dessiner sur ses lèvres fines.
    Ses longs cheveux noirs encadrent son visage livide, et son regard saphir m'adresse la tendresse qu'Elle a toujours eu à mon égard. Je tremble sous sa main réconfortante, je voudrais la toucher, une dernière fois, la prendre dans mes bras...


    - Ayana...


    Mais tu t'en vas déjà, te relevant, t'éloignant d'une démarche aérienne. Je te regarde déambuler au milieu de la route à travers le pare-brise complètement brisé par les chocs.
    Et une fois de plus, tu m'échappes. Une fois encore, tu refuses de me guider sur le chemin d'un autre monde, à tes côtés. Combien de fois déjà t'ai-je croisée depuis ta mort ? Combien de fois m'as-tu adressé un geste tendre avant de t'éloigner en parfait fantôme ?


    Le rêve s'achève déjà, bien trop court. J'ignore combien de temps j'ai été inconscient.
    Dans les débris tranchants du pare-brise j'ai finalement trouvé ton bras. Mes doigts se sont serrés aussi solidement que possible autour de ton poignet, comme si par ce simple contact je pouvais m'assurer que tu ne craignes rien. Je suis là, Edwin, je serai là aussi longtemps que le destin me le permet. Tout va bien, je suis près de toi...
    En piteux état, soit. Je ne vois toujours rien, ni n'entend quoi que ce soit. Si tu as tenté de me parler, je n'ai rien entendu, un bourdonnement assourdissant a envahi ma tête.

    Une douleur au niveau de la tempe me fait grimacer. J'ai dû me cogner pendant l'accident, et le fait d'être à l'envers n'arrange rien. Les débris du pare-brise ont écorché mon visage et je sens couler un mince filet de sang sur mon front. Rien de cassé visiblement, du moins je le crois. Je suis seulement un peu sonné.

    Je libère le bras d'Edwin, et de ma main encore valide cherche l'accroche de ma ceinture. Au bout d'une laborieuse tentative de recherche, ne parvenant plus très bien à me souvenir de son emplacement, je finis par la trouver et me libère. Brusquement, je m'écrase dans le plafond de la voiture, parmi les débris. Dégageant mes jambes engourdies de sous la boîte à gants, je les laisse s'échouer dans le prolongement de mon corps.

    Au bout de quelques instants, je parviens enfin à entendre le cliquetis de la pluie sur la voiture, le bourdonnement s'estompe.
    L'afflux de sang dans mon cerveau s'étant rééquilibré, je me remets à remuer, et cherche à nouveau Edwin. Touchant ce qui semble être son épaule, j'agrippe son vêtement.


    - Edwin ! Tu n'as rien ? Réponds-moi, dis quelque chose, je t'en prie...


    Pourvu que tu ailles bien ! Tu as beau te régénérer en cas de blessure, je ne peux m'empêcher de m'inquiéter...
    Je ne te vois plus du tout, ma vision ressemble à un caléidoscope mêlé à un champ de bataille, des points lumineux ne cessent de clignoter. Le flash m'a rendu aveugle, pourvu que ça ne soit que temporaire...
    _________________

    Edwin Vanelsin


    Tu vois, je te l'avais dit. Une seule pichenette, et tout s'effrite, tout bascule. Une seconde d'inattention, agrémentée par un zeste de malchance, et notre perfection s'envole, s'évapore, s'enfuit hors de notre portée. Et comme si cela n'était pas encore suffisant, le monde tourne, tourne encore, pour nous faire perdre la tête et nous abandonner dans les méandres de l'inconnu, loin de la beauté de notre univers. La sortie de ce dédale ne sera pas aisée à dénicher … Mais qu'importe, nous sommes tous les deux, et c'est tout ce qui compte pour moi.

    Il prie, et ses pensées courent sur le bitume, bien plus vite que la voiture. Elles la dépassent, s'écartent, l'évitent, pour finalement revenir à la charge et assaillir leur propriétaire, qui peine déjà à différencier ciel & terre. Les vitres explosent et menacent de lui briser le visage, mais c'est finalement le bras mis en avant qui prend, réceptionne les éclats balancés au hasard qui n'hésitent pas à lui transpercer la peau sans aucune délicatesse, sans la moindre once de compassion. Mais il s'en moque, on pourrait bien le lui arracher, son bras ! Ce n'est pas pour sa survie qu'il craint, son passé commun avec son Sire lui a déjà fait comprendre qu'un corps mort pouvait résister à bien des tortures …
    Mais Mihaïl … ?
    La voiture cogne contre le sol, s'arrête dans une dernière culbute, et aussitôt, il tord le cou pour tenter de se dégager et s'assurer de son état de santé, ignorant sa propre douleur. Il décrispe ses paupières serrées d'angoisse et cligne des yeux, le temps de reprendre ses esprits, puis relève la tête lorsque son nom murmuré met fin au silence trop calme qui régnait dans la carcasse métallique.

    Il lève les yeux vers lui, tend le bras pour l'atteindre, le toucher pour le rassurer, lui certifier qu'il n'y a rien, que tout va bien, qu'ils vont sortir de là et rentrer tranquillement chez eux, comme s'il s'agissait là de la plus banale des soirées …
    Mais lorsque sa main parvient enfin à agripper son bras, les paupières de son protégé tombent, et le bleu de ses yeux fait disparaître avec lui tout espoir, tout réconfort. Non, tout ne va pas bien … Tout ne va pas bien du tout ! Il ne peut pas partir, le laisser tout seul, là, comme ça, paumé au milieu de nulle part ! Désespérément, il l'appelle, mais l'écho de son cri dans le silence est la seule réponse qu'il obtiendra.

    « Mil' !! Hé, bonhomme, tiens bon, me lâche pas ! J'vais nous sortir de là, je te le promets … Pars pas, s'il te plaît … Mil' … »

    M'abandonne pas … Je suis bon à rien tout seul. Je suis incapable de réfléchir, de trouver une solution, alors que t'es à deux doigts de passer cette satanée frontière tant redoutée et de …
    Non … Je vais nous sortir de là … Je te le jure.

    Il serre encore un instant ses doigts entre les siens avant de laisser retomber mollement sa main. Comment se fait-il que son Alter Ego soit pendu au plafond, bras dans le vide, alors que lui-même se trouve écrasé au sol, tel un vulgaire insecte ? Il jette un rapide coup d'œil à l'état de la voiture, et détourne bien vite les yeux pour ne pas se laisser gagner par la panique. Le verre a volé en éclats, le toit s'est de moitié arraché, les sièges complètement défoncés … Le sien s'est même détaché et écrasé contre la toiture, emprisonnant sa jambe dans un angle douloureux duquel il ne parvient pas à s'échapper. De rage, il balance un violent coup de poing dans le cuir usé, mais rien n'y fait : sa cuisse est paralysée sous le poids de l'assise, et il n'a fichtre pas la moindre idée sur la manière dont il pourrait s'extirper de là.
    Alors il laisse le désespoir le gagner. Ses yeux tombent à leur tour, et il râle en silence, se maudit de ne pas être capable de quoi que ce soit, alors que son Alter Ego navigue entre la vie et la mort. Car c'est de sa faute … C'est lui qui n'a pas su maintenir le volant, lorsque l'éclair leur est tombé dessus ! S'il lui avait dit la vérité, peut-être que … ils s'en seraient sortis ?

    Tu ne m'en veux pas, as-tu dit … Mais pourtant, tu devrais ! Regarde … Regarde ce que j'ai fait ! N'importe quoi, comme d'habitude. Je t'ai menti, ma lâcheté m'a déconcentré, et je nous ai balancé dans le vide. Quelle connerie, l'amour ! Si je te détestais, je suis sûr qu'on aurait roulé droit !
    Faut que tu m'en veuilles, Mil'. Si tu fais semblant de rien, je vais recommencer, c'est certain. Je ne suis qu'un gamin, tu le sais bien … Il me faut une jolie punition pour que je me souvienne et apprenne de mes erreurs. Tu me foutrais pas une baffe, là maintenant tout de suite, par hasard ? Non, t'as raison. Je te sauve d'abord, tu me frappes ensuite.
    N'empêche … Je dois vraiment avoir l'air d'un con, avec ma jambe coincée sous le siège …

    Il aurait pesté encore longtemps, s'il n'avait pas finalement senti les doigts de son Autre se resserrer sur sa peau abîmée. Une lueur de bonheur et d'espoir traverse son regard, et la petite flamme qui le fait tenir tout au long de sa non-vie se ravive au fond de ses prunelles. Aussitôt, il s'agrippe à son tour à son avant-bras, le serre à lui en briser les os. Il n'a pas le temps de pester contre lui-même, ni de s'en vouloir de quoi que ce soit … Il faut qu'ils sortent de là avant qu'un autre incident ne survienne. Pour le reste, ils auront tout le temps par la suite …
    Naïvement, il lui sourit, et tire sur sa jambe pour gagner quelques malheureux centimètres et s'assurer que tout aille bien pour lui. Son attention se porte aussitôt à ses membres, et il observe la courbure de son dos lorsqu'il se libère de l'entrave du harnais de sécurité pour chuter à ses côtés. Ses joues se creusent de soulagement, visiblement, il y a plus de peur que de mal … Il met du temps à se rétablir et à récupérer un semblant de lucidité, mais même s'il semble avoir complètement perdu le Nord, au moins, il ne se plaint de rien, et le sang qui s'écoule du haut de son crâne ne l'inquiète pas plus que ça.
    Il va bien … Et cette simple pensée lui offre un nouveau souffle de vie qu'il ne prend pas le temps d'apprécier.

    La main qui a échoué sur son épaule, il la serre entre ses doigts rassurés et confiants, et lui offre un sourire orné d'espoir et de légèreté. Durant son inconscience, il a eu tout le temps de s'inquiéter et de paniquer, d'imaginer tous les scénarios possibles et envisageables dans sa tête, pour les tourner au désastre, comme dans le pire des films catastrophe qui puisse exister. Mais à présent qu'il sent son coeur s'affoler dans sa poitrine et ses poumons se gonfler de vie de manière raisonnable, il est serein. Un peu trop peut-être.
    Il s'approche encore plus, jusqu'à ce que sa jambe ne le fasse grimacer, pour essuyer d'un revers de main le liquide rougeoyant qui déforme sa figure. Sa main glisse sur sa joue, et ses prunelles dévorent le visage qui se trouve à quelques centimètres du sien.
    Edwin Vanelsin, ou comment dénicher du romantisme dans un moment censé être particulièrement tragique et désespérant …

    « Ça va … Ne t'inquiète pas pour moi. Je crois que je me suis brisé une côte ou deux quand la voiture s'est retournée, et j'ai la jambe broyée sous le siège … mais ça va ! Tu sais bien que je suis un gros dur, et qu'il m'en faut un peu plus pour me décourager … Et puis, ça n'a pas que des inconvénients d'être un cadavre, d'ici quelques minutes, je bondirai comme un cabri, tu vas voir ! »

    Il sourit, imperturbable, et serre ses doigts intacts entre les siens.

    « Tu m'as fait peur, tu sais … La prochaine fois, on prendra un tandem. Lui au moins, il ne risque pas de nous tomber sur la tronche … »

    Inconscient, il préfère relativiser plutôt que d'étaler sous les yeux de son Alter Ego sa peur et ce qu'il considère comme une trahison. Car il n'y avait pas besoin de discussion, si la voiture s'était renversée, c'était de sa faute, et c'est tout ! S'il avait été sincère, il n'aurait peut-être pas su éviter la foudre, mais il aurait au moins pu assurer un arrêt moins brutal et moins dangereux …
    Ses yeux s'attardent dans ceux de son aimé, et c'est seulement à présent qu'il remarque le vide anormal qui les habite. Il fronce les sourcils, et suit son regard absent qui semble fixer un point hasardeux derrière lui. Inquiet, il glisse sa main dans sa nuque, passe l'autre devant ses yeux, l'agite avec un soupçon d'espoir, en vain. Ses prunelles s'agrandissent de frayeur, et cette fois, il ne fait plus aucun effort pour ne pas céder à la panique.

    « M … Mil' … ? … Non … J'ai pas fait ça, pitié … Je suis déjà assez con pour te mentir, assez lâche pour ne pas te regarder, alors je n'ai pas pu … te rendre … »

    Dépité, il le regarde sans comprendre, comme si sa simple volonté pourrait suffire à lui rendre la vue. De rage, il envoie un nouveau coup de pied de sa jambe libre dans le siège qui le maintient coincé au sol. La seule conséquence de ce geste impulsif ne sera autre qu'une grimace douloureuse arrachée à son visage envahi par la colère, pour avoir malmené de nouveau l'une de ses côtes durant sa vaine tentative.
    Pendant longtemps encore, il aurait pu pester contre lui-même et cette voiture de piètre qualité - Car s'il avait opté pour une belle Mercedes, l'airbag aurait au moins été fourni, n'est-ce pas ? - si ses sens ne l'avaient pas alerté d'une nouvelle catastrophe. Il enchaîne sa rancune dans un coin de son esprit, s'immobilise et se concentre sur la douce (?) mélodie régulière provoquée par le battement constant de la pluie sur le dessous de la voiture. Mais son ouïe ne le trompe pas, il en est certain, il y a autre chose. Un … crépitement ?!

    « Mihaïl … sors de la voiture … vite ! »

    Panique ? Cette fois, c'était bien pire que cela. Sans ménagement, il l'attrape comme il le peut et le pousse vers l'extérieur de la voiture, dans la direction du carreau brisé. Car il est hors de question qu'il lui laisse le choix, hors de question qu'il tente des actes héroïques, pour finalement exploser avec lui ! Sa voix tranche de nouveau, impassible, transformée, guidée par une seule et unique pensée, une même image qui obnubile son esprit déjà rudement mis à l'épreuve.

    « Dégage de là !! »

    Déjà, le désastre se forme en son for intérieur, explose, cogne dur, s'entrechoque. Alors, c'est comme ça que ça se finira ? Brûlés vifs sous une plaque d'acier ? Tous les deux ? Ça ne ressemblait guère à la fin paradisiaque à laquelle il se plaisait tant à croire … Ses yeux morts rencontrent de nouveau ceux de son Alter Ego pour s'empêcher de se diriger vers les flammes qui n'allaient pas tarder à lécher leurs vêtements. A-t-il recouvert la vue, à présent, ou est-il tout comme lui aveuglé par le danger plus que palpable ?
    Désespéré, il s'accroche à ce qu'il reste du volant dans une nouvelle tentative de libération de sa jambe engourdie. Car il n'allait pas crever comme ça, tout de même ? Ce serait trop stupide, il ne méritait pas une mort aussi ridicule ! Guettant du coin de l'œil son Alter Ego qui ne semblait pas décidé à remuer d'un pouce, il envoie son pied valide vers lui et l'atteint en plein thorax.

    « Fais pas ton Superman, dégage, bon sang ! Et reste pas à côté, éloigne-toi, les projections risqueraient de te … »

    La phrase se meurt, les mots leur font perdre du temps. Déjà, il sent la chaleur atteindre les pneus situés au-dessus de leur tête, et il sait que le reste ne tardera à fondre. Ce n'est plus qu'une question de secondes.

    A l'amour, à la guerre, à la vie, à la mort. Les quatre réunifiés dans un seul et même combat, reliés par une angoisse monstrueuse. L'espoir n'est plus, il s'effrite, se dessèche, disparaît. Peut-être que lui aussi était combustible …
    _________________


    Mihaïl Egonov



    Je sens se soulever le poids qui écrase mon coeur lorsqu'Edwin se rapproche de moi. Un soupir de soulagement m'échappe lorsqu'il glisse sa main froide sur mon visage égratigné, mais mes doigts refusent de lâcher prise, je lui broie le poignet sans ménagement... comme une façon de me raccrocher désespérément à tout ce qu'il me reste.
    Il est donc blessé et immobilisé... Il faut que je l'aide ! Mais tout autour de moi est si... incompréhensible... Mes mouvements sont approximatifs, et c'est à peine si je parviens à saisir le sens des paroles de mon Autre. Un tandem ? Mais pourquoi faire ?... Je prends un moment pour retrouver mes esprits, discerner tout ce qui se trouve autour de moi.
    Sans la vue, l'ouïe se fait plus attentive. A l'affût du moindre son, j'étudie mon environnement pour comprendre où je suis.

    En effet, je ne vois plus rien, mais étrangement ça ne me perturbe pas plus que ça. Je devrais m'affoler, me rendre compte que ce n'est pas normal ! Et pourtant je n'y arrive pas. Seul ton état me préoccupe, le mien n'a que peu d'importance. Rien n'est plus fragile et éphémère qu'un corps humain aux yeux des immortels, mais tu sais je suis comme la mauvaise herbe, moi... Et tu vois, en dehors de ma cécité, je vais parfaitement bien ! Oh, ce n'est pas comme si la perte de vue était un détail, je n'irai pas jusque-là... J'attends seulement le contre-coup. Ca finira par m'affoler, c'est certain...

    Soudain Edwin se met à me pousser brusquement vers l'extérieur. Mais qu'est-ce que tu fais ?! Peinant à sortir du brouillard dans lequel je suis plongé, je ne comprends absolument rien à ce qui se passe, et il fait tellement chaud, tout à coup...


    - Hein ? Quoi... ?


    Arrête de me pousser ! Je ne te lâcherai pas ! Mais qu'est-ce qui te prend ?!
    Tandis qu'il essaye de m'éloigner, je tente de me rapprocher, je veux l'aider à sortir de là, tatonnant dans l'obscur. Tout à coup son pied frappe mes côtes, un hoquet m'échappe. Mais arrête, te dis-je !!
    J'attrape fermement sa main qui me pousse hors de la voiture et hausse le ton.


    - Mais ça va pas, non ?! Tu ne crois quand même pas que je vais te laisser là !


    Je m'immobilise brusquement. Une sale odeur de brûlé envahit la voiture.
    Oh mon Dieu...

    Dans la panique, je tâte où je peux, partout, me cramant les mains en touchant la carrosserie. Pas le temps d'avoir mal, mon coeur tambourine à cent à l'heure dans ma poitrine. Palpant Edwin, cherchant à comprendre au plus vite dans quel pétrin il se trouve, j'arrive à comprendre comment il est coincé.
    Et ne va pas croire que je profite de la situation, hein...


    - Je vais te sortir de là ! Je ne te laisserai pas flamber... Je ne veux pas te perdre, Edwin !!


    Les vampires, ça brûle bien, il parait !
    Si tu devais mourir encore, une bonne fois pour toutes... Je ne te survivrai pas. C'est ensemble ou rien.

    Je pousse le siège qui le bloque, de toutes mes forces, ignorant mes douleurs superficielles, mon visage crispé sous l'effort. Je te sortirai de là, Edwin ! C'est ça ou bien on crève tous les deux ! Tu ne pensais quand même pas te débarrasser de moi si facilement, n'est-ce pas ?!

    Le cuir commence à fondre, l'oxygène se fait rare, et je tousse, suffoque, je peine à reprendre mon souffle. Je tente de dégager la jambe d'Edwin, en vain, le siège est lourd et coincé. Il fait de plus en plus chaud, ici, je sens les flammes nous encercler, elles pénètrent la voiture, dévastent tout sur leur passage.


    - J'y arrive pas ! Merde !!


    Complètement paniqué, je ne cesse de pousser le siège, le tirer, tenter de le faire basculer de tous les côtés, sans savoir ce que je fais, sans comprendre où je suis et à quoi ressemble ce qui sera peut-être notre future tombeau...
    Je refuse d'y penser. Mes mains écorchées se glissent sur le visage d'Edwin et mon front vient rencontrer le sien. Le désespoir est palpable.


    - On va se tirer de là, Ed, je te le jure sur la tombe de ma mère, je ne vais pas te laisser brûler vif dans cette carcasse !


    Je n'arrive plus à respirer, si je ne sors pas d'ici, je vais m'évanouir. Sans vraiment pouvoir contrôler cet instinct de survie, je recule péniblement et sors de l'épave par la vitre brisée. Je reviens, je te le promets !
    M'écroulant sur l'asphalte humide, je m'accorde de grandes bouffées d'oxygène l'espace de quelques secondes. Face à mes yeux éteints ne cesse de défiler le corps d'Edwin carbonisé. Je ne veux pas... Non... ! Ca ne PEUT PAS se terminer comme ça, c'est impossible !

    Prenant une dernière inspiration, je rabats la capuche de mon sweat sur ma chevelure. Evitons de nous enflammer comme une torche. Regagnant l'intérieur de la voiture, rampant, m'enfonçant les éclats dans les genoux, je me rapproche d'Edwin, l'oxygène bloqué dans mes poumons enfumés. Je tire sur les manches de mon vêtement pour me protéger la paume des mains et pousse encore le siège brûlant.
    Il faut qu'on s'en sorte à tout prix... Je ne te laisserai pas tomber !

    Les flammes me lèchent déjà les jambes. Je cède à la panique et ma respiration s'emballe, laissant la fumée pénétrer mon corps et s'y incruster. Je nous vois déjà morts et désintégrés...
    La peur, l'adrénaline, le désespoir décuplent mes forces et comme je dispose d'un meilleur appui qu'Edwin, je parviens à faire basculer le siège. Une vague de soulagement me submerge, mais je n'ai pas le temps de m'en réjouir, le temps presse ! Reculant à quatre pattes dans la voiture, je tire mon Alter Ego de toutes mes forces, parmi les débris. En plus de l'odeur de brûlé, l'essence qui se déverse me monte au nez. Tous mes sens sont en éveil, et c'est le son de la pluie battante sur le bitume qui me guide hors du carnage.

    Une fois hors de la voiture, je reprends mon souffle. Tâtant l'asphalte, je sens sous mes doigts la texture grasse de l'essence mêlée à la pluie. Un facteur à ne pas négliger quand votre véhicule prend feu...
    Je me redresse vivement, et sans aucune délicatesse, j'attrape Edwin sous les bras pour le soulever, le faisant basculer sur mon épaule. Pas le temps d'attendre que tu daignes me suivre en boîtant, en ce qui me concerne j'ai encore les jambes en état d'usage. Je suis en pleine forme, j'te le dis ! Si si !
    En revanche... Je ne sais pas du tout où aller.


    - Deviens mes yeux, Edwin ! Dis-moi où aller !! Vite !


    Le crépitement se fait soudainement plus bruyant et lorsque j'entends les flammes prendre une ampleur considérable, annonçant leur rencontre avec l'essence, je ne cherche plus à réfléchir à la direction à prendre, et me jette en avant, le plus loin possible.
    Nous percutons le sol avec violence, dévalant la pente du talus, parmis les buissons et les arbustes. Dans la chute je perds tout contact avec Edwin. Je me laisse rouler sans lutter, ignorant totalement ce qui m'attend plus bas. Ravin, falaise ?

    Si j'avais pu voir... j'aurais retenu ma respiration.
    Brusquement, l'eau s'infiltre dans mes narines. Je plonge tout entier dans un cours d'eau assez profond. Complètement affolé, je me débats dans les roseaux. L'explosion retentit dans un bruit sourd, faisant trembler la terre. C'était moins une, comme on dit...
    Lorsque je refais surface, je m'accroche à un gros rocher pour ne pas être entrainé par le courant et perdre le peu de repères que je possède. J'ignore à combien de mètres je me trouve de la route... et d'Edwin. Je crie son nom plusieurs fois, aussi fort que me le permet ma gorge enfumée.
    Dis-moi que tout va bien...

    Je ne vois toujours rien. Mais je sais que tu es là, quelque part, non loin de moi...
    _________________


    Edwin Vanelsin


    Ta main … Donne-moi ta main, bon sang ! Je te serrais si fort, comment ai-je pu te lâcher ? Mon ange, reviens, je … je n'entends plus ton coeur battre ! Seuls ceux des corbeaux résonnent à mes oreilles, planant déjà au-dessus de ta dépouille.
    Mon Dieu … qu'est-ce que j'ai fait ?

    L'explosion retentit, l'oblige à se recroqueviller dans un réflexe inexplicable et à se protéger de nouveau le visage. Il serre fort les paupières, à défaut de pouvoir se boucher les oreilles, pour effacer ce spectacle d'ores et déjà ancré dans sa mémoire. La figure enfouie dans l'herbe, il a pourtant l'impression que les flammes l'ont rattrapé et qu'elles achèvent la combustion de son corps, entamée dans le fourneau dont le véhicule avait fait office. Il sent planer au-dessus de lui des morceaux de carrosserie et se mord les lèvres en priant de tout son être pour que la chance soit de son côté, et que la taule ne lui tombe pas sur le corps. Ni sur Mihaïl …
    Où est-il, à présent ?

    Tout s'était déroulé si vite. Même pour ses perceptions vampiriques, la scène avait été si bâclée qu'il peinait encore à la réaliser. Dès le moment où il l'avait vu revenir vers lui, il avait cessé de s'agiter pour le pousser hors de la voiture. Croire qu'il allait l'abandonner, là, au milieu des flammes ? Non, pas une seule seconde. C'était d'ailleurs pour cela qu'il le lui avait demandé, parce qu'il avait prédit que son protégé resterait, coûte que coûte.
    Il avait tenté de l'aider du mieux qu'il le put, poussé à son tour le siège qui le maintenait cloué contre la toiture, mais la chaleur l'avait atteint beaucoup plus rapidement, et il avait précocement souffert du feu qui les avait entouré. Pourtant, il y avait mis toutes ses forces, toute son âme, pour que leur histoire ne s'arrête pas là, dans de telles circonstances, et que plus tard, ils n'évoquent ce moment qu'en tant que mauvais souvenir. Il aurait bien voulu … Mais plus les secondes défilaient, plus il désespérait de partager de nouveaux instants merveilleux un jour.

    Désespoir. C'était bien cela qui l'avait gagné, et l'acharnement de Mihaïl ne put rien y changer. Dans ses prunelles régnait déjà leur Mort commune, mais il n'avait plus le courage de le saisir par le col et de le jeter dehors. Si ça devait se finir là, alors autant que ce soit rapide. Et qu'ils restent ensemble jusqu'à l'issue finale.
    Car lui, il était déjà mort. Une fois de plus, dans une voiture défoncée, dévastée par les flammes, il avait réussi à retomber nez à nez avec cette image qui hantait ses jours et ses nuits. Il ne tentait même plus de faire quoi que ce soit, ses mains étaient d'ores et déjà noircies par le contact avec le cuir bouillant, et même l'air lui brûlait la peau. Il n'était pas faible … il était bien pire que cela.
    Et lorsque son Autre le quitta après l'avoir rassuré, il souhaita de toutes ses forces que la carcasse explose à ce moment-là. L'espoir l'ennuyait … Et de toute manière, il n'y en avait plus, le feu l'avait fait fuir.

    « Reviens pas … Ne reviens pas me chercher, imbécile ! Je ne serai qu'un poids mort qui entraînera ta propre perte ! Ne me fais pas croire que tu m'aimes au point de te jeter toi-même sur cette faucheuse qui t'attend bras ouverts ! Mil' … »

    Et à présent, il est là … écrasé contre le sol, complètement perdu dans l'espace temps, saisissant à peine qu'il n'est pas encore tout à fait mort, et qu'il est grand temps de réagir. La suite, il s'en souvient à peine, et elle est si peu glorieuse que ce prétendu trou de mémoire ne le désole même pas. Il se rappelle avoir été traîné, porté … comme un cadavre. Quelques mots qu'il n'était pas parvenu à saisir, puis une chute. Violente, inévitable. Ils avaient commencé à rouler tous les deux, et dans un soubresaut de conscience, le dit immortel avait réussi à stopper leurs roulades, à planter ses doigts dans le sol pour ralentir le mouvement de leurs corps. Mais dans la brutalité du geste … il n'était pas parvenu à préserver ce lien qui les unissait.

    Le bûcher est tout proche de lui, il le sent, c'est à peine si les flammes ne lui grimpent pas sur le dos. Sur les bras, même. Et sur le ventre aussi … Terrifié, il se tâte, se brûle à nouveau les doigts sur le cuir de sa veste qu'il ôte précipitamment et balance dans les flammes sans réfléchir. Il ne se retourne pas pour assister au spectacle : son prénom a retenti dans l'obscurité.

    Clopin clopant, il se dirige vers l'appel et ignore tout le reste. L'averse, l'orage, la voiture, le décor. Tout. Il n'en à rien à faire ! Mihaïl, Mihaïl, Mihaïl. C'est le seul et unique mot qui résonne sur le champ de bataille qu'est devenu son esprit. Le trouver, l'aider, le sauver, le protéger.
    Il dévale à son tour la pente à toute allure, enjambe les arbustes, ignorant sa jambe qui lui crie de ralentir l'allure. Ce qui l'inquiète le plus, en réalité, ce sont ses mains. Noires, rongées, défigurées. Détruites. Mais il n'a pas le temps de penser à lui …
    Il aperçoit sa main dépasser des tiges, et faisant abstraction à la douleur qui ravage la sienne, la saisit et le tire de toutes ses forces hors de l'eau, sans aucune douceur. Il emprisonne son buste, le serre à l'étouffer contre lui et se met à courir, sans comprendre, simplement pour s'éloigner de ce carnage. La voiture, le ruisseau, le feu, la peur, la Mort … Il les abandonne derrière lui, comme un lâche, et détale, force sur sa jambe jusqu'à ce qu'ils atteignent de nouveau la route, suffisamment éloignés pour ne plus entendre que la collision entre le rideau glacé qui leur tombe sur les épaules et le bitume.

    « J'suis désolé … J'aurais pu éviter tout ça, si j'avais un peu plus fait gaffe. Est-ce que … est-ce que tu arrives à voir de nouveau ? »

    Je t'ai éloigné de là-bas … Ça devrait revenir, alors, n'est-ce pas ?
    S'il te plaît …

    Crispant le visage de douleur à cause de ses mains souffrantes, il le relève malgré tout pour estimer l'endroit où ils se trouvent. Quelle idée a-t-il eu là en optant pour une petite route de campagne, désertée par tous ? Il ne faudrait pas compter sur l'autostop pour rentrer à la maison, personne ne passerait les chercher, dans un coin aussi paumé que celui-ci. Et ils étaient bien trop loin pour espérer rentrer à pied et faire la course avec l'astre solaire …

    « Je crois savoir où on est. Mais on peut pas attendre ici, avec la météo, on rencontrera personne sur cette route paumée. Il y a une immense forêt, juste en face de nous. Si mes souvenirs sont bons, il y a une nationale de l'autre côté. En coupant par là, on a toutes les chances d'y être dans quelques heures. Je … »

    Le ton qu'il emploie est banal, quotidien, et il vient à peine de le remarquer. Par lâcheté, crainte, ou que savait-il encore, il préfère faire comme si rien ne s'était passé. Se ressasser cette approche si critique de la mort ne serait sûrement pas à même de rebooster sa concentration. Et il n'aurait pas la conscience tranquille tant qu'il ne serait pas assuré qu'ils étaient bel et bien sauvés.

    « Tu peux marcher ? »

    Il le dépose au sol et le gratifie d'un baiser sur le front. Il voudrait le remercier pour être resté … pour avoir espéré qu'il y avait encore une chance de s'en sortir tous les deux vivants. Mais comme d'ordinaire, aucun mot ne s'échappe d'entre ses lèvres, parce qu'un simple merci serait bien trop insignifiant pour tout ce qu'il désire en réalité faire passer. Alors il le serre simplement contre lui en évitant de faire entrer ses mains en contact avec sa peau tiède et vivante. Si sa vue avait été altérée, autant en tirer du positif à travers le chagrin qu'il éprouvait : au moins, son Autre ne pourrait pas assister au spectacle tragique et désolant de la énième mort des doigts parfaits du grand pianiste, Edwin Vanelsin …
    Mais la douleur, il ne la supporte déjà plus. Il est habitué aux coups, aux morsures, à la torture humaine … mais pas à l'acharnement de Dame Nature sur sa peau à vif. Il grimace malgré lui, car il ne peut s'en empêcher, et dépose son menton sur l'épaule de son aimé.

    « Mil' … T'as été très courageux. Ça me touche vraiment, ce que tu as fait pour moi, mais je ne vais pas m'éterniser en beaux discours, j'aimerais abuser encore un peu de ta clémence. Ce que je vais te demander, c'est … enfin … je ne devrais pas, mais j'aimerais que tu le fasses pour moi. »

    Il le maintient contre lui, dépose ses lèvres sur sa tempe et l'emprisonne d'une étreinte égoïste à laquelle il lui interdit silencieusement de renoncer et d'échapper. Ses yeux chutent au sol et se gorgent de honte … car il n'est pas fier de lui demander un tel service, qu'il juge odieux et monstrueux. Mais ses mains le brûlent à tel point que les paroles découlent en toute liberté de sa bouche, sans même passer par la case censure au préalable.
    L'un de ses doigts effleure finalement la joue de Mihaïl, pour qu'il puisse juger de lui-même l'inhabituelle chaleur qui s'en dégage. Il la sent vivre à l'intérieur, sous sa peau, ronger ses os et ses nerfs, et tout le reste …

    « Mes mains sont en cendres … A force de toucher le cuir pour tenter de sortir de là avec toi, je les ai assassinées. Je ne peux plus les regarder, elles sont … monstrueuses … Elles ont déjà commencé à fondre à l'intérieur de la voiture, je crois bien. Je … A vrai dire, j'aurais préféré qu'on me les coupe, plutôt que d'avoir l'impression qu'on me les a plongées et enfermées dans un four. Il paraît que ça repousse plus vite que ça ne cicatrise … »

    Il appuie ses affirmations d'un long regard silencieux pourtant bien inutile. Le bégaiement le gagne, il ne parvient pas à être clair, à être explicite sur son véritable désir qu'il juge si … Il préfère ne pas imaginer un quelconque adjectif à attribuer à telle décision.
    Mais si encore l'aspect fondu et noirâtre qu'elles avaient adopté était la seule transformation qu'elles avaient subie, sûrement n'aurait-il pas songé à tel châtiment. Seulement, en plus de cela, il jurerait qu'elles se consument de l'intérieur. Que des flammes miniatures dévorent tout sur leur passage, léchent ses veines et se faufilent à l'intérieur pour remonter le long de ses bras. Ses paumes bouillonnent, c'est tout juste s'il les sent encore, et pour avoir passé tout un siècle à entretenir son meilleur atout, son outil de musicien, la partie de son corps qu'il admire et préserve, il ne peut pas accepter de les laisser se détruire de la sorte.
    Plutôt ne plus en posséder aucune, que de les voir mourir …
    C'était cela, sa solution.

    « Je … Je dois avoir un canif dans mon porte-feuille, dans la poche arrière de mon pantalon. Mais je … je ne peux pas le faire tout seul, j'arrive plus à toucher ni à prendre quoi que ce soit … Je veux pas attendre qu'elles guérissent, et prendre le risque qu'elles me pourrissent les bras tout entiers … Je suis désolé de … d'en arriver à te demander ça. Mais … »

    Submergé par la douleur, tant corporelle que psychologique, il se tait et attire une nouvelle fois son protégé contre lui, comme si seulement il était possible de rapprocher encore davantage leurs corps qu'il ne l'a déjà fait. Il l'enlace avec tendresse, culpabilité et désarroi. Ses larmes se meurent dans ses prunelles, et son poignet mort appuie sur sa nuque palpitante pour sentir sa joue abîmée contre la sienne.

    « S'il te plaît … »

    Pardonne-moi d'être un putain d'égoïste. De penser à mes mains déjà mortes, plutôt qu'à tes yeux qui disparaissent.
    Ampute-moi l'âme avant toute chose. S'il y a bien une partie de moi qui commence à pourrir, c'est elle. Rase les mauvaises herbes, si tu as l'espoir de sauver en partie les débris du reste du jardin.
    Et aime-le, ton égoïste. Aime-le, et prouve-le lui par cet acte inqualifiable, qui te fera peut-être cauchemarder pour le restant de tes jours.
    Aime-moi.
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    Atticus

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    MessageSujet: Re: 30 - Somewhere around nothing.   30 - Somewhere around nothing. EmptyDim 9 Jan - 16:45
    Mihaïl Egonov



    Sa main prend la mienne et me tire de l'eau, j'ai à peine le temps de me rendre compte que sa peau a une texture inhabituelle qu'il me serre vivement contre lui. J'ignore où il m'emmène, je me laisse porter comme un gosse, serrant ses épaules de mes bras pour ne surtout plus le lâcher, cette fois. Je sens son pas rapide mais bancale jusqu'à ce que nous arrivions sur une surface stable, la route probablement, à en juger par le claquement que font ses chaussures sur le sol.

    C'est étrange tout ce qu'on perçoit quand on est aveugle... Tout est surdimensionné, disproportionné, et redécouvert par mes autres sens. L'odeur de la pluie, des pneus qui brûlent, les senteurs des bois, l'eau de toilette d'Edwin, notre peau roussie. Je respire comme je n'ai jamais respiré, presque oppressé par le brouhaha de mon propre rythme cardiaque, des remous de la rivière, et de la carcasse flambante sur la route.
    Trempé jusqu'à la moelle, les cheveux collés au visage, je me sens dégoulinant et allourdi par le poids de la flotte dans mes fringues.
    Pieds à terre, je tente aussi bien que mal de retrouver quelques repères, j'ai la tête qui tourne. Je sais seulement que je suis sur la route et dans les bras d'Edwin.


    - Non... Je ne vois toujours rien.


    Rien, ni même ton regard qui me manque déjà, ce regard qui devrait me rassurer, celui sur lequel j'ai souvent compté. Pas la moindre lueur, venant de toi ou d'ailleurs. Je vis dans le noir le plus sombre qui soit. Parfois, les quelques souvenirs qui flottent dans ma tête défilent sous mes paupières le temps de quelques secondes, mais disparaissent bien vite pour laisser place au vide.

    Qu'Edwin semble si maître de lui me rassure, mais c'est étrange... sans questionner son regard, sans lire la vérité dans ses prunelles qui ne savent mentir, je doute de son assurance.

    Je secoue la tête lorsqu'il me demande si je peux marcher.
    Si tu veux... Je pourrais voler.
    Lorsque je sens ses lèvres froides sur mon front, ce serait presque une ébauche de sourire qui se dessine sur mes lèvres. Tu vas bien, c'est tout ce qui compte à mes yeux absents. Je le serre contre moi, soulagé qu'on s'en soit sortis. Je n'aurais pas supporté de le perdre. Mihaïl sans son Edwin... ne vaut pas grand chose. N'est qu'une moitié d'humain. Remet dans la tombe le pied qu'il est tout juste arrivé à sortir.

    Cette étreinte sonne mal. Egalement aveuglé par notre semblant de sécurité, j'ai pensé qu'il ne pouvait plus rien nous arriver. Mais Edwin se crispe à un point que je n'aurais jamais ressenti si j'avais eu des yeux en bonne fonction. Et je me rends compte que non... tu ne vas pas bien.
    Ses paroles tremblantes ne font que me le confirmer.
    Je secoue la tête, brusquement, non pas pour répondre, mais pour me remettre les neurones en place.

    Tu veux que je fasse QUOI ?!?

    Mais t'es malade !! T'as fumé quoi d'autre que du cuir dans la voiture ?!


    - Mais... je... Non, je peux p...


    Je m'écarte brusquement, reste un instant sans voix, statufié. Puis je cherche les bras d'Edwin. Palpant ses mains, mes doigts descendent vers les siens, et sans trop les effleurer de peur de lui faire davantage de mal, je découvre l'horreur qu'il a désespérément tenté d'exprimer.
    Je sais parfaitement ce que tes doigts représentent pour toi, nous nous comprenons sur ce point... A ta place, et si ça pouvait repousser aussi, je crois que j'aurais eu la même réaction.
    Mais je ne t'aurais pas demandé de le faire pour moi. Jamais.

    Sans vraiment réfléchir, je sors le canif de sa poche et fais glisser la lame hors du manche. Passant mon index caleux sur le tranchant, je devine qu'il est extrêmement bien affûté... Comme s'il était prédisposé à l'amputation et n'attendait que ça. Je tente vainement de peser le pour et le contre... Mais il n'y a pas à choisir. La logique, mon affection pour lui, mon humanité, tout ça m'oblige à amputer mon Autre. Acte que je n'aurais jamais envisagé de toute mon existence.

    Non... Je peux pas...
    T'as dit ça tout à l'heure quand tu n'arrivais pas à le sortir de la voiture. Et pourtant, tu as réussi. Un peu de confiance en toi, c'est tout ce qu'il te manque.
    Oui mais c'est différent, là...
    Ecoute-moi, bordel ! Si tu ne le fais pas, tu m'auras sur le dos encore plus souvent.
    Conscience, tu es ignoble.

    Je plie les jambes et l'incite à m'accompagner plus près du sol pour nous y asseoir.
    Si seulement je pouvais lire dans ses yeux qu'il n'est pas sérieux... Mais je ne vois rien, plongé dans le noir je ne sens pas le trouble. Si tu changes d'avis, arrête-moi avant qu'il ne soit trop tard ! Je sais que ça repousse, mais... Mais merde, quoi !! Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ?!


    - Ne regarde pas, je t'en prie... Tourne la tête, ne regarde surtout pas.


    Je suis prêt à n'importe quoi pour Toi... n'importe quoi... Alors je vais le faire. Pourvu que j'aie le courage d'aller jusqu'au bout... me connaissant c'est pas gagné.
    J'ammène son bras gauche contre le bitume, paume tendue vers le ciel. Et m'apprêtant à effleurer sa peau de ma lame, je me rends compte à quel point il risque de souffrir. Je lâche le canif et retire mon sweat complètement trempé. J'incite Edwin à le mordre, ce sera toujours mieux que rien.

    Oh mon Dieu... Ce que je m'apprête à faire est monstrueux ! Et j'y vais à l'aveuglette, au hasard... Et si je me trompais ?
    Je commence à avoir mal pour lui avant même de commencer. C'est... c'est tout simplement horrible !
    J'essaye de respirer lentement, de me détendre. Ne pas paniquer. C'est pour son bien. Pas pour le tien, mais on s'en balance, n'est-ce pas ? Bien sûr ! Qui se fiche de savoir que j'en ferai des cauchemars toutes ma vie ? Un de plus, un de moins...

    Je vais inciser aussi précisément que ma non-vue me le permet, au niveau du poignet. Sectionner une main avec un canif, ça peut paraître fou, mais c'est possible ! Oui oui, on va dire que c'est possible, c'est obligatoire que ça le soit. Ce serait vraiment con de s'arrêter à la moitié du chemin.... Rhaaaaaa, putain !! Je ne veux pas faire ça ! Pitié, Edwin, ne me demandes pas ça, je t'en supplie...

    C'est possible si je ne me heurte pas aux os. Je vais les contourner, sectionner les tendons, trancher tout ce qui est tranchable. Et le plus rapidement possible, sans me tromper de trajectoire, me concentrant sur mon sens du toucher qui devra vraiment assurer sur ce coup-là...

    T'es prêt, Edwin ?
    Pas moi.


    Quand les yeux ne sont plus là pour imposer une image, l'imagination travaille. Et je passe par tous les échappatoires possibles et imaginables pour me distraire et effacer l'idée de mon geste. Mais ce sont des actes barbares qui prennent le dessus sur la moindre parcelle de rêve, j'identifie cet acte à de la boucherie de toutes catégories, de la découpe animale jusqu'aux films de guerre sanglants.
    Mon regard absent se voile de larmes acides qui se mêlent à la pluie. La première main est enfin sectionnée. La texture du sang recouvre mes doigts, et même sans le voir, je me sens pris de nausées. Le toucher, la conscience, l'odorat envahi par l'odeur du sang, et même l'ouïe, entendant la lame crisser sur l'os, ont été atteints par l'inqualifiable preuve d'amour.

    T'aimer est aussi agréable que détestable.

    Heurté d'un spasme, je prends un instant pour soulager mes nerfs. La pluie me forme comme une seconde peau, se glissant partout, infusant le moindre centimètre de mon corps. Le tonnerre gronde toujours autant et je parviens à distinguer une très vague lueur quand les éclairs inondent le ciel de lumière. M'évadant quelques secondes dans cet océan sombre et déchainé, je tente de respirer calmement, mais rien n'y fait.

    Je voudrais lui dire quelque chose, mais... Il n'y a pas de mots assez forts pour le rassurer, soulager sa douleur. Je glisse mes mains sur ses joues. Nos lèvres se rencontrent une fois encore.
    Je ne peux rien faire de plus... Je trouve que j'en fais déjà beaucoup.

    Je trouve sa seconde main. Et le même travail se répète, davantage acharné, encore plus rapide que le premier, car cette fois je sais où découper. Je retiens mon souffle. Et lorsque la seconde main s'échoue sur ma cuisse, je la repousse d'un geste horrifié sous le coup d'un sursaut de trop.
    Je me relève vivement, m'éloigne d'Edwin le plus vite possible.

    Fou... Je deviens fou... Définitivement fou.

    Et je hurle comme le fou que je suis, je hurle de toutes mes forces. Submergé par une hystérie grandissante et incontrôlable, je titube en plein milieu de la route, empoignant ma chevelure comme si l'arracher pouvait me soulager. Je m'écroule à genoux sur le bitume, dans une immense flaque d'eau, ruisselant de larmes et de pluie, sentant encore dans mes doigts tremblants la lame du canif s'enfonçer dans la peau, déversant le sang froid.

    Je viens de couper les deux mains de mon Alter Ego.

    C'est comme si j'avais tranché les miennes.
    Et si j'avais pu voir, Edwin... tu t'en rends compte ?

    Je n'oublierai jamais cette nuit, mais j'ignore si mes autres cauchemars lui feront un peu de place dans ma tête encombrée. J'en ai tellement que ça ne veut plus rien dire... Ils se greffent les uns sur les autres et n'ont quasiment plus de signification, seule subsiste leur présence dévastatrice et l'impossibilité de m'en défaire, car ils font partie intégrante de mon être.

    L'odeur de brûlé persiste, et je sens au loin la douce chaleur des flammes qui ravagent la Wolkswagen venir caresser mes bras nus. Semblant de réconfort au beau milieu de la tempête...
    Je me relève finalement. Ma tête tourne toujours autant, mais l'angoisse se calme. Je reviens sur mes pas, trouve l'épaule d'Edwin en tâtant autour de moi, et m'agenouille à ses côtés. Sans un mot, sans même une émotion supplémentaire, je retire le sweat d'entre ses dents, découpe les manches avec le canif, et enveloppe le plus soigneusement possible les avant-bras de mon Autre dedans, pour arrêter le saignement, ce que je n'ai pas eu le courage de faire tout de suite.


    - Si tu as besoin de sang, tu sais où te servir...


    Ces mots ont été si froids, si insensibles ! Je ne suis que coquille vide, une fois de plus. Je crois que je nage désormais dans un autre univers à des années-lumière de là.
    J'enfile mon vêtement gorgé de pluie, puis m'affaisse, me laissant tomber sur l'asphalte, allongé sur le dos. Mes mains viennent recouvrir mon visage. Pardonne-moi, Edwin, je fais mon possible pour me reprendre... J'ai vraiment le sentiment d'être devenu dingue.

    Un vertige dans un trou noir.

    Mes yeux... et mes yeux !! Je ne vois plus rien ! Je n'ai plus de repères. Incompréhension totale. Le reste du monde est inaccessible, les sensations absurdes. Me calmer... Je dois me calmer... Edwin, comment va-t-il ? Qu'est-ce qu'on va faire ?!

    Quelques instants plus tard la panique cède sa place à la recherche de la meilleure solution. Traverser la forêt, si c'est notre seule option.
    L'un aveugle, l'autre manchot. Tous deux perdus quelque part au milieu de rien. Crois-tu qu'on y arrivera ?

    Je me redresse, sans pouvoir le regarder. J'ai même oublié de quel côté il se trouve.

    Deviens mes yeux... je serai tes doigts.
    Bien plus qu'une simple confiance entre toi & moi.
    _________________

    Edwin Vanelsin



    'Cause I'd rather feel pain than nothing at all...
    Au moins... Ça me fait croire que je suis encore vivant. Un tout petit peu.
    Mais toi tu y crois, pas vrai ? C'est bien pour cela que tu hésites tant … Je te jure … que je suis désolé. Mais …
    Oui, c'est ça, justifie donc cette monstruosité par autre chose que de l'égoïsme pur et dur. Vanelsin, tu n'es qu'un salaud.
    Conscience made in Mihaïl, sors de là … Tu te goures de protagoniste.

    Il le suit à terre, et n'ose déjà plus le regarder. Il a honte. Tellement honte. Mais ce qu'il y a de plus honteux, c'est qu'il ne fait strictement rien pour s'en débarrasser. Il reste ainsi, pitoyable, le regard suppliant enfoncé dans le bitume, à défaut de pouvoir croiser une once de raison dans celui de son aimé. Ni une once de quoi que ce soit d'ailleurs …
    Bien sûr que sa perte de vue l'inquiète. Pire même, ça l'affole … Et pourtant, il semble demeurer de marbre devant ce qu'il considère comme un simple accident. Ce sera passager. Bientôt, ils seront tous les deux comme neufs, et songeront à cette mésaventure en riant aux éclats.
    Mais … et s'ils y restaient ? Et s'il demeurait aveugle jusqu'à la fin de ses jours ? Non … il ne fallait pas envisager le pire. Ça reviendra. Ça reviendra forcément ! Ce n'est pas dramatique après tout, rien qu'une cécité passagère, trois fois rien. Son protégé ne souffre pas, il en est certain … Ça reviendra … Il ne doit pas céder à la panique en laissant les scénarios les plus terribles le gagner. Surtout pas. Alors il relativise, de la manière la plus cruelle qu'il soit. Au moins, ça lui permet de rester lucide, à défaut d'être compatissant …
    Et dire que Mihaïl le jugeait bon et extraordinaire … Qu'il serait déçu, s'il prenait connaissance de telles pensées !

    « Je te promets de fermer les yeux. »

    Lâche comme je suis, tu penses bien que je ne vais pas t'accompagner dans une tâche aussi ingrate.
    Fais vite. Et pardonne-moi.
    Rien qu'avec ça, je t'en demande déjà beaucoup, mon Aimé …

    Et il fait plus que les fermer, ses paupières morbides. Il les serre à les en faire exploser, tant il redoute de voir la rancune se peindre sur le visage de son Autre. La rancune, ou quoi que ce soit d'autre qu'il n'apprécierait pas … Il se penche à peine sur lui, sa tête à proximité du creux de son épaule, dans le cas très probable où il serait tenté d'y plonger pour se rassurer, et s'écarte finalement vivement en le sentant proie à une agitation nouvelle. Ses iris apparaissent de nouveau, et risquent une descente peureuse jusqu'à sa main plaquée contre cette matière dure et grise, et si froide, sur laquelle ils reposent. Elle est toujours là … monstrueuse. Elle le toise hautainement et avec arrogance. Elle en profite, elle sait que bientôt, elle sera condamnée à gésir, seule et abandonnée …
    Il s'échappe de nouveau derrière ses paupières pour ne pas avoir à subir cette confrontation.
    Le tissu offert, il le serre comme il le peut contre lui, de son avant-bras valide. Redoutant déjà les secondes qui allaient suivre, dont il en est pourtant le seul à l'origine.

    Imperceptiblement, il se recroqueville à l'approche de la lame. Il se mord les joues pour s'empêcher de se reprocher quoi que ce soit, en vain. Au final, il mérite bien qu'on l'ampute, pour envisager de telles demandes … Et il mérite surtout d'en baver, d'en hurler à la mort, pour n'avoir pas eu ni l'intelligence ni le courage de le faire soi-même.
    Et il hurle. En son for intérieur uniquement. Toute sa mâchoire se contracte et s'accroche au sweat gorgé comme une éponge pour ne rien laisser transparaître de sa douleur. Il n'a pas le droit … il n'a pas le droit de crier, après ce qu'il a fait ! Alors il fait tout pour demeurer silencieux. Même son poignet valide vient prêter main forte, et se tord à tel point qu'il aurait sûrement la force de se broyer lui-même.
    Dire qu'il avait mal serait un doux euphémisme face à la réalité de la situation qu'il avait à affronter …

    Il se force à ne pas songer à ce qu'il vient de perdre, demeure indifférent face au sang qu'il sent déjà s'échapper du nouveau vide béant. La vraie douleur est bien plus que physique. La véritable souffrance lui bousille le coeur, pour ce qu'il est en train de Lui forcer à faire. Il s'en veut … Et il s'en veut surtout de s'en vouloir, et de ne pas être capable de quoi que ce soit d'autre. De s'en vouloir, mais pas suffisamment pour l'empêcher de lui trancher la deuxième.
    Il ose à peine l'embrasser. Comme s'il le méritait … Tel un enfant puni consciencieux qu'il n'est pas raisonnable de lever son châtiment de sitôt, il écarte finalement les lèvres, dégoûté de lui-même. Mihaïl lui avait juré de ne pas embrasser les pourris … Autant qu'il ne fasse pas défaut à sa promesse.
    Et le carnage reprend. Similaire, presque familier, et pourtant toujours aussi monstrueux. Il mord le tissu à pleines dents, peu importe l'état dans lequel il se retrouvera à l'issue de cette découpe inhumaine, pourvu qu'il ne crie pas … Et c'est en s'imposant le silence que les larmes finissent par le quitter, seul moyen pour lui d'exploser et d'extérioriser cette sensation inimaginable qui s'est emparée de lui. Avec dix doigts en moins, c'est plus qu'un manque qu'il ressent … c'est un véritable déséquilibre. Une inutilité lancinante, suivie d'une incompréhension totale.
    … Pourquoi ?

    Et mes larmes se joignent à tes hurlements. De battre, mon coeur s'est arrêté. Ta souffrance est telle que je m'interdis d'exister, m'efface sous la pluie pour te laisser clamer toute ta haine, ta douleur, et tout le reste.
    Je te jure de ne plus jamais faire preuve d'une telle lâcheté … Pour ne plus jamais t'entendre hurler ainsi.
    Ne te laisse pas gagner par la folie que je t'ai imposée, Mihaïl. Reste toi-même, ne t'oublie pas. Tu me laisses prendre bien trop de place, c'est inhumain … Ecrase-moi un peu de temps en temps, pour continuer à exister ! Moi, je le fais bien, regarde …
    Je vais finir par croire que tu m'aimes plus que je ne t'aime.

    Sans un mot, il libère le tissu et se laisse sagement bander les bras, sans oser ne serait-ce qu'entrouvrir les yeux. Ses paroles résonnent durement à ses oreilles. Il sait que c'est le but recherché, et qu'après l'horreur qu'il vient de lui imposer, il mérite tout sauf des mots doux et un gentil câlin réconfortant. Et comme il n'a toujours pas le courage de le regarder, c'est finalement vers le sol que ses yeux dérivent, et que son regard mort heurte deux morceaux de chair brûlée. Les siens. A ses pieds, à quelques centimètres à peine, gisant, recroquevillés sur eux-mêmes. Il demeure quelques secondes interdit face à cette vision qu'il ne parvient même pas à qualifier, puis un haut-le-coeur uniquement présent dans son imagination le force à détourner le visage de l'horreur, entourer son protégé par la taille et l'emmener loin de l'abattoir.

    « On y va. »

    Tu vois … Moi aussi, je peux paraître tout aussi insensible que toi.
    Pas pour les mêmes raisons, fort heureusement.
    J'ai honte des miennes. De ce déluge de larmes que j'aurais à affronter si je me laissais aller à la tendresse et à la compassion. Je suis répugnant !

    « On ira en ville. Dès qu'on le pourra, je t'amènerai chez un médecin. Tu ne resteras pas comme ça à vie … Tu m'entends ? Tu vas guérir, parce qu'il ne peut pas en être autrement. Parce que je dois bien ça … »

    Et il l'entraîne malgré lui à travers les bois. La voiture, ses mains, et tout le reste peuvent bien cramer … Son Mihaïl est sauf, c'est tout ce qui l'importe. Et il fera tout ce qui est en son maigre pouvoir pour qu'il ne ressorte pas plus abîmé de cette forêt qu'il ne l'était déjà. La cécité, les coupures, et cet acte immonde qu'il lui avait forcé … c'était déjà bien assez pour toute une vie.

    Et c'est toi qui m'écrase à présent. Toi, car j'ai suffisamment pensé à moi pour le reste de l'année en une soirée à peine. Toi, car à présent, c'est toi qui souffre le plus, c'est toi qu'il faut guérir. C'est à moi de m'occuper de toi. On sort de là, et ensuite je te bichonne mon ange … c'est promis.
    Je la tiendrai, cette promesse-là.

    Il prête tout juste attention au décor et aux sifflements qui les entourent. Son seul souci est de traverser cette nature au plus vite pour se retrouver de l'autre côté et emmener son protégé loin de ce massacre, dont il est le seul à en être à l'origine. Et puisqu'il s'évertue à conserver cette lucidité, heureusement qu'il ne relève pas la tête pour faire face aux feuillages sombres et menaçants. Il aurait alors l'impression que le ciel leur tombait sur la tête, et cela achèverait de mettre un terme à ses ambitions de fuite de l'astre solaire.
    Le faible et l'aveugle errent dans la forêt en parfaits ignorants, dans le hasard le plus complet.

    « Mil' … Ça pousse de quel côté déjà, la mousse ? »

    Son bras enroulé autour de sa taille, il le guide du mieux qu'il le peut, s'adapte à son rythme d'aveugle plutôt que de lui imposer sa démarche d'immortel. Il voudrait aller vite, beaucoup plus vite, pour rejoindre plus rapidement un endroit rassurant et dans lequel il pourrait enfin avoir espoir de recouvrir la vue.
    Un soupir imaginaire s'échappe de ses lèvres, et un frisson d'effroi agite son corps engourdi, lui rappelant immanquablement son déséquilibre et cette absence qu'il peine à combler. Il a beau tenter d'y faire abstraction, de fixer ses yeux sur le sol pour assurer la progression de son aimé et la sienne propre, cette douloureuse sensation de manque surgit à chaque fois que l'un d'entre eux trébuche, et que par réflexe, il tente de serrer les doigts ou de se cramponner à quelque chose pour ne pas glisser.
    C'est en réalité bien pire que désagréable. Car il a l'impression de les posséder encore, ses doigts. Lorsqu'il n'y pense pas, ça va. Mais lorsqu'il y songe et prend conscience de l'ampleur de l'horreur pourtant bel et bien réelle, il crie au désespoir. Il faut pourtant bien qu'il y passe outre, il y a plus urgent à traiter que ses mains qui ne tarderont à repousser. Rien à faire. Ça revient, inlassablement. Comme un refrain diabolique indissociable de l'âme.

    … Et s'ils ne repoussaient pas ?
    Il l'aurait bien mérité.

    Mais si déjà moi … je souffre de leur absence, de ne sentir qu'un vide immonde lorsque je tente naïvement de serrer ta main dans la mienne, de prendre conscience qu'il n'en reste rien … hormis un os que tu ne m'as heureusement pas laissé voir, rongé de toute part … Si déjà moi, je ressens tout ça, qu'est-ce que toi tu as dû éprouver, en les sentant se détacher …
    C'est monstrueux. Je suis monstrueux.
    Pardonne-moi … Encore & Toujours.

    Son corps s'immobilise soudainement, se heurte à la masse compacte de l'air qui lui cingle à la figure et lui balance des avertissements qu'il a tout juste le temps de saisir et d'assimiler. Des dizaines de cœurs résonnent à ses oreilles, comme de trop nombreuses percussions en disharmonie totale. Des battements, des battements, encore des battements … C'est à peine s'il parvient encore à différencier ceux des corbeaux de celui de son protégé, qui lui est pourtant si cher. Et de cet autre, dangereux, qui se rapproche …
    Dangereux ? Le danger n'est jamais là où on le pense.

    « Ne bouge pas. Ne tente pas de savoir ce que je fais. Je reviens, je ne suis pas loin. »

    N'aie pas peur, il ne s'en prendra pas à nous. Ce n'est qu'un renard … Nous, on n'a rien à craindre de lui. En revanche, lui …
    Vaut mieux pas que tu m'accompagnes.

    Et brusquement, il le lâche, l'abandonne auprès d'une grosse pierre et poursuit ce tambourinement qui cogne contre son crâne. D'homme, il est devenu Bête, et à présent le chasseur traque sa proie. Il la débusque sans difficulté, use de sa célérité pour attraper le corps frêle et roux et l'emprisonner contre son gré.
    La petite tête coincée dans son bras cogne contre le tronc. Une fois. Deux fois. Trois fois. Il y met un acharnement sans pareille. Bestial. Il se hait, lorsqu'il se comporte ainsi. Mais a-t-il le choix ? L'animal glapit. Il le cogne de nouveau, en réponse à ce coeur qui tambourine trop fort. Il n'a pas le temps de rendre l'âme. Déjà, les crocs s'immiscent dans sa gorge velue et font taire ses gémissements à jamais.
    Il recrache avec dégoût la première gorgée, accompagnée de quelques touffes de poils. Le sang animal a un goût infecte. Mais il persiste, s'agenouille auprès du petit corps désormais inerte et s'accapare égoïstement son liquide de vie. Et il boit, inlassablement. Il vide la carcasse jusqu'à sa dernière goutte, ravale son écœurement pour faire ses preuves. Il a honte … mais il n'est plus à ça prêt. Il préférait ça plutôt que de mordre dans la chair meurtrie de son Aimé.

    Regarde, je … je n'ai pas besoin de toi ! Je sais me débrouiller tout seul ! En rampant comme un animal, et en me comportant comme tel, certes … Mais tu vois, je sais ! Je sais faire sans toi ! Je n'ai pas besoin de dépendre de toi, ni de te faire souffrir pour me venir en aide. Tu vois … je peux être autonome, indépendant.
    A quel prix …

    Se nettoyant le visage comme il le peut, maladroitement et précipitamment, il revient finalement à ses côtés, passe de nouveau son bras autour de lui et l'incite à poursuivre la marche, comme si ils n'avaient pas été interrompu. Une toux désagréable le trahit alors qu'il tente de paraître détendu et naturel, et immédiatement, il devance son protégé sans même lui laisser le temps de prononcer la moindre syllabe.

    « Ne pose pas de questions, avance. Et fais attention, il y a un tronc à enjamber dans une dizaine de pas. »

    Oh, mon Autre … Je compte sur toi pour percer cette carapace hideuse et impénétrable que j'arbore là. A moins que tu ne te contentes de cette odeur de charogne pestilentielle, que je transporte à présent avec nous ?
    Ou plutôt … fais semblant de rien. Courons, allons donc retrouver tes yeux …
    On s'en fiche, de ce que je peux faire pour y parvenir … Je peux bien devenir un monstre, si c'est pour mieux te guérir.
    N'est-ce pas ?
    _________________

    Mihaïl Egonov


    La Terre tremble. Mes mains aussi. J'ai froid, mal, peur. C'est dans ces moments-là que j'ai envie d'avoir huit ans et de voir arriver Papa qui me ramènera à la maison, m'enserrant dans ses grands bras. Quand j'avais huit ans, il n'était pas encore alcolo, pas encore mort. Il était le père rêvé même s'il était souvent absent.
    Mais il est des promesses éternelles qui ne se réalisent pas... Et malgré tout l'amour du monde, mon père ne me ramènera jamais à la maison, il me laisse seul en plein milieu de la route, sous la pluie battante. Ce n'est pas sur lui que je vais compter aujourd'hui.

    Je me laisse soulever par Edwin et apprécie le mieux du monde son bras inachevé autour de ma taille. Il nait en moi une chaleur réconfortante et tandis que nous avançons dans la forêt, abandonnant ses mains et ma raison sur le bitume, je reprends plus ou moins mes esprits, et cesse de trembler. Ce qui vient de se passer, j'essaye désespérément de l'oublier, mais cette sentation de dégoût et de désespoir s'écoule dans la moindre de mes veines, circulant encore et encore pour ne me laisser aucun répit.
    J'imagine que tu ne te sens guère mieux.
    Tu n'en parles pas, tu changes de sujet, mais c'est ta douleur que j'écoute. Ta voix est un leurre.

    Aveugle à vie... Je crois bien que je n'en ai rien à foutre.

    Je me contente de hocher la tête de manière affirmative, mais le geste est creux. Sérieusement, je m'en fiche. C'est comme si la plupart de mes sentiments avaient déguerpi, et mon état physique ne m'importe déjà plus. Tout ce qui compte en cet instant, c'est toi & moi, notre foutu rêve de bonheur et notre survie. Le monde peut bien s'écrouler autour de ça.

    A tâtons dans une jungle de hasard, l'un près de l'autre, nous marchons dans une unité parfaite. Les arbres semblent nous protéger un peu des intempéries, coupant le vent, ne permettant qu'à la pluie froide de s'abattre sur nos têtes remplies à ras bord de chaos. L'un de mes bras s'accroche aux épaules d'Edwin et l'autre effleure les branches, troncs, feuilles, roches à ma portée. J'essaye de reconnaître les espèces pour ne plus sentir la lame du canif sectionner les tendons de mon vampire.
    Je me rends compte qu'il m'a posé une question il y a un moment et bafouille.


    - La mousse... euh... au Nord je crois.


    Si t'arrives à nous sortir de là en te fiant à la mousse, je te tire mon chapeau.

    Nous avançons en silence. De toute manière la tempête fait tellement de bruit que nous sommes forcés de hurler pour nous comprendre. Nous marchons lentement. J'aimerai pouvoir aller plus vite, mais je ne sais pas où mettre les pieds, je me fais surprendre par les irrégularités du sol, et à plusieurs reprises Edwin me soutient lorsque je glisse sur un tapis de feuilles pleines de boue. A travers notre contact, je le sens crispé. Et je m'aperçois que je ne me suis pas demandé ce que ça pouvait lui faire de ne plus avoir de mains...
    Je crois que je refuse de le savoir, tout simplement. Inévitablement, si je commence à imaginer sa douleur et cette évidente sensation de manque, je me mettrai à souffrir pour rien. Le temps n'est pas à la compassion, nous devons rejoindre la ville en un seul morceau, nous aurons tout le temps de nous occuper de nos blessures plus tard, le plus grave est évité. Notre priorité est avant tout de rentrer chez nous ensemble.


    C'est étrange, je me sens comme observé... Pas toi ? Si si, je le sais, il y a quelqu'un qui nous regarde, qui nous suit. Je ne l'ai pas vu, mais je le sais, j'en suis sûr. Nous ne sommes pas seuls dans cette forêt.
    Est-ce que par hasard la paranoïa serait en train de me gagner ? Comme je ne vois rien, j'essaye d'imaginer notre chemin, et tout un tas d'images, de sensations, naissent dans mon esprit, sans que je ne puisse distinguer ce qui se passe vraiment autour de nous. J'entends des bruits suspects, ci et là, et tente de me persuader qu'il ne s'agit que de gentils petits Bisounours qui batifolent dans les fourrés.
    Bien entendu ! Ca ne peut être que la seule explication, c'est évident...

    Edwin s'arrête brusquement et je dérape une énième fois dans la boue avant de me rattraper à son bras. J'ai l'impression d'en être recouvert, de nager dedans, et en plus de ça je porte toujours l'odeur de la vase dans laquelle j'ai plongé tout à l'heure. Je pue, je suis poisseux et frigorifié.
    Quel beau tableau, n'est-ce pas ?


    - Qu'est-ce qui se passe, Ed ?


    En guise de réponse il me demande de ne pas chercher à comprendre et me laisse près d'un rocher contre lequel je m'adosse. Je l'entends courrir, et très vite.


    - Edwin !! Reviens, ne me laisse pas !


    Il ne me répond pas. Je décide donc de l'écouter, de l'attendre bien sagement, sans chercher à le suivre. Si je commence à avancer sans indications, c'est vite vu, je me casse la figure. Je profite de cette pause pour rabattre une nouvelle fois ma tignasse en arrière, laver mes mains sous la pluie puis mon visage. J'ai un peu froid, mais c'est encore supportable. Sinon je ferai un bien piètre sibérien.

    Edwin revient vers moi et je ne lui pose aucune question. C'est pas l'envie qui manque.
    Mais qu'est-ce que c'est que cette odeur affreuse ? Elle recouvre toutes les autres, mêlée à celle de la pluie. Une odeur poisseuse, amère, et envahissante, une odeur que je ne connait que trop bien...
    Ca pue le sang. Edwin, mais qu'est-ce que t'as fait ?! Tu t'es nourri d'une bête sauvage, mais c'est répugnant ! Je t'avais dit de servir de moi !
    Au fond... Je t'en suis tout de même reconnaissant. J'avoue que j'ignore combien d'heures je pourrai marcher à tes côtés, tu es bien plus résistant que moi.
    Je murmure un "merci" qu'un grondement de tonnerre dérobe à ton oreille.

    Et soudain, voilà que tu t'éloignes à nouveau. Mais pourquoi ?! Dis-moi ce qui ne va pas ! Merde ! Me laisse pas tout seul dans le noir !
    Edwin... Non, Edwin, ne me lâche pas ! Je ne vois rien, je suis complètement perdu sans toi...
    Je tâtonne tout autour de moi, et au bout de quelques interminables instants, j'évolue enfin à l'aveuglette parmi les obstacles, enjambant le tronc contre lequel, dans un élan de clémence, tu m'as mis en garde. J'ai l'impression d'être un pauvre gosse dans un champ de mines et que tout va sauter si je pose mon pied devant moi, j'ai peur de tomber, de me tromper de direction... Et je t'avoue que... En percevant la froideur qui se dégage de ton attitude, j'ai peur que tu m'abandonnes là... j'ai peur de trop t'avoir fait confiance et de trop t'aimer, pour ainsi être dépendant de Toi.
    Je t'ai peut-être sorti de la voiture et coupé les mains, mais je n'en suis pas plus courageux. J'ai le sentiment que sans toi, je ne peux avancer tout seul dans la forêt.
    Et pourtant il va bien falloir, tu sembles décidé à imposer la distance.
    Il faudra bien qu'on apprenne à se passer l'un de l'autre. Toute relation fusionnelle a son lot d'inconvénients...

    Je me trouve lamentable, alors je prends mon courage à deux mains, et avance. Mais qu'est-ce que c'est que cette mauviette ! On fait pas plus trouillard et immature, je me fais pitié. J'ai pitié de Nous, parfois ! Nous sommes ridicules. Vraiment ridicules. Parfois j'ai envie d'éclater de rire en nous voyant comme ça. Alter Ego, mon oeil ! Regarde-nous, Edwin, toi au moins tu peux le faire, regarde notre bêtise. Regarde ce qu'on fait de notre nuit, à cause d'un tas de non-dits. Aucun de nous n'est capable d'être franc et direct.
    Oui, je nous en veux, cette nuit. Elle avait pourtant si bien commencé. Je nous en veux parce que je suis fatigué, parce que je viens de couper deux mains, et parce que je n'ai que ça à penser. J'estime que j'ai le droit de m'énerver.

    Je rumine, je rumine, je ne fais que ça. Autant me défouler, ça me fera du bien. Ce que je pense là, je le crois plus ou moins, mais on s'en balance j'en ai besoin. De toute façon, à part moi qui l'entendra ? Pas toi. Tu n'auras pas envie de l'entendre, et tu es certainement bien trop occupé à te lamenter sur ton propre sort. T'en fais pas, si toutefois tu m'aimes assez pour t'en faire, dans cinq minutes cette petite crise de nerfs me sera passée.
    Je me prends les pieds dans les branches mortes, je glisse dans la boue en me rattrapant tant bien que mal aux arbres dont l'écorce tranchante griffe davantage mes mains parsemées de débris de verre et couvertes du sang d'Edwin. Et mon sang bouillonne dans mes veines, mon coeur tambourine comme s'il voulait exploser dans ma cage thoracique. Je sens encore ses mains se détacher de ses bras, et je Lui en veux. Pas vraiment parce qu'il me l'a demandé... Mais parce qu'il m'a ensorcelé au point que je puisse accepter une telle demande de sa part.

    Je t'aime... trop. Beaucoup trop.


    Et le poids de toute cette agitation dans ma tête me fait perdre l'équilibre, j'ai du mal à me concentrer sur mon avancée, je ne sais même pas si Edwin est encore dans le secteur, je ne l'entends plus. Je ne fais qu'avancer, complètement paumé, peut-être dans une autre direction que la sienne.
    M'aurais-tu par hasard abandonné ? Je m'en voudrais de le croire.

    Des pas... J'entends à nouveau des pas. Les siens ? Je l'espère ! J'entends craquer les brindilles, effaçant le grondement du tonnerre et de la pluie qui s'abat sur la forêt.
    Des pas réguliers. Je continue d'avancer, dans l'espoir de le rattraper, de poser au moins ma main sur son épaule pour me guider... et me rassurer. Les pas s'arrêtent lorsque je frôle son vêtement. Mais... c'est pas une chemise, ça...
    Une longue manche usée. Une épaule frêle. Mais qui est-ce ?
    Son souffle en direction de mon visage est glacé. Soudain, l'inconnu se dégage de l'emprise de ma main, et je l'entends courir à travers les bois. Je tente désespérément de le poursuivre, sans rien voir.


    - Attends !


    Me laisse pas ! Toi, au moins, reste avec moi... Qui que tu sois.

    Soudain le sol se dérobe sous mes pieds. Un cri de surprise, mes bras remuent l'air, et je tombe. Je m'écrase brutalement dans les cailloux, et je glisse sans pouvoir m'arrêter. Je m'accroche tant bien que mal à quelques racines qui cèdent sous mon poids. Et tandis que je ne cesse de me cogner un peu partout, je hurle le prénom d'Edwin, dans l'espoir qu'il m'aide, qu'il me rattrape !
    La fin de cette interminable chute est brutale. Ici la terre est sèche et se soulève du sol pour pénétrer dans mes voies respiratoires. Affalé sur le dos comme un pantin disloqué, je ne parviens plus à me relever, comme si mon corps était une enclume enfoncée dans le sable.

    Mes yeux sont douloureux, plein de terre, et je peine à les ouvrir. Au-dessus de moi, je distingue une vague lueur, qui finit par s'estomper. Et me voilà nouveau dans le noir, le vide.
    Au bout d'une minute, je parviens enfin à me redresser. J'ai mal partout. Foutu corps humain.
    J'essaye d'escalader la paroi de l'espèce de trou dans lequel je suis tombé, palpant tout ce qui est à ma portée, racines, cailloux, cherchant la meilleure solution pour remonter.

    Je m'accroche à une branche à ma portée, puis trouve un bout de rocher pour m'agripper. Je commence l'ascension, sans vraiment savoir où aller. Puis tout à coup, la branche casse, la roche se détache, et me revoilà précipité au fond, parcourant en une seconde les deux mètres que j'ai parcouru en bien plus de temps.
    Tout seul, je n'y arrive pas. Tout mon corps est endolori, et je commence à avoir froid, très froid. J'entends la pluie, mais je dois me trouver caché sous quelque chose, je ne sais pas, car l'averse ne s'abat pas sur moi.
    Ca veut peut-être dire qu'Edwin ne me voit pas d'où je suis...

    Je me relève, m'avance jusque sous la pluie, pour qu'il puisse me voir. J'écarte mes cheveux ruisselants de mon visage et agite les bras.


    - Edwin ! Je suis là !


    Aide-moi...


    Je... Tu sais, je ne t'en veux pas. Pour quoi que ce soit. Tu sais bien que tout est toujours de ma faute. Tu n'y es pour rien.

    Comment pourrais-je t'en vouloir ? Tu m'as possédé, Edwin. Et je me suis juré que je serais prêt à n'importe quoi pour toi. Même au pire. Je t'amputerais des deux jambes aussi si ça pouvait te combler. Je suis dingue, dingue de toi, l'as-tu seulement compris, mon Autre ?
    Pour toi je pourrais tuer n'importe qui. Pour toi je pourrais me laisser crever au fond de ce trou, si tu me le demandes. Pour toi et uniquement pour toi, j'ai un coeur qui bat.

    Sans toi je suis vide. Sans toi je me laisse pourrir. Sans toi, je ne suis bon qu'à nourrir les vautours. C'est pas de l'amour, et c'est pas mieux, c'est pire ! Et dangereux.
    A défaut d'un simple regard, cette nuit je vois clair dans ma propre vie. Et j'en ai rien à foutre d'être devenu taré à cause de ce royaume, tant que je suis avec Toi.

    J'essaye à nouveau de me sortir du pétrin pour te rejoindre, m'accrochant aux racines qui ne cessent de se détacher quand je m'y agrippe. Je n'ai plus d'yeux mais je nous guiderai hors de la forêt, tu vas voir, et je te protègerai. L'instinct de survie, ça me connait.
    Contradictoire pour un suicidaire, je te l'accorde.


    _______________




    Edwin Vanelsin



    Débrouille-toi sans moi … Tout comme je me débrouillerai sans toi.
    On ne sera pas toujours ensemble, il faudra bien s'habituer à l'absence de l'autre. On ne peut pas vivre comme deux siamois, tu sais tout aussi bien que moi que l'on s'en lasserait. Il nous faut plus. L'Amour, oui, volontiers. Mais pas si elle n'est pas accompagnée de la haine, ou de tout autre sentiment négatif. Egoïsme, noirceur, rancune … notre attirail est bien garni.

    Bon, d'accord. J'avoue. Si je m'éloigne, ce n'est pas du tout dans cette optique-là. Tu ne crois tout bonnement pas que je t'ai laissé en plan pour te mettre à l'épreuve, parce que c'était prémédité ? Tu penses bien ! Tu n'es pas qu'aveugle seulement parce que la foudre nous est tombée sur la tête, Mihaïl. Ton cœur l'est tout autant que tes iris.
    Si je te laisse te débrouiller tout seul, quelques mètres derrière moi, c'est tout simplement parce que j'ai besoin d'être isolé, moi aussi. De me retrouver moi-même. Notre duo finira par me perdre … J'ai besoin d'exister sans toi. Une minute, au moins.

    … Pourquoi me suis-tu ?

    J'entends ton palpitant s'emballer. J'ai beau tenter d'y faire abstraction, rien n'y fait. Ma douleur s'efface, et la tienne l'écrase. Sans cesse. C'est toujours ainsi, et cela fait des mois que ça dure. Que tes besoins empiètent sur les miens, et que je me contente de survivre, pour te permettre d'exister. D'exister en moi. Dans mon cœur, dans mon âme.
    Je veux mettre un terme à tout cela … Je le veux ! Je savais dans quel piège je me fourrerais, en t'aimant ! Je m'en suis privé pendant un siècle, ce n'est pas pour rien … Je ne voulais pas finir comme tous ces idiots, aveuglés par leur âme sœur, leur offrant corps et âme sur l'autel de la tendresse et du dévouement. Je ne voulais pas … J'étais déjà assez faible comme ça. Je te jure que j'ai tout fait pour m'en empêcher, pour riposter.
    Et le pire, c'est que tu n'y es pour rien. Ce n'est pas de ta faute, si je t'aime à en crever …
    Mais j'ai peur de nous achever, à force de creuser pour obtenir notre bonheur.

    Je te repousserais bien à coups de pieds dans la figure, pour qu'enfin tu te détaches de moi. Tu ne sembles pas décidé à le comprendre. Je suis ton bourreau, imbécile. Ce n'est pas à l'épaule de ton âme sœur que tu t'accroches, mais à celle d'un être mort et glacé qui erre, et qui s'accroche à toi comme une sangsue, dans l'espoir que tu l'éclabousses de ta vie pour qu'enfin il se sente exister. Te rends-tu réellement compte de ce sur quoi tu poses le doigt, lorsque tu me serres contre toi ?
    Et aurai-je seulement un jour le courage de chercher à te l'expliquer ? Tout est si beau, lorsque l'on ferme les yeux …


    Et il ne lui faut qu'un mot, un seul, pour achever de l'exaspérer. Un ordre qui coupe court toutes ses pensées, ses interprétations, son échappatoire. La forêt réapparaît soudainement devant lui, le tapis déroulé par son esprit en constante ébullition s'affaisse et s'enfonce dans le sol, laissant place à la terre trempée des larmes du ciel. Sans un mot, il se plante dans le sol et ne prend même pas la peine de tourner la tête. Il hurle pour que sa voix surplombe celle de l'orage, d'une rage méconnaissable qui le terrorise lui-même.
    Pauvre petit être fragile qu'il était …

    « Mais je ne fais que ça, de t'attendre ! Si ça ne tenait qu'à moi, je serais déjà sorti d'ici, crois-moi ! Tu n'es même pas fichu de … »

    Pour toute réponse, un glissement de terrain inattendu lui parvient, et il détourne vivement la tête à la recherche de son protégé qu'il n'aperçoit déjà plus. Il était quelques pas derrière lui, pourtant ! Son palpitant n'avait cessé de le narguer en tambourinant à ses oreilles ! Affolé, il fait demi-tour et s'élance, manque de trébucher au même endroit que lui et se retient de justesse au bord du gouffre, s'étirant de tout son long pour tenter d'apercevoir sa silhouette se dessiner dans le vide épais et gluant.
    Silhouette méprisée avec tant de tendresse et tant d'amour …

    Et je te regarde, de là-haut. Je te regarde te démener, et réclamer mon attention. A croire que tu ne fais que ça, en ce moment … Tu l'as fait exprès de tomber, pas vrai ? A présent, mes deux yeux sont braqués sur toi. Comme toujours. Tu es fier de toi, tu as eu ce que tu voulais ? C'est ça, bats-toi, bats-toi avec la terre et avec les racines. Je me demande si je ne ferais pas mieux de t'enterrer vivant. D'enterrer ta vie, ce qu'il reste de la mienne, et notre passé dans une fosse commune. Et de tourner les talons et m'enfuir. Repartir à zéro. Me retrouver seul. Sans toi.
    On est tellement mieux, seul …

    « Tu n'as qu'à attraper ma main … »

    Ah, elle est fine celle-là ! Et il en est fier ! Il l'a déclamée avec tant d'acidité, tant d'humour noir, cette réplique cinglante qui lui brûlait les lèvres depuis plusieurs secondes déjà ! Il n'a même pas la force d'en avoir honte, il rumine ses mots insensibles entre ses joues, les mâchonne tout en l'observant s'agiter en contrebas. Lui creuser sa tombe, ici même, il en est bien tenté … Parce qu'il oubliera tout cela facilement, n'est-ce pas ? Un an de vie commune, un an et demi peut-être, ce serait rapide à éradiquer de sa mémoire. Il porte plus d'un siècle sur ses maigres épaules, il n'est plus à ça prêt …

    Douce et naïve ironie. Stupide et cruel égoïsme.
    Sadisme. Pur et simple.
    … Masochisme ?

    La solitude, ça rimait avec quelque chose de positif avant que je ne te connaisse. A présent … ça ne représente plus que destruction et déchirement à mes yeux. Les autres peuvent bien m'écraser … ça m'est bien égal, tant que toi tu es là. Et que tu m'aimes.
    Accorde-moi quelques miettes d'attention, et en échange, je te porterai comme un trophée de par la terre entière. Mes pieds nus et morts s'enfonceront dans les ronces que nous rencontrerons pour préserver les tiens, tendres et fragiles. Avec notre poids à tous les deux, ce sera bien plus douloureux … Mais en comparaison à cette jouissance insensée, cette caresse du bonheur le plus complet à laquelle j'accède lorsque tu es présent … ce n'est rien.
    Ça en ferait rire des tas. Et c'est compréhensible, c'est si naïvement ridicule.
    Mais je t'aime tant …

    Et il sourit de douceur. D'un de ces sourires indécents, alors que l'apocalypse semble guetter le reste de l'univers. Il éprouverait presque une joie enfantine à le contempler de là-haut, tenter tant bien que mal de s'accrocher et de remonter jusqu'à lui. Presque, si ce n'était pas aussi dangereux …
    Une nouvelle fois, il échappe aux innombrables excuses qu'il lui doit déjà pour se focaliser sur le plus important. L'aider coûte que coûte, peu importe le moyen. S'il s'écoutait, il plongerait bien impulsivement, descendrait pour aller le rechercher et s'arracherait la peau pour lui façonner des ailes, certes macabres, mais qui lui permettraient d'accéder à autre chose que ce cul-de-sac dans lequel il avait réussi à se fourrer. Son air doucereux le quitte, persiste uniquement dans sa voix alors qu'il se penche pour optimiser son champ de vision et l'aider du mieux qu'il le peut. S'il ne le rejoint pas, c'est par simple crainte de voir l'environnement s'effondrer, glisser et les entraîner avec eux dans une chute de laquelle on ne revient pas.
    Parce qu'il n'a pas d'autre choix, il le guidera. Et priera.

    « Fais demi-tour, et grimpe sur la bute qui se trouve derrière toi, à trois pas à peine. Elle est un peu surélevée … »

    Il lui indique ensuite un bouquet de racines qui ne lui paraît pas trop desséché pour qu'il puisse poursuivre sa progression, et sert un poing imaginaire tout en grinçant des dents lorsqu'il commence à se mettre en mouvement. Et s'il se faisait mal ? Et s'il chutait ? Avec deux moignons, il ne lui serait d'aucune utilité si les choses venaient à mal tourner. Se jeter désespérément dans le vide pour voler à son secours serait bien suicidaire … Bien trop pour qu'il l'envisage avec sérieux.
    Néanmoins, il aurait donné cher pour étouffer ce sentiment d'impuissance qui le ravageait …

    « Fais gaffe … Ça m'a l'air de fort glisser, vu d'ici. Passe par la gauche, il y a des petits rochers qui m'ont l'air incrustés dans la paroi. Essaye d'y caler le pied, comme si tu étais sur un mur d'escalade … »

    Non … Et si finalement, ils n'étaient pas si bien incrustés que cela ? Comment peut-il voir quoi que ce soit, d'ici ? Comment peut-il être sûr de ce qu'il l'affirme ? Même le hasard serait bien plus utile à son dit protégé que ses indications aléatoires. Il s'en mord la lèvre à sang, rongé par une anxiété à laquelle il ne connaît aucun remède. Et il prend conscience qu'il n'a jamais eu autant envie de le serrer dans ses bras qu'en ce moment-même … alors qu'il demeure parfaitement inaccessible.
    Il ravale son désemparement. S'il pouvait le rejoindre, ce serait si simple ! Mais pour cela, il faudrait qu'il ne soit qu'un poids plume, qu'une ombre survolant le décor et éclairant sa route sans n'être qu'un fardeau de plus à supporter. Un éclaireur. Léger et agile. Souple et efficace.
    Un sourire de satisfaction illumine son visage. Ça, il sait faire …

    « Arrête-toi. Et tends les bras pour me rattraper, j'arrive. »

    Fais-moi confiance.
    Et ne m'arrache pas de poil …

    Et il se laisse tomber comme un poids mort, droit sur lui. La boule de poils rousse s'affaisse sur l'épaule de Mihaïl, frotte furtivement sa petite tête contre la sienne, puis glisse tout le long de son corps et se hisse sur ce qu'il n'ose qualifier comme étant un rebord. Ses pattes bancales s'assurent de sa solidité, et il miaule pour lui indiquer sa position, mais également pour le rassurer, et lui crier dans un langage toute autre que quoi qu'il arrive, malgré leurs faiblesse, malgré sa lâcheté … jamais il ne le laissera seul. Plus jamais.
    Car ce sera ensemble, ou rien.

    Il inscrit ses empruntes dans la boue et reste à portée de main de son protégé. En lui, il place une totale confiance, car si par mégarde il oubliait sa nouvelle apparence et lançait sa main pour s'accrocher à son corps ridicule, alors la chute serait inévitable et douloureuse, peut-être même fatale. Et pour ne pas y penser, il ne trouve pas d'autre solution que de laisser son regard converger vers ses membres inférieurs. Ils le font souffrir … mais étonnamment, beaucoup moins que lorsqu'il était homme. Au moins, ils sont entiers. Ses coussinets sont à vif, et l'extrémité de ses pattes est si sombre qu'elle lui rappelle douloureusement l'état de ses mains avant son amputation.
    Qu'importe.

    Il lui ouvre la voie, tâte le terrain le premier puis l'appelle, et s'assure qu'il le rejoigne sans trop de difficulté. Et dès que les prémices d'une chute lui apparaissent, ses muscles se bandent dans un élan protecteur bien inutile. Que peut-il donc faire, hormis espérer et lui faire confiance ? Pour compenser, il tâche de lui indiquer les meilleures prises possibles en se frottant à lui ou en miaulant presque de détresse. La résonance irrégulière de son cœur de géant qui heurte son crâne, il ne la supporte plus. Et pourtant, inconsciemment, il s'en délecte encore, dans le cas inimaginable où il le percevrait pour la dernière fois …
    Enfin, ils parviennent à gravir la totalité de la pente, et lorsqu'ils en sont suffisamment éloignés, son corps félin se jette au creux du cou de l'humain dont il est fou amoureux. Il frotte son museau contre sa joue et ronronne de bonheur, les paupières mi-closes, le poil apaisé.
    Guère pour longtemps …

    Il serait resté des heures, ainsi détendu contre lui. Car dans la peau de l'animal, il se sent moins coupable de toutes ces horreurs, et il ne songe plus à toutes ces pensées inacceptables d'abandon et de solitude qui ont traversé son esprit immature et inconscient. Mais un élément extérieur le prend de vitesse et l'arrache à cette plénitude qu'il aurait préféré conserver égoïstement au creux de ses pattes. Quelque chose qu'il n'a pas le temps d'identifier se plante dans sa gorge et le propulse à plusieurs mètres de sa raison d'exister. Il n'a même pas le temps de s'interroger sur la nature de l'attaque que déjà, la chose le relâche. Qu'elle soit animale ou végétale, ou même humaine, ou toute autre chose, il craint l'issue de ce duel …
    Pour gagner en consistance et paraître un adversaire de taille, le félin a laissé sa place à l'homme qui git à présent face contre terre, avec cette boule piquante coincée dans le creux du ventre, cette sensation monstrueuse que l'on vient de lui sectionner les cordes vocales en y plantant un pieu violent et brutal. Il tente de crier, mais tout ce qu'il obtient, c'est un gargouillis écœurant et acide qui lui remonte dans le gosier et qu'il a tout juste le temps de recracher. Déjà, l'assaillant réapparaît alors qu'il se démène pour tenter de se replacer sur le dos, avec autant d'agilité qu'une tortue qui aurait roulée sur le mauvais côté de sa carapace. On lui saisit la jambe, on l'enroule, on la mord, on l'emprisonne, qu'en sait-il … et on le traîne. Il jurerait être traîné. Peut-être bien qu'il tourne sur lui-même, en réalité. Tout ce dont il a la certitude, c'est que ses paupières se sont scellées sous le poids de la peur, et que tout en s'imaginant les pires trajectoires, il tente désespérément de planter ses avant-bras dans le sol pour stopper ce mouvement incessant.

    Son imagination travaille. Trop. Son organisme aussi. Miraculeusement, il parvient enfin à coincer l'un de ses bras dans un buisson de ronces et à en immobiliser son corps entier. Et il profite des quelques miettes de lucidité qu'il lui reste pour hurler à son tour le prénom de son Alter Ego. Ses cordes vocales semblaient s'être renouées seulement pour ces quelques secondes de détresse, et se taisent de nouveau, assommées par le coup de poing que le tréma leur a asséné.

    Je n'ai rien suivi, je n'ai rien compris. Absolument rien. On m'a pris de vitesse, et à présent je suis perdu. Complètement perdu.
    J'entends encore ton cœur cogner contre ta cage thoracique, mais il me semble si éloigné …
    Viens me chercher … C'est à nouveau à ton tour de me porter secours.
    Le cycle de l'amour et de la fidélité est bien plus cruel, bien plus éternel que celui des saisons …
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    Atticus

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    MessageSujet: Re: 30 - Somewhere around nothing.   30 - Somewhere around nothing. EmptyDim 9 Jan - 16:45
    Mihaïl Egonov


    ... How could I know ? How could I know ?
    That I'll get lost in space to roam forever

    How could I know ? How could I see ?
    Feeling like lost in space to roam forever * ...



    Relevant la tête, j'aperçois vaguement remuer quelque chose tout là-haut. Peut-être n'est-ce que le vent dans les arbres ? Je me frotte les yeux mais rien n'y fait, je distingue quelques lueurs, d'immenses masses noires, mais rien de plus. Au moins c'est bon signe, ça veut dire que ça revient, petit à petit. Mais plus je discerne le décor, et plus je le trouve effrayant...
    Une silhouette blafarde se dessine au bord du trou, immobile, et un large sourire se dessine déjà sur mes lèvres... pour immédiatement s'effacer.
    Ah bravo ! C'est ça l'humour anglais ? Oh oui certainement, vu que c'est pas drôle !
    Savoure-la, ta vanne. Vas-y... Je t'avoue que, pour ma part, je ne suis pas vraiment d'humeur à rire. Le Schtroumpf Grognon n'a pas envie de pourrir au fond de ce trou.

    Suivant ses indications, je me retourne pour palper le sol et ce qui m'entoure, découvrant la bute dont il parle. Lentement mais sûrement, je plante mes chaussures dans la terre, m'accroche aux racines, fougères, aspérités de toutes sortes. Je te fais confiance aveuglément, c'est le cas de le dire...
    La paroi se détache par endroits, la terre est gluante. Et si une éventuelle chute m'entrainait encore plus bas ? Mieux vaut ne pas y penser. Je t'écoute du mieux que je peux à travers le rideau de pluie. Tu es mes yeux, ma boussole.

    Tandis que je m'apprête à évoluer vers la gauche, il me demande de m'arrêter. Je m'exécute, accroché à la paroi comme une vignette sur un frigo, chaque pied sur un bout de rocher. Me suspendant d'une main à de solides racines, je me penche légèrement en arrière et tend un bras vers lui. Ne sors pas les griffes, ne sors pas les griffes, ne sors pas les griffes...

    Je sursaute lorsque la boule de poils s'échoue sur mon épaule. J'incline la tête pour frotter ma joue contre son pelage. C'est fou ce que ta présence m'apaise... C'est comme si j'étais déjà hors de danger.


    - Content de te revoir...


    Ne me laisse plus jamais seul, mon Autre... Dans une situation pareille, être séparé de ma drogue pourrait me faire perdre la tête.
    J'aurais peut-être mieux fait de piocher dans ta came que de devenir edwinomane. Eh, tant que j'y pense, faudrait pas que je passe la douane avec mon violoncelle... (vous n'avez rien compris ? Faudrait penser à lire les épisodes précédents, les cocos).

    Les miaulements d'Edwin m'indiquent la direction à prendre, et la vague de reconnaissance m'envahit déjà. Plus tard, plus tard, y'a encore du boulot.
    La remontée se déroule sans encombres. Quelques chutes accidentelles ont été évitées de justesse, mais nous sommes finalement saufs, tous les deux, en sécurité.


    - Je te remercie... J'ignore si j'aurai pu remonter sans ton aide.


    C'est même sûr que non.
    Je caresse son pelage tandis qu'il ronronne contre ma joue, et le gratouille derrière les oreilles pour le remercier. Même animorphe, on apprécie sans aucun doute ce genre de choses...
    Agenouillé, je me laisse tomber sur le dos, savourant quelques instants de repos malgré la pluie cinglante qui s'écrase douloureusement sur mon visage.

    Un grognement résonne dans mes oreilles. Juste au-dessus de mon visage quelque chose siffle dans l'air. Mes lèvres s'écartent en un hoquet de surprises et déjà Edwin est arraché à mes bras. Je roule vivement sur le côté pour finalement me retrouver à plat ventre, épousant la forme du sol, tétanisé. Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?!
    J'entends des bruits de lutte. Edwin ! Oh mon Dieu ! Je ne peux pas laisser faire ça !
    Je ne le vois déjà plus, la chose non-identifiée l'emporte loin de moi. Je me relève vivement, terrifié à l'idée qu'on puisse lui faire du mal. Mais je ne vois rien, je ne sais pas où aller !
    Tout à coup j'entends crier mon nom sur ma droite et me précipite en cette direction, agitant les bras devant moi pour ne pas me cogner contre les arbres. Je suis aveugle, je sais ! Je ne peux pas faire grand chose, je sais ! Mais une chose est sûre, je ne vais pas attendre ici que mon Alter Ego se fasse déchiqueter !
    Y'a pas de raison qu'il soit le seul à se faire bouffer.

    Eh... je déconne, hein...
    C'est pas le moment, je sais.

    Je ne distingue que quelques formes floues se détacher de l'obscurité, révélées par un semblant d'éclaircie qui laisse s'infiltrer quelques rayons de lune dans la forêt. C'est pas encore ça, mais c'est déjà mieux !
    Je tâtonne autour de moi et attrape vivement une vieille branche qui traine dans la boue, avant de me précipiter sans hésitation ni la moindre crainte en direction du monstre. Mon sang ne fait qu'un tour. Et s'il m'étripe le premier ? M'en fiche ! Souffrir, j'adore ça.
    On touche pas à mon âme-soeur !!

    D'un geste rageur, je plante la branche quelque part dans le ventre de l'indescriptible animal. Le sang gicle et dégage une odeur des plus immondes. Mais qu'est-ce que c'est que ce monstre ?! On est toujours sur Terre, ou bien ? La silhouette me rappelle vaguement un monstre de légende que j'ai vu dans un bouquin étant enfant. Un manticore, précisément, une espèce d'hybride lion, humain et je ne sais quoi, avec plusieurs rangées de dents... Hého, la grosse peluche, t'es conscient que t'existes pas ? Ma foi, si les vampires sont parmis nous, pourquoi pas les énormes bêtes de ce style, finalement.

    La bête n'est pas morte, elle se tortille dans tous les sens. Perdu dans des songes qui n'ont rien à faire là et dans un moment pareil, je ne la vois pas se redresser soudainement, la gueule ouverte. Ses crocs écorchent mon épaule, me faisant basculer en arrière. Je trébuche dans un buisson. Le monstre lâche prise et s'enfuit très vite. Sans perdre une minute, je rampe jusqu'à Edwin, tâte son torse pour le trouver. Je ne parviens pas à me rendre compte de son état, ma vue se trouble à nouveau.


    - Ca va ?


    Quelle question idiote... Chopé par un monstre et affalé dans les ronces, ce doit être certainement très agréable. Quelles que soient ses blessures, j'espère qu'il va se rétablir vite... Nous n'avons que quelques heures devant nous. Si seulement je savais combien...

    Je me laisse tomber à ses côtés et laisse enfin la nouvelle douleur se propager. Et une de plus !
    La bête m'a déchiqueté l'épaule ! Comme si je n'étais pas déjà assez mal en point, il a fallu que la poisse en rajoute.
    Mais qu'est-ce que c'est que cette soirée de merde !!! C'est pas possible d'avoir la guigne à ce point ! Ca me change, au moins, d'habitude je l'ai tout seul ou en compagnie d'inconnus... C'est très gentil de ta part de me tenir compagnie, Edwin. Bienvenue dans mon univers ! Mihaïland t'ouvre ses portes, avec son manège de monstres hideux, sa maison hantée qui flambe et d'autres surprises qui ne tarderont pas à venir. L'attraction du jour : après celle des catacombes, la grosse bêbête de la forêt ! Sensations garanties, ici c'est Halloween toutes les nuits. Découvrez, cher client, notre spécialité du jour au restaurant du parc, la main cramée sur son petit bitume avec un arrière-goût de cuir ! Moua ha ha ha.

    Mais qu'est-ce que je raconte ? Heureusement que je la ferme, ma grande gueule... Tu m'entendrais, tu me pousserais dans le trou pour m'enterrer vivant. Pas vrai que tu y as pensé, hein ? Rhoo allez, avoue... Moi je l'aurais pensé. Si si ! C'est comme ça qu'on coupe le cordon ! De façon radicale ! Quand je veux me débarrasser de quelqu'un je le tue, parfois par intermédiaire. Tu ne seras que le quatrième ! J'ai l'habitude.
    (note de l'auteur : mais non, les enfants, je ne peux pas le tuer voyons, c'est le héros !)

    La morsure me gratte, c'est insupportable. On dirait qu'elle commence déjà à s'infecter, c'est du rapide ! Passant ma main dans mon col je devine ma peau déjà toute boursoufflée sur une bonne vingtaine de centimètres. Et j'ai chaud, tout à coup, tellement chaud... Il n'y a pas que de la pluie qui ruisselle sur mon front. J'en peux plus, j'étouffe. Je me sens bizarre, comme pris de vertiges, mais ça doit certainement venir de mes yeux. C'est normal de ne pas avoir d'équilibre quand on n'a pas de repères.
    Eh, ce ne serait pas ce semblant de fièvre qui me fait penser autant de conneries ? J'en sais rien... Mon état normal, je ne le connais pas. Y'a toujours un truc qui cloche chez moi.
    On verra bien ! Si je clapse en route, on saura pourquoi. Ca te facilitera l'éternité, mon Amour.

    Je distingue enfin la forme de ton visage, sans réellement pouvoir lire ton expression. Tout est encore si flou. Je t'adresse un sourire tendre, le regard toujours un peu perdu dans le vide, et glisse ma main ensanglantée sur ta joue froide pour la caresser d'une douceur sans nom.
    Je t'aime, Edwin.

    T'as vu ça, j'ai combattu un monstre, je suis prêt à n'importe quoi pour toi ! Je le savais ! Mais autant d'affection n'a pas que des avantages.
    Moi quand j'aime quelqu'un - et c'est très rare - je deviens une véritable sangsue. J'aurais dû te prévenir. Comme j'ai pas d'âme, j'aspire celle des autres. Un vrai parasite, j'te dis !
    Il y avait tellement de raisons pour que je me force à rester à distance raisonnable de toi, sans vraiment en avoir connaissance. C'était de l'instinct, Edwin. Au fond je le savais que ça allait tourner comme ça. Je ne fais jamais les choses à moitié, toujours dans l'extrême ! La haine comme l'amour. Youri et toi, vous êtes mes plus belles proies. Faut croire que j'ai pris tout ce que je pouvais prendre à mon petit frère, jusqu'à son sang dans lequel mes mains ont trempé, jusqu'à sa vie par l'intermédiaire de cet enfoiré de caïnite français. Je me suis nourri de sa haine comme je me nourris aujourd'hui de ton amour.
    Je suis fou, maso, sadique, et empoisonnant !

    Je vois clair, maintenant ! En toi, en moi, en nous ! Tout ça faisait partie d'un plan ! Nous avons résisté, des mois durant... et nous avons perdu. Nous sommes victimes de Nous, Vanelsin ! Maintenant que tu m'as vraiment dans les pattes, plus collant que tu ne pouvais l'imaginer, tu vas le sentir passer. Jamais tu n'aurais dû me laisser t'aimer.

    Tu m'as rendu fou... et, malgré moi, tu en subiras les conséquences.
    Oui, malgré moi, car il demeure une partie de moi qui ne me croit pas aussi taré que ça. Mais si tu savais comme elle est petite... Insignifiante... A la limite de l'inexistence. Autrefois cette petite part de raison prenait toute la place dans ma tête, cette part de raison te repoussait douloureusement... et elle n'avait pas tort de le faire, loin de là.
    Maintenant qu'elle n'est quasiment plus là... Je crois qu'on va réellement apprendre à se connaître.

    Enchanté, Edwin... Je suis ton plus charmant cauchemar.

    Mes lèvres s'emparent des tiennes et un goût de sang envahit ma bouche. Le tien, le mien ? J'en sais rien, mais je ne le trouve pas mauvais.
    Je te serre un instant contre moi, puis j'ai tellement chaud que je ne supporte plus le contact et finis par m'écarter. Je me relève et te prends le bras, à défaut de pouvoir te prendre la main pour t'aider. Ma voix se fait douce et réconfortante, et la promesse agrémentée d'un sourire est des plus sincères.


    - Allez, on tient bon... On va se sortir de là.


    Tu es avec moi, il ne peut rien t'arriver ! Tant que je suis là, aucun autre monstre ne te fera de mal.
    Parce que le plus dangereux d'entre eux... c'est moi.




    * Lost In Space, Avantasia.
    _________________

    Edwin Vanelsin



    Notre Père, qui êtes aux cieux ! Prends pitié d'une pauvre âme en peine, qui se meurt, s'éteint, agonise, dans une jungle de haine et d'intolérance ! N'as-tu guère promis le Paradis à tous tes fils ? Ouvre-moi tes portes, laisse-moi accéder à tes cieux. Ne me condamne pas à l'enfer, je n'ai point pêché énormément, je mérite mieux. Pèse le pour et le contre des agissements qui pavent toute ma pitoyable existence. Et gratifie-moi d'ailes, pour que je puisse m'envoler et m'échapper de ces ronces, pour courir te rejoindre et batifoler gaiement !

    Version simplifiée : Mihaïl, me laisse pas crever.

    Il ouvre des yeux ébahis, peinant à croire que la scène qui se déroule sous ses pauvres yeux innocents - Car lui n'y est pour rien, n'est-ce pas ? - appartient bel et bien à la réalité. Sa mâchoire peine à ne pas se décrocher comme dans un vulgaire dessin animé, et il assiste bien malgré lui à un combat de titans, semblé tout droit issu de la mythologie grecque. D'un côté, le courageux héros invincible, armé de son sceptre magique et de sa force légendaire ; de l'autre, le très vilain monstre mangeur d'hommes qui n'a qu'une envie : dévorer la jeune femme en détresse, frêle compagnon du Demi-Dieu que rien n'effraie ni arrête.
    Et il est fort, son héros ! D'un seul coup fatal, il met son adversaire à terre et semble déjà avoir signé l'issue de la bataille. Dieu Mihaïl : un, monstre imaginaire : zéro.

    Mais la foule en folie ne parvient à se relever pour acclamer le grand champion et le récompenser comme il se doit. Car déjà, la Terreur se relève, et bondit sur le dit héros qui semblait avoir crié victoire trop vite. Effrayé, le spectateur se redresse, déjà prêt à s'arracher aux ronces qui le maintiennent cloué au sol pour faire barrière de son corps entre l'assaillant et son protégé, mais il n'a guère besoin de se donner tant de mal. Déjà, la bête s'enfuit sans demander son reste et quitte le champ de bataille.
    Un partout.

    « Et toi, ça va ? »

    Ou l'art de répondre à tes questions par une nouvelle interrogation. Ça risque pas de te favoriser le dialogue, pas vrai, mon ange !
    Elle a failli t'arracher l'épaule ! Ç'aurait été moi, on s'en serait moqué, ça aurait repoussé. Mais toi, suffit pas de patienter tranquillement pour que ça guérisse. Et je n'ai rien sur moi pour te soulager … seulement tout mon amour, et toute ma compassion. Ça ne t'avancera pas à grand chose, je le crains … Je me sens bien inutile, bien impuissant.
    Mais je t'aime, pourtant …

    Il guette sans cesse son regard, reste sur le qui-vive, pour le saisir dès que l'opportunité lui en sera donné. Et lorsque sa main rencontre sa joue, c'est finalement dans un océan fuyant et bleuté qu'il vacille, s'abandonne, se perd. Un merveilleux sourire orne son visage alors qu'il scrute ses prunelles absentes, car il est persuadé que quel que soit l'état actuel de sa vision, il pourrait le ressentir. Il donnerait tant pour pouvoir serrer sa main dans la sienne et en voler un peu de douceur …
    Et les ronces deviennent soudainement beaucoup plus confortables lorsque son protégé se penche sur lui pour lui offrir un nouveau baiser. Son esprit piégé d'un trop plein d'amour hurle à son corps de se cambrer, de l'emprisonner d'une étreinte de laquelle il ne saurait se libérer pour faire durer le plaisir. C'est mal, il en a conscience. Il arrivera bien un jour où il ne saura résister à toutes ces envies qui le tourmentent, et où leur amour idyllique teinté de respect s'effondrera. Un jour … Lointain, il l'espérait …
    Il était si heureux, aveuglé.

    Sa carcasse a un mal de chien à se relever. Tout le décor suintant d'horreur qui les entoure s'est effacé, et comme à chaque fois que Mihaïl daigne lui offrir un peu trop de tendresse, il est complètement ailleurs. Ses paupières papillotent de façon printanière, et c'est tout juste s'il n'émet pas un grognement de protestation lorsque la main se referme sur son avant-bras pour le tirer de leur nid peu confortable et l'inciter à poursuivre la route.
    De suite ? Mais pourquoi ? Il était bien, là, affalé à même le sol ! Tant qu'il était dans les bras de celui qu'il aimait, la terre pourrait bien trembler, le ciel leur tomber sur la tête, le soleil se réveiller et …
    Le soleil !

    Sa simple évocation a un impact terrible sur sa volonté. A présent planté comme une colonne dans le sol, loin de ses délires et de ses fantasmes distrayants, il tend ses bras devant lui et incite Mihaïl à les saisir tous deux. Sa tête se pose avec délicatesse au sommet de son épaule, et il murmure, comme si hausser le ton risquerait de leur attirer une nouvelle catastrophe sur le coin de la tête.

    « Les manches … Desserre-les, s'il te plaît. Je crois que ça repousse … »

    Ça s'agite, à l'intérieur. Dangereusement. C'est particulier une régénération, j'ai l'impression que ça grouille de partout à l'intérieur de mes poignets. Que ça appuie sur les parois manquantes, que ça pousse contre ma peau comme un oisillon qui tenterait de percer la coquille de son œuf.
    Si ça se trouve, c'est même pas des mains qui vont en sortir …

    Et tandis qu'il tente de faire abstraction à tout ce fourmillement qui prend forme au sein de lui-même, sa bouche migre jusqu'à son cou brûlant et se pose sur sa jugulaire qu'il caresse du bout des lèvres. Il la sent palpiter sous sa langue, et sans le soupçon de raison qu'il est parvenu à conserver, sûrement se l'accaparerait-il sans plus attendre …

    « J'ai envie de t'embrasser … et de te faire bien plus ensuite. Je veux passer ma nuit à ça, pour nous faire oublier où nous sommes, et tout ce que nous risquons. Ce serait si beau, si ça pouvait nous suffire à nous tirer d'ici … »

    Tu me rends dingue … Tu me forces à penser de la manière la plus obscène qu'il soit, alors que je devrais mettre toute ma minable intelligence en œuvre pour nous tirer d'affaire. Tu n'as pas honte ? C'est de ta faute. Bien sûr ! C'est toi qui m'as charmé, je le sais. Je n'ai jamais aimé personne avant toi, ça ne peut pas venir de moi ! Tu m'as fait les yeux doux, ce jour-là, derrière les barreaux de ta cellule. Et comme un con, j'ai craqué, je t'ai adopté, et vois où nous en sommes, à présent.
    T'aimer m'écœure, parfois. Notre relation, ça va devenir du grand n'importe quoi.
    Mais Dieu que c'est bon … C'est quand même foutrement agréable d'être accro à quelqu'un à ce point. De ne penser qu'à lui, et rien qu'à lui, jour et nuit, et de refuser de se laisser toucher par un autre homme, parce qu'il n'y a que lui, Lui, qui en a le droit.
    Je suis fou. Fou de toi.

    Il arrivera bien un jour où je finirai par perdre la raison. Mais lorsque cela arrivera … je compte sur toi pour me remettre dans le droit chemin. Car je sais que si moi je sombre, toi, tu continueras à porter éternellement le flambeau de la raison, avec lequel tu éclaireras les sentiers battus de mon inconscience et de mes fantasmes les plus secrets, pour me faire revenir à la réalité.
    Dieu que c'est beau … Vois comme notre amour m'a ouvert l'esprit, et l'a fait accéder aux métaphores les plus ridicules qu'il soit.

    Je t'aime, et puis point barre.

    « Tu es bouillant … Ce n'est pas le moment de choper quelque chose, mon grand, faut d'abord que les deux amoureux se sauvent et se mettent à l'abri dans leur grand château, avant que tu ne nous couves une saleté. Tu m'as promis qu'on tiendrait bon … Je te bichonnerai tout ce que tu veux ensuite, mais si on pouvait retourner entiers à la maison, ce serait sympa … »

    Parle pour toi hé, l'estropié !

    Il lui sourit à nouveau et lui accroche les épaules de son bras inachevé, endossant de nouveau sa fonction de guide, pour le guider non pas vers les lumières de la raison ou d'une quelconque autre fanfreluche, mais vers la sortie de ce dédale boisé. A s'en fier à ses sens d'immortel, il ne leur restait plus que deux ou trois heures avant de se faire rattraper par l'astre solaire. Les nuits sont courtes en été … trop courtes, pour pouvoir être pleinement savourées.
    Son regard converge finalement vers son épaule meurtrie qu'il n'a guère osé examiner. Pour paniquer encore plus ? Pas nécessaire. Mais la bosse qu'elle semble former et la chaleur qu'elle dégage l'incite à accélérer le pas, et une fois même, il hésite à le soulever dans ses bras et à le serrer contre lui, pour courir à en perdre haleine et le mettre hors de danger au plus vite.
    Lui ne craint pas le soleil, mais à cause de sa vue atrophiée, il craint qu'il ne soit capable de retrouver le chemin seul et sans encombre, s'ils venaient à ne pas s'en sortir avant l'aurore.

    Et c'est en déboulant dans une petite clairière que le désespoir s'empare finalement pleinement de lui. C'est tout juste s'il se remémore leur trajet, il se souvient simplement avoir gratifié son protégé d'un baiser sur la joue, à un moment donné, en le sentant ralentir imperceptiblement l'allure. Lui, malgré la fatigue qu'il avait pourtant senti émaner de ses muscles, l'avait incité tout du long à aller plus vite, encore plus vite, et ne s'était focalisé que sur cet unique facteur de réussite, oubliant tout le reste. Auraient-ils très bien pu traverser une foule en délire qu'il ne se serait aperçu de rien.
    D'ailleurs, sa surprise est incomparable lorsqu'il aperçoit à la place de son moignon droit … une main, finie, parfaite, indolore et si bien faite qu'il douterait presque en être l'heureux possesseur. Mais il n'y accorde que quelques maigres secondes d'admiration, car déjà, le ciel s'éclaircit, et il sent son pire ennemi se préparer à une sortie triomphale et héroïque.
    A défaut d'assister à l'un de ses couchers, il pourrait au moins observer l'une de ses apparitions …

    « Je crois qu'en ce qui me concerne, la partie s'arrête là … »

    Ses prunelles quittent l'immensité qui les surplombe pour se diriger vers celles de son aimé, et sa main tout juste recouverte se perd dans ses cheveux, résignée. C'était stupide de tout perdre maintenant, après avoir fait tant de chemin, après avoir tant espéré … Mais les premières lueurs sont proches, il est un peu tard pour enfin apercevoir la route et s'y précipiter désespérément. Cependant, plutôt que de guetter la ligne d'horizon pour tenter de la retarder d'une manière ou d'une autre, c'est finalement vers l'épaule de Mihaïl que toute son attention converge. Et enfin, il trouve le courage de se risquer à écarter le tissu et à laisser son regard glisser sur la plaie.
    Sa figure tourne à l'effarement, devant la gravité de la blessure. Et c'est ce moment-là qu'il choisit pour s'en vouloir, se maudire de ne pas avoir daigné y prêter plus d'attention dès le début, pour peut-être l'empêcher d'atteindre une ampleur telle. Tremblant, il palpe son front et se retient de justesse pour ne pas s'en écarter brusquement, craignant d'y perdre de nouveau la main.
    Il est encore plus bouillant que la dernière fois …

    « Non … Bon Dieu, non … »

    Ça va pas se finir comme ça ! Toi mourant, et moi à la merci de l'astre solaire ! On va pas crever tous les deux dans cette saleté de clairière, tout de même ? Je refuse que ça se termine comme ça ! Je refuse, je refuse ! Tu mérites pas de pourrir de cette manière …

    Dépité, son regard furète de nouveau vers les hauteurs puis parcourent le décor qui les entoure. Une solution, il y a forcément une solution. Ils ne pouvaient pas être tombés dans un cul-de-sac, ils ne pouvaient pas ! Il étudie les arbres en vitesse, examine même le sol dans l'espoir d'y creuser une tombe et de s'y enterrer durant tout le jour. Rien … Il ne voit rien qui aurait pu lui permettre de subsister durant la journée qu'ils s'apprêtaient à affronter. Celle qui lui sera fatale …

    « Bon sang, j'ai peur … »

    Ferme-la, il n'a pas besoin de le savoir ! Ce n'est guère étonnant de toute manière, de savoir que tu trembles comme une feuille à l'approche de l'heure fatidique !
    Donne-lui envie de continuer … Pour maintenant, donne-lui envie de continuer à vivre, et convaincs-le qu'il n'y est pour rien.
    Facile à dire …

    De toute manière, il n'a pas les mots, et il n'a pas envie de les avoir. Passer ses dernières minutes à s'égosiller en paroles inutiles ? Ça lui a déjà fait défaut plus d'une fois, et ce fut à l'origine de tant de conflits. Si réellement il n'y avait plus aucune solution, alors autant s'arranger pour être heureux durant ses derniers instants.
    La fatalité inscrite sur son visage, il se laisse finalement tomber en arrière avec une rigidité sans égal, comme si le sommeil éternel l'avait d'ores et déjà engourdi, et il enchaîne les poignets de son protégé de ses mains qu'il n'aura point eu le temps de savourer et de redécouvrir. Son dos heurte les herbes folles sans délicatesse aucune, et immédiatement, il l'attire contre lui pour lui dissimuler ses larmes naissantes. Ses mains se faufilent de nouveau dans sa chevelure sombre, et les paupières closes, il inspire à pleins poumons son odeur, pour l'emporter avec lui.
    Au moins une fois, il lui fera croire qu'il est fort … Qu'il peut surmonter cette épreuve comme n'importe quelle autre. Que face à cette issue tragique, il demeure de marbre, si tel est leur destin.
    Son coeur se déchire et son âme hurle. Sa peau pleure, son corps refuse de se préparer. La fin est proche. Il refuse, il ne veut pas. Pas maintenant …

    « M'oublie pas … »

    La lumière est proche. Je la sens, elle est là, elle nous guette. Encore quelques minutes, et elle va jaillir devant nous.
    Fais-le pour moi. Pour toi. Pour nous. Décapite l'astre solaire. Je refuse qu'il me touche, il n'y a que toi qui en aies le droit.
    Cache-moi dans ton ombre … Ainsi, le soleil ne me verra pas.
    _________________


    Mihaïl Egonov



    Eh dis... Et si on se tuait ? Oui, là tout de suite ? Ce serait facile. Hop, un p'tit plongeon dans le trou ! Et si on y survit, ben le soleil t'achèvera, et moi je succomberais à mes blessures. Avant ou après toi ? Mystère ! Ca t'intéresse de le savoir ? Allez mon chéri, on saute, pour voir ! Chiche !
    Arrête de penser n'importe quoi. C'est pas comme ça que tu veux mourir, souviens-toi, tu veux ton coucher de soleil hyper-romantiiiiiiique !
    Oh mais c'est pas pour nous, ça. Hé Coco on est pas sur le Titanic, là ! Redescends de ton nuage ridicule !
    Ridicule toi-même, eh pignouf, c'était votre idée commune, à ton vampirounet et toi...
    Ouais ben l'eau de rose elle est devenue carmine, depuis. Mais au fait... t'es qui toi ?
    ...
    Revieeeens ! J'te connais pas, mais j't'aime bien... Je te protègerai de Conscience, elle est vicieuse comme tout.
    Je suis l'esprit du manticore ! Moua ha ha ha. Ton nouveau colloc. Eh dis, c'est sympa chez toi, y'a du monde...
    Ouais c'est cool. Je te présente les fantômes de mes parents, ceux de François et Youri qui rejouent toujours la même scène du meurtre avec tant de talent - on veut l'rappel, les gars ! - , ma conscience, le génie de mon estomac, mon instinct de survie et le clown qui prépare mes tirades humoristiques tous les matins. Ah et puis j'allais oublier ma guigne, tiens...
    Enchanté... Et toi t'es qui ? Le grain de folie ?
    Dans le Mil' !
    Et Mihaïl, c'est qui ?
    Ben euh... Figurant définit plutôt bien son statut ces derniers temps.


    Rien de plus qu'un figurant. Pire qu'un spectateur, au moins ce dernier a le choix de quitter la salle en grognant "quel navet !".
    Et moi, ben nan, je subis, je me traine, ma tête va exploser à force de frayeurs et d'émotions en tout genre. Splash ! Le sang du petit russe poisseux repeindrait la forêt.
    Sourire acide. Je retiens un rire nerveux. Moi quand je pète un boulon, je le pète bien.

    Sinon ouais, moi ça va. J'acquiesce à la question d'Edwin. Ma tête est un capharnaüm, mais c'est pas comme si c'était rare...
    Ah tiens donc, je suis encore en vie ! Ca c'est incroyable. Vu comme c'est parti, j'imagine que ça va pas durer. Oh, qui sait, dans ma guigne, j'ai quand même de la chance... Qui sait de quoi est fait l'avenir. Ne dramatisons pas. C'est pas comme si on était perdus dans la forêt au milieu des monstres, tout deux handicapés, plongés dans la nuit noire et terrifiante qu'illuminera bientôt l'ennemi mortel d'Edwin ! C'est pas comme si on avait failli mourir carbonisés dans la voiture sur une route déserte en évitant la foudre de justesse, c'est pas comme si j'étais tombé dans un ruisseau glacé puis dans une crevasse, c'est pas comme si je venais de trancher deux mimines avec les moyens du bord, et c'est pas comme si je m'étais jeté sur un gros monstre avec trois rangées de dents qui a tenté de bouffer mon Alter Ego !!

    Rhaaaaa ! NAN MAIS JE RÊVE OU QUOI ?!? Toi là haut, sur ton p'tit nuage, tu te fends la poire, j'imagine ?
    Contiens-toi, mon vieux. Adresse un sourire détendu à Edwin. Voilààà... Tout va bien... Lui doit le croire en tout cas. Il a bien assez à penser avec son absence de mains et ses propres angoisses, il est parfaitement inutile de lui faire profiter des tiennes. Arrêtes donc de faire tout un plat de ta satanée poisse, tu devrais en être blasé depuis le temps...

    Edwin se relève enfin et dépose sa tête sur mon épaule - heureusement pas celle que la grosse bêbête a mordue, sinon je crois bien que j'aurais grogné comme un ours enragé. Je profite d'un moment de détente dans ses bras. Plus rien n'existe autour. Zen attitude. Je desserre ses bandages de fortune sans vraiment m'en rendre compte, je suis ailleurs, à mille lieues d'ici, mais si près de Toi pourtant...

    Comme si je prenais la foudre, tes lèvres m'électrisent.
    Je t'aime, Edwin, je t'aime, je t'aime... Je t'aime à un tel point que ça me fait mal. Je ne sais plus ce que je pense, ce que je dois faire, et de quel côté s'est enfui ma lucidité. J'ignore à quoi je dois me raccrocher, j'oublie tout et rien, parfois même de respirer jusqu'à ce que mon corps réclame brusquement ce dont il a besoin : ton odeur, ton charisme, ton souffle imaginaire, et tant d'autres choses qui font partie de toi.
    Mon corps et mon âme n'ont besoin que de Toi. C'est tout. Et dans tes bras, je me sens tellement en sécurité ! Je ne me rappelle même plus pourquoi je t'ai repoussé pendant aussi longtemps... Tout est compliqué pour pas grand chose, au final. Mais si c'était simple... Ca ne nous plairait pas, pas vrai ? En fait... Je suis sûr que tu aimes que je te repousse, et que tu es aussi maso que moi.

    Tes lèvres glissent sur ma gorge. Un frisson parcourt mon corps. Et je me scinde en deux. Une partie de moi a très envie de te faire basculer dans la terre pour poursuivre ce que nous commençons si souvent sans l'achever. L'autre rêve de te repousser violemment et de te rappeler l'Interdit.
    Quand ta voix se glisse dans mon oreille, berçant mon imagination d'agréables idées, mes paupières se referment et je me sens comme transporté, incapable de résister à ton attraction. Est-ce la fièvre qui me fait ainsi perdre mes moyens ?
    Tu m'aurais ainsi effleuré toute la nuit, j'en serais resté en transe jusqu'à ce que se brise le contact... tel un pantin, sans volonté.

    J'espère qu'il te reste un semblant de raison... car je n'en ai plus.

    T'embrasser une nouvelle fois, je n'attends que ça. Malgré tout, malgré ce que nous sommes, malgré le reste du monde. C'est comme si j'étais continuellement attiré vers toi, et repoussé à la fois. Des sentiments et des envies irrésistibles, contradictoires, dénués de sens, face à cette haine dévastatrice pour l'Homme qui coule dans mes veines en permanence.
    Aimer et être aimé devrait m'être interdit. Tout est tellement démesuré que je ne parviens plus à comprendre qui tu es, qui je suis, et pourquoi nous sommes ici.

    Allez viens mon Autre, rejoignons notre grand château, comme tu dis. Notre beau nid d'amour entouré de psychopathes sanguinaires et de victimes parfaites. En rentrant, je veux un bon bain, et un cake kiwi-gingembre ! Faire un détour par l'infirmerie - et le psy, tant qu'à faire - ne serait pas de refus non plus...
    Je le laisse me guider à travers les bois en toute confiance. Rhaa c'est beau, l'harmonie, n'est-ce pas ?
    Oui, trop beau, et c'est chiant ! Pousse-le dans le trou, et saute à ton tour !
    L'esprit du manticore, tu commences à me pomper l'air. T'es envahissant.

    La traversée de la forêt se déroule sans encombres, mais je reste tout de même à l'affût, scrutant tout ce que j'arrive à discerner. Peu à peu, le décor s'éclaircit. Le soleil sera bientôt là. Je me mords la lèvre inférieure à plusieurs reprises, je me demande où nous en sommes, et si nous trouverons un abri à temps. J'essaye d'accélérer le pas autant que possible pour ne pas faire ralentir Edwin, mais je me sens tellement fatigué ! Je crève d'envie de dormir, j'ai froid, puis chaud, et cette morsure me gratte à tel point que je me retiens de m'arracher la peau du cou...
    Ah si j'étais vampire !
    Ouais mais nan... Mon souffle, j'y tiens.

    Tandis que nous avançons sur un terrain un peu moins irrégulier, sur un chemin dégagé, un mouvement suspect attire mon regard. Je fronce les sourcils, puis regarde Edwin qui semble ne se rendre compte de rien. Il se tourne simplement vers moi pour m'embrasser la joue puis m'inciter à accélerer le pas. T'as pas vu ? Y'a une ombre qui nous suit ! Ah non, plusieurs, je viens d'en voir une autre...
    Je crois que j'hallucine. S'il y avait vraiment quelqu'un non loin de nous, Edwin l'aurait senti...
    Et pourtant, dès que je tourne la tête, je vois disparaître une silhouette derrière un arbre ! Peut-être que lui aussi la voit, mais qu'il n'ose rien dire de peur de m'affoler.
    S'il nous attaque, tu me protèges, hein mon héros ? Tu es si fort, si beau, tu le feras tomber par terre d'un simple battement de cils, pas vrai ?
    Je resserre mes doigts sur sa chemise pour plus d'équilibre... et de sécurité.
    Ah tu ne t'es pas perdu avec Indiana Jones, mon pauvre Edwin...

    Je distingue à présent la forme de certains arbres et le visage flou de mon Alter Ego, grâce à la faible lumière de l'aurore. C'est un peu plus rassurant, et angoissant à la fois... J'ai parfois tendance à oublier le danger qu'est le soleil pour un vampire.

    Edwin s'arrête brusquement et je laisse échapper un soupir de soulagement. J'en peux plus de marcher, j'y arrive plus... S'il ne me soutenait pas, je crois bien que je me laisserai tomber dans l'herbe et que je m'affalerai là pour dormir. Depuis quelques minutes le décor s'amuse à danser tout autour de moi.
    C'est cette infection, elle me ronge l'épaule, engourdit ma tête et mon bras. Je suis complètement déconnecté, j'ai du mal à comprendre ce qu'Edwin me dit... Quoi ? Quelle partie ?
    Il essaye d'écarter mon col, je lève le bras pour l'en empêcher mais mes mouvements sont si lents que je laisse tomber.
    Non, touche pas à ça, fais comme si je n'avais rien. Ca ne vaut pas le coup que tu t'inquiètes... ça va aller...

    Je lève les yeux vers la plaine qui nous entoure. Le ciel s'éclaircit petit à petit. La main gelée d'Edwin se colle à mon front, sa fraîcheur me redonne un coup de fouet. Oh ça c'était bon... Encore ! J'ai beaucoup trop chaud, j'veux finir ma vie dans un bac à glaçons.

    Mais qu'est-ce que je raconte ! Oh putain, il fait jour !
    Et tandis que je me rends tout juste compte de la gravité de la situation, Edwin m'entraine brusquement sur le sol avec lui. Surpris, je n'ai même pas le réflexe de me rattraper et m'écrase contre lui. Il me serre si fort... et je le serre aussi. T'oublier ? Ah elle est bien bonne celle-là.


    - Non... NON !


    Pitié mon Dieu, je te jure de venir prier tous tes saints et ta petite famille chaque jour que tu fais, si seulement tu pouvais arrêter le temps !
    C'est pas en suppliant qui que ce soit, et surtout un symbôle plus qu'autre chose, que ça va changer quelque chose. Mon Edwin va être réduit en cendres par un ennemi dont je ne peux pas le protéger...
    Pour Toi je peux combattre n'importe quel monstre, et réussir toutes les épreuves imaginables, car quand David a la foi, Goliath ne fait pas le poids. Et j'ai foi en toi plus qu'en toute autre chose. Mais l'astre dévastateur est un adversaire face auquel je ne suis pas de taille...
    Il va bientôt se montrer, ce n'est plus qu'une question de minutes, voire de secondes. Je me maudis d'avoir osé rêver qu'il me réchauffe, je ne veux pas qu'il tue Edwin ! Je ne te laisserai pas tomber, je te le jure...
    Je me dégage un instant de son emprise et saisis son visage entre mes mains, pour l'inciter à me regarder dans les yeux.


    - Il est hors de question que tu y restes ! Transforme-toi, et vite !


    A peine a-t-il exécuté mon ordre que je soulève la boule de poils pour la fourrer sous mon sweat et la protéger de mes bras. Je me relève d'un bond et parcours la clairière à grandes enjambées, pour rejoindre l'endroit le plus sombre de la forêt, manquant de me vautrer deux ou trois fois dans les hautes herbes. Je sens dans mon dos les premiers rayons de soleil, et la lumière projette mon ombre devant moi. Il faut que... j'arrive à trouver un abri au plus vite... Je... Rhaa, j'en peux plus, je me sens faible, l'adrénaline ne suffit pas !

    J'atteins enfin l'ombre et me rue derrière une grosse butte. En glissant dans la boue, je remarque juste à côté de moi un trou obscur. En temps normal je n'y serai rentré pour rien au monde, je ne sais absolument pas ce qu'il y a là-dedans, mais la peur de Te voir disparaître sous mes yeux abîmés est plus forte que tout. Je me précipite dedans à quatre pattes comme un renard regagnerait son terrier et me terre dans le fond, serrant le félin contre moi.


    - Ca y est, Ed... on est... en sécurité...


    J'ai du mal à reprendre mon souffle. Mais je me sens tellement soulagé...
    Et je me gratte le cou, je me gratte comme un fou tout autour de ma blessure, parce que maintenant que le pire est évité, elle me démange de manière insupportable. Je laisse sortir Edwin qui doit crever de chaud là-dessous, au moins autant que moi... Je ne sais pas s'il aura la place de reprendre forme humaine là-dedans, je me pousse au cas où pour lui laisser de la place, me recroquevillant au bord de l'entrée, faisant barrage à la lumière qui cherche à pénétrer les lieux.

    Je sortirai dans un moment, pour repérer où nous sommes, essayer de voir ce qu'il nous restera à faire ce soir...
    Tout ce dont je rêve, pour le moment, c'est de m'allonger. Je me laisse doucement tomber sur le côté, marquant ma joue de l'empreinte des cailloux. Essuyant d'une main terreuse mon front brûlant et trempé, je me sens envahi d'une torpeur écrasante. Je jette un oeil au dehors, me forçant à maintenir mes paupières relevées. Je ne veux pas sombrer... Je ne suis même pas sûr de me réveiller.
    La lumière est intense, et la rosée qui brille sur les feuilles m'aveugle. Je ne distingue que peu de détails, mais cette aurore semble magnifique... N'importe quoi pourrait me sembler magnifique après un tel cauchemar.

    Le jour venu, les monstres et les fous se terrent. Il ne nous reste plus qu'à attendre que les démons de la nuit s'éveillent... à nouveau.
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    Atticus

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    MessageSujet: Re: 30 - Somewhere around nothing.   30 - Somewhere around nothing. EmptyDim 9 Jan - 16:46
    Edwin Vanelsin


    Allez danse, danse, viens dans mes bras,
    Allez tourne, tourne, reste avec moi,
    Allez partons vite si tu veux bien, dès le jour,
    Le soleil brille très haut tu sais,
    Mais j’aime ça, je t’attendais
    Alors partons vite si tu veux bien, sans retour…

    Il a raison, après tout. Après l'horreur qu'ils viennent de traverser, n'importe quoi pourrait leur sembler merveilleux. Là-bas, au dehors, tout est merveilleux, il n'en doute pas une seule seconde. Mais comme il ne peut admirer quoi que ce soit, il s'est simplement rapproché de lui et l'a entouré de ses bras pour tenter au mieux d'apaiser ses douleurs, à défaut de posséder le moindre médicament. Sa joue fraîche repose contre la sienne, et ses mains de glace creusent un sillon dans les gouffres ardents de sa peau. Il parcourt son dos, son ventre, son torse, son épaule valide, sa nuque. Tout. Tout ce qui lui est autorisé d'atteindre sans risquer d'éveiller des pensées indécentes et importunes. Penser qu'il veuille profiter ? En pareille situation ? Que nenni. Seule l'impuissance est à l'origine d'une telle prise d'initiative, et s'il caresse avec douceur la moindre parcelle de son corps, ce n'est que pour tenter d'amenuiser la chaleur inquiétante qui s'en dégage.
    Il n'y a guère la moindre place pour l'égoïsme, lorsque l'on se situe à califourchon entre la vie et la mort …

    Et tout est si beau, et tout est si magnifique. Comme une chanson guillerette et printanière. Ils auraient pu crever un millier de fois, et d'ailleurs ils n'en sont pas loin tous les deux, mais qu'importe. Qu'importe, tant qu'ils sont à deux et qu'ils s'aiment, n'est-ce pas ? Qu'il est mignon, ce couple vautré dans la boue et dans les cailloux, à l'abri d'une aurore dévastatrice qui risquerait d'avoir leur peau à tous les deux ! Qu'il est agréable à regarder, qu'il dégage de la joie et de l'espérance !
    Grand Dieu, est-ce utile de préciser que cet enlacement suinte d'hypocrisie et de mauvaises intentions ? …


    Terrifié, il écoutait cette promesse dissimulée, une fois de plus. Un ordre. Une interdiction. Ah oui, il n'y resterait pas ? Et de quel droit, je vous prie ? Il avait quelques heures auparavant souhaité admirer l'astre solaire en sa compagnie. Peu importe la manière. Mais en réalité, peut-être qu'il était impossible de tenter d'en débusquer une quelconque imitation. Peut-être que la seule façon de le voir … était de le fixer droit dans les yeux. Et peu importe le prix à payer.
    Pourtant, il lui obéit. Car il n'avait guère le choix, et que de toute manière, le temps n'était pas à la réflexion. Le temps le pressait, le temps le poussait, le temps lui faisait perdre l'équilibre. Il se sentait si ridicule face à lui, que quelques mots lui suffirent à le bousculer et à achever de le perdre.

    Docile, le félin se blottit dans les bras offerts puis dans la cachette improvisée. Le confort n'était pas de mise, mais c'était bien là le cadet de ses soucis : déjà, il se sentit balloté et secoué dans tous les sens, prisonnier, encastré dans un corps qu'il ne connaissait que trop peu. Il gémit de terreur, mais ce n'était pas tant le mouvement précipité qui l'effrayait, simplement tout ce qui se passait à l'intérieur. Ce cœur qui tambourinait et lui déchirait les tympans, ces poumons qui menaçaient d'éclater au-dessus de sa tête, cette force inhumaine qui se décuplait dans le simple but de lui sauver la « vie », et cette fatigue … Pelotonné contre le tissu, il se roula en boule du mieux qu'il le put pour échapper à ses pulsions monstrueuses qu'il tentait désespérément d'éradiquer.

    Ton palpitant. Te l'arracher. Oh oui. Planter mes griffes dans ta chair, déchirer ta peau, l'écarteler. Et creuser à même dans ton intimité. Découvrir le trésor. La source de tant de palpitations, de tant de vie, de tout. Te le voler, de force. Sectionner les artères pour me l'accaparer, et l'emmener loin de toi pour m'en servir comme d'une pelote de laine. On ne peut plus vivante. Et jouer, jouer avec, jusqu'à ce qu'il éclate et rende l'âme, m'éclaboussant de ta vie qui me nargue sans cesse, depuis des mois ! Y planter les crocs pour le saigner, tout comme je saignerai ton âme !
    N'as-tu donc pas compris … que je ne veux pas que l'on me sauve ? Que TU me sauves ?
    Je souhaiterais tant redevenir cette ermite d'humain que j'étais …

    Il s'échappa de l'atmosphère écrasante dès que l'occasion lui en fut donnée, se prit les pattes dans le tissu et détala comme une bête sauvage et farouche à l'autre bout de l'abri. Terrifié. Ses griffes crissèrent sur la roche et il trembla de dégoût. La honte, il y avait bien longtemps qu'elle ne l'habitait plus, elle était bien trop légère en comparaison à tous ces sentiments ignobles qui le possédaient parfois. Il aurait tant aimé jurer que jamais, ô grand jamais, il n'avait songé à lui ôter la vie en le vidant de son organe le plus précieux. Il aurait tant aimé, si seulement il n'avait pas été obligé d'emprunter la voie du mensonge pour y parvenir …
    Rester ici, il ne pouvait pas, c'était hors de question. Ni sortir sous la lumière du jour. Après ce nouveau sauvetage qu'il lui devait, ce serait insensé, irrespectueux, égoïste … A vrai dire, il ne savait même plus comment agir. Bien trop de choses se bousculaient dans sa petite caboche alors qu'il observait d'un œil méfiant la silhouette de son Aimé s'installer près de l'entrée pour le préserver, encore et toujours.
    Il lui accorda un dernier sourire animal avant de détaler.

    Et la silhouette miniature se dérobe à tes yeux meurtris. Elle s'en va, elle ira s'enterrer au fond d'un trou de souris, là où tu ne pourras guère aller la repêcher. Elle se suicide, d'une certaine façon. A décidé de se laisser crever en solitaire. Elle n'a plus envie de sourire, plus même envie d'exister, elle a trop honte. Trop honte d'aimer. De dépendre. D'influencer. Honte d'elle-même, sûrement. De toi aussi, peut-être. De vous deux, ça c'est certain.
    C'est tellement facile de critiquer, lorsqu'on se glisse dans la peau d'une bestiole à quatre pattes qui ne pourrait prétendre posséder la moindre once d'intelligence …

    Pardonne-moi. Tu m'obsèdes. Alors que je cours comme un dératé et que je me faufile du mieux que je le peux au travers des galeries qui semblent constituer un terrier, ton image obnubile mon esprit. Tes mains. Ton visage. Ton sourire. Ta peau. L'odeur de tes cheveux. Ton passé. Notre présent. Mon futur. Toi, tout entier. Comment fais-je pour être aussi égoïste et penser sans arrêt à toi, à la fois ?
    Bon sang que je t'aime, mon petit parasite citronné …

    A vrai dire, il ne se perdit pas longtemps dans le dédale souterrain qui s'étalait sous ses pattes. Pourtant, il aurait pu s'enfoncer davantage, s'enfoncer jusqu'à s'enterrer pour que plus jamais il ne le retrouve. Mais jamais il n'en aurait eu le courage … Son Amour lui avait manqué bien trop vite. Et il regretta de l'avoir laissé là-bas, seul, en compagnie de son épaule déchue et de ses cauchemars. Avec tout ce qu'il avait fait pour lui, la seule chose qu'il était capable de lui offrir pour le remercier était … la fuite ? L'abandon ? Il faisait un bien piètre immortel !
    Et qu'est-ce qu'on en avait à foutre de son immortalité, après tout.

    Subitement affectueux, il avait effleuré sa nuque de son museau, n'osant le toucher davantage de peur de se faire rabrouer pour s'être sauvé comme un enfant fugueur, puérile et nombriliste, persuadé que tous les maux du monde lui étaient tombés sur la tête, et qu'il était celui le plus à plaindre dans tout l'univers. Mais bien vite, il s'était de nouveau faufilé sous son sweat et avait escaladé la peau de son torse pour faire jaillir sa petite tête par le col du vêtement. Ses pupilles étriquées fixèrent ses iris incomplets pendant un long moment. Douleur, incompréhension, agrémentées d'un remerciement silencieux. Il se serait bien blotti contre lui sous sa forme la plus cynique, mais une fois encore, il désirait le serrer dans ses bras.
    Qui sait, peut-être bien que cette fois-ci, il parviendrait à trouver la volonté de l'étouffer …



    Je veux entendre ton cœur qui bat, tu sais, je crois qu’il chante pour moi
    Mais en douceur, comme ça tout bas, comme un sourd …
    Mon cœur lui s’emballe, il vole haut, peut être un peut trop haut pour moi
    Mais je m’en fous, je suis vivant pour de bon.

    Tendrement, il resserre son emprise et l'attire contre lui pour lui éviter de s'affaler sur le sol dur et poussiéreux. Ses deux mains dans son dos en perpétuel mouvement, il lui offre toute la froideur dont il est capable pour le soulager du mieux qu'il le peut et chantonne en silence un air de Vivaldi. Comme s'il ne suffisait que de le bercer pour qu'il recouvre ses forces. Ses lèvres baisent son visage, et il lui dissimule sa crainte de voir cet endroit peu rassurant s'effriter dans l'espoir de dissiper la sienne.

    « Repose-toi donc … Je veillerai. »

    Bien sûr. C'est sans compter sur la Torpeur qui le guette et qui ne saurait tarder à le faire tomber dans les bras de Morphée, lui aussi. Et alors que ses doigts s'égarent entre ses deux omoplates, il sent ses paupières devenir lourdes, victimes d'une hypnose incontrôlée. Dans sa vaine tentative de demeurer lucide, ses yeux papillotent comme des mouches affaiblies, mais à son tour, il lutte contre le sommeil. Qui sait ce qui pourrait bien se produire durant les heures qui suivraient ? Pas le Bon Dieu, il est sûrement trop affairé à autre chose. Il fallait qu'il veille, il fallait qu'il le protège. Mais malgré lui, ses lèvres laissent s'échapper un bâillement tout juste étouffé. Et d'une pichenette, il tombe, se cambre involontairement en rejetant la tête en arrière, s'offrant à une entité imaginaire. Un gémissement indéchiffrable quitte sa gorge de vaincu, et ses doigts tentent encore durant quelques maigres secondes de se raccrocher à la réalité. A leur réalité. Rester pour lui. Veiller, le protéger. Le guérir.

    Trop tard.
    Non, lutter. Il peut rester, il ne lui suffit que d'un peu de volonté. Il est plus fort que sa condition. Il est plus fort que la mort.
    Bien sûr …

    Il jette un regard effrayé au dehors. L'astre tant redouté n'est déjà plus, et les petites créatures, heureux propriétaires de leur abri de fortune, s'éveillent. Elles n'ont pas l'air très réjouies de découvrir des intrus dans leur habitat, et déjà, leurs yeux rougeoyants se gonflent de menace. Sa main peureuse se saisit de celle de son Alter Ego et sans hésiter, il l'entraîne au dehors, sans même craindre la lumière du jour, et pénètre dans son univers subconscient.


    C'est un Laser Game géant, version améliorée par les lois improbables et imprévisibles de la Nature. Le soleil se planque derrière les nuages et nous conserve dans son champ de mire. Il a des tas de munitions à côté de lui, et il s'en donne à cœur joie pour déverser tout son stock sur nos pauvres âmes innocentes, le bougre !
    Pan, pan ! Raté, tu m'auras pas, je sais les éviter, tes rayons de lumière supersoniques de mes deux ! Pan ! Raté ! Esquive, roulé boulé sur le côté droit. Missed. Try again ! Tente le combo eh beuneu, ça rapporte plus de points ! Pan ! Pan ! Ca y est, t'as sorti l'artillerie lourde ? Tu penses pouvoir nous toucher, tu penses pouvoir nous atteindre ? Rêve pas, mon grand ! Notre amooour triomphera ! Mihaïl & Edwin, c'est une histoire hors du commun à laquelle même tes putains (Oh sorry !) de rayons ne pourront s'opposer. Lien indestructible. Relation unique, insensée. Et tu n'as rien, rien, pour nous détruire. Sors donc ta mitraillette, qu'on se marre. Et alors je te prouverai ô combien j'avais raison !

    Avec assurance, je m'adresse à toi, faisant rempart de mon corps pour empêcher quiconque, ou même quoi que ce soit de t'atteindre. Ils ne nous auront pas, tu l'entends ? Nous sommes plus forts qu'eux ! Nous sommes plus importants qu'eux !

    « Y'a quelqu'un qui tire les ficelles de ce jeu diabolique … Et t'as ma parole qu'on lui mettra la main dessus et qu'on lui fera avaler sa satanée langue à la noix. Qu'on l'écartèlera jusqu'à ce qu'il s'égosille pour nous supplier d'arrêter ! Qu'on le fera plier si fort que tous ses os craqueront sous le poids de notre amour invincible. Tu m'as promis la Lune, mais on se contentera de conquérir le monde, comme dans un jeu vidéo. Et ensuite … Tu sais ce qu'on fera, ensuite ? »

    Une pensée, une évasion, le héros s'égare et perd la boule. Pan ! Touché ! Comme une marionnette à laquelle on aurait arraché une jambe, je m'effondre dans un tas de feuilles mortes, chute douloureusement sur le dos, dangereusement exposé aux rayons mortels qui veulent ma peau. J'ai eu le réflexe de te relâcher et de te prodiguer une poussée suffisante pour que tu poursuives ta course et ne sois pas game over toi aussi, en ayant tenté de redresser le héros déchu.
    Cours, ne t'arrête pas … Fais ton courageux autant que tu le souhaiteras dans la réalité, mais épargne-moi ta bravoure dans mes songes … Et laisse-moi mourir une énième fois, j'ai l'habitude.
    Bienvenu dans mon monde à moi, sûrement tout aussi cauchemardesque que le tien …


    Le décor s'émiette, mais l'atmosphère n'est plus la même. Tout est froid, autour de lui. Même la seule source de chaleur qu'il conserve avec amour dans ses bras lui semble vide de tout réconfort. Une anormalité glaciale a gagné les lieux lors de son inattention d'une durée qu'il ne saurait déterminer.
    Mais lorsque brusquement il la sent, Elle, ses paupières se scellent sous le poids de la hantise et il précipite le corps de son protégé et le sien propre dans le fond de leur tanière. Pas ça. Plus jamais. Tout sauf ça ! De rage, de dépit, de désespoir, d'incompréhension, il le serre dans ses bras et le plaque contre la paroi, pour l'éloigner au maximum du nouveau cauchemar qui s'offre à eux. Sauf que celui-ci avait comme un arrière-goût de déjà-vu, et qu'il aurait volontiers donné tout l'or du monde pour ne plus jamais recroiser sa route.
    Tremblant, il s'interpose néanmoins entre eux deux par pur instinct protecteur. Elle aura beau faire tout ce qu'elle voudra … Ce bien-là, il ne lui laissera pas lui enlever.

    « Ne la regarde pas, je t'en prie … elle aimerait trop ça. Ignore-la. Fais comme si elle n'était pas là. Fais comme si … il n'y avait que toi et moi. »

    Suffit de faire semblant d'y croire …
    'Cause it's just another day, for You & Me, in Paradise …
    _________________

    Mihaïl Egonov



    Edwin... Reviens, ne fais pas ça, je t'en supplie ! M'abandonne pas...

    Mon corps se recroqueville davantage. La position foetale a quelque chose de réconfortant. Le front contre les genoux, je sens ma moitié s'éloigner de moi, se sauver à toute vitesse.
    Je suis tout seul à présent... Et je me sens si fragile à l'intérieur. Et puis tellement déçu... Par Lui, par moi, par Nous.
    Résigné, je n'ai pas d'autre choix que d'attendre. Je pourrais le rattraper... Mais je crois qu'il ne le souhaite pas. Que t'ai-je donc fait, pour que tu me fuies maintenant ?
    Non, je ne t'en veux pas... C'est juste que... Je me sens perdu. Suis-je idiot au point de ne pas te comprendre ? Je l'ai cru pourtant... J'ai cru que ton affection pour moi était plus forte que tout. Visiblement, la peur la surpasse.

    C'est facile de me fuir, Edwin... Ca le sera moins de t'affronter.
    Quand on aime trop, on assume.

    Je t'en prie, reviens... Je suis prêt à faire n'importe quoi si tu reviens.
    Une larme, une seule, déborde de l'un de mes yeux. Si tu savais comme je me déteste d'être comme ça... J'épprouve un tel besoin d'affection, malgré ce que j'ai toujours cru, malgré tout ce que j'ai fait pour le contrer, que je suis prêt à n'importe quoi, prêt à m'abandonner corps et âme pour en recevoir de ta part.
    Je déteste être dépendant de Toi.
    Et pourtant... c'est si bon de te serrer contre moi.

    Le Masque n'existe plus, depuis bien longtemps déjà. Je sèche la larme avec le dos crasseux de ma main et laise mon regard flou se perdre dans les jets de lumière. Le visage se détend, se fige en une absence d'expression. Ma tête est vide, et j'attends une éternité que mon corps explose.
    Un instant à déambuler dans le néant de mon esprit, de courte durée sans doute, et puis je sens quelque chose d'humide et froid chatouiller mon cou brûlant.
    Tu vois, tu ne peux pas te passer de moi, toi aussi. Plus fusionnel que ça, tu meurs.
    J'essaye de discerner la lueur qui m'est si familière dans ses yeux. En vain. Je le serre finalement dans mes bras, quand il entraine mon corps courbaturé dans les siens. Viens là, mon ange, reste là contre moi, jusqu'à la fin des temps. Serre-moi, aime-moi plus fort que tu ne l'as jamais fait.

    Plus jamais je ne te craindrai ni ne te repousserai, du moins je t'aimerai toujours à ma manière, et cette manière tu la connais sans nul doute.
    Merci, Edwin... Merci de ne pas m'avoir abandonné. Merci d'être l'unique personne au monde sur laquelle je peux compter, en qui je peux avoir une confiance entière, merci de m'émouvoir, m'attendrir et me prouver une affection sans nom, afin que je me sente vivant. Malgré tout ce qui fut et tout ce qui sera, je t'aime, bien trop certainement, et cet amour aveugle me fera toujours oublier nos zones d'ombre.
    Seule compte la lumière, la Nôtre... peu importe la durée de son éclat.

    Tendrement, je le serre encore plus fort, malgré mes forces qui me quittent. Sa fraîcheur m'apaise un peu et m'aide à supporter ce corps blessé dans lequel j'étouffe. Ses baisers sont comme des glaçons qui effleureraient mon visage.
    Les lueurs du jour dansent de l'autre côté de la brume qui fausse mon regard. Les sons de la forêt se font de plus en plus lointains. Veille donc, mon Autre, et protège-moi des fous et des monstres de ton chant si protecteur. A tes côtés, je ne crains plus rien.

    Je perds connaissance, peu à peu. Agoniser est bien agréable si c'est dans tes bras.
    Mes doigts qui serraient ta chemise, comme pour te retenir contre moi, abandonnent tout effort et se relâchent, s'étalant sur ton torse. Je ronronnerais presque, je me sens bien, là, tout près de

    Toi. Je me laisse bercer par ta voix et par la douceur de tes mains neuves. Je crois que je ne me suis jamais senti autant aimé... Tu es ma seule famille, et c'est fou ce que je l'adore, ma famille.
    Il y a tant de choses que je regrette, Edwin... mais pas de t'avoir rencontré et aimé. Je te jure que si je pouvais tout recommencer... Je ne changerai absolument rien. Même nos erreurs, car sans elles tout serait différent aujourd'hui.

    C'est avec un semblant de sourire aux lèvres que je sombre. Mon bras glisse de ton torse et se retrouve par terre. Et à la seconde où le vide se fait encore plus obscur que notre abri, je sens ton corps s'affaisser également.


    Soudain je m'écrase brutalement contre la paroi de la grotte, maintenu debout par Edwin, la seule force capable de me soutenir. Durant quelques secondes qui me semblèrent interminables, j'ai cru être mort. Je ne me souviens même plus de ce qui m'est passé par la tête, tout est sombre, vide de raison et de sens.
    J'émerge lentement de ma torpeur et enserre ses épaules de mes bras. J'ai froid, Edwin, j'ai tellement froid... Depuis qu'Elle est entrée là...

    Mon Coeur, étrangle-moi.

    Serre-moi fort, très très fort. Prends moi avant Elle. Ses bras sont glacés, rachitiques, inconfortables. Les tiens m'adorent, me caressent, je les réclame ! Etouffe-moi de la chaleur de ton amour, je ne veux pas mourir de froid...
    Ne pas la regarder. Que pourrais-je voir, de toute manière, si ce n'est Toi, Toi, éternellement Toi ? Il n'y a que ton être ici, tout fait partie de toi, Elle comme moi.
    Fais-la partir, je t'en prie, fais-le pour moi, chasse-la de notre fusion ! Elle m'a brisé, Elle m'a tout volé... ou presque...
    Ne la laisse pas me prendre tout ce qu'il me reste.

    Je me blottis contre lui, le visage au creux de son épaule, comme un gosse mort de trouille... c'est ni plus ni moins ce que je suis, en fin de compte.
    Dis, tu me protègeras d'elle, n'est-ce pas ? Tu sais... J'ai peur. J'ai peur de voir la dernière chose que mes parents ont vue. J'ai peur d'avoir envie de lui demander de m'emmener les rejoindre, j'ai peur de vouloir t'abandonner si elle ne nous emmène pas tous les deux. Garde-moi près de Toi, mon Autre, sers-moi fort, étrangle mes songes ridicules, broies mes peurs d'enfant égaré, étouffe mon désespoir, et dans un dernier soupir laisse-moi briser ce silence de Mort.

    Un râle rauque résonne dans la grotte. Sa présence est oppressante, envahissante. Qu'attend-t-elle, au juste ?
    Sombre Dame, es-tu venue pour Lui, pour moi ? Pour nous ?
    Vois comme nous sommes forts quand l'un craint qu'on lui enlève l'autre. Nous sommes capables de n'importe quoi pour rester ensemble... même de te défier.

    La curiosité prend le pas sur la peur. Juste au-dessus de l'épaule d'Edwin, mes paupières se relèvent. Mes yeux s'habituent à l'ambiance morbide et je me rends compte que la Mort n'a rien d'effrayant. Je l'observe longuement, et tout devient si clair ! J'ai l'impression d'avoir les yeux d'un nouveau-né. Premiers instants brouillés, et puis... la découverte de la réalité qu'on m'a dissimulée.
    Derrière ses longues mèches obscures qui effacent son visage anguleux, la Faucheuse nous observe de ses grands yeux bleus. A quoi pense-t-elle ?


    - S'il te plaît...


    ... Ne me l'enlève pas. Jamais.
    Mes doigts se perdent dans la chevelure d'Edwin, maintenant avec amour et angoisse son visage contre le mien. Si tu savais comme il m'est précieux...
    Un sourire se dessine sur les lèvres de la Mort. Pas un sourire malsain, rien d'angoissant, au contraire son expression me rassure. Elle se rapproche de quelques centimètres. Plus je la regarde et plus je suis certain que c'est Elle que j'ai frôlé dans la forêt tout à l'heure, avant de glisser dans le trou. Ca t'amuse de jouer comme ça avec nous ?
    Ses lèvres s'entrouvrent et Elle s'adresse à nous de sa voix d'outre-tombe.


    - Je présume que je n'ai nul besoin de me présenter... Je vous connais aussi, cela fait un certain temps que je vous guette et que vous m'intriguez tous les deux. Mais votre Heure n'est pas venue, je peux vous l'assurer. Vous m'avez prouvé cette nuit que vous méritez de survivre à cet accident, même si j'avoue qu'il m'est déjà arrivé d'en douter.


    Qu'est-ce que tout ça veut dire ? Tout ce qui s'est passé cette nuit... était une épreuve ? Et tu nous trouves encore dignes de vivre, après ce qu'il nous est arrivé de penser, de dire, de croire ? Mais pourquoi ?
    Parce qu'à chaque fois que nous prenons la fuite, nous revenons toujours l'un vers l'autre. L'un finit toujours par faire confiance à l'autre. Et malgré tous les doutes dont nous pouvons être les proies, au-delà de certains mensonges, nous nous Aimons avec un A écrasant.
    Comme c'est touchant. Nous sommes ridicules, pas vrai ? C'est peut-être ça qui ne nous tue pas, finalement.

    Tu nous accordes donc une seconde chance... Sommes nous réellement prêts à la saisir ?
    _________________


    Edwin Vanelsin


    Death we know
    Comes to all of us alive
    But all I want is you,
    All I need is you,
    All I want …

    Que cherchent donc ses yeux éteints, en ce profond instant de désespoir ? Sûrement pas la lumière, aussi abstraite fut-elle. Il a beau tenter, ses pensées refusent obstinément de s'éclaircir. C'était comme si on lui avait demandé de rire, en voyant quelqu'un mourir. De pleurer, en étant l'homme le plus heureux du monde. De vivre, alors qu'il était déjà mort. Et pourtant, la situation presse, il lui faut réfléchir, penser à toute vitesse, mettre n'importe quoi en œuvre pour La faire partir au plus vite. Il sent Mihaïl se figer dans ses bras, et il a bien tout le mal du monde à l'étreindre en retour. Comment peut-il le rassurer, lui jurer que tout ira bien, alors qu'il sait pertinemment que … ?
    Il frissonne. Tout recommence. Cette présence écrasante qu'il ne peut point apercevoir, ses longs doigts glacés qui tentent de l'effleurer, de le caresser, de l'appâter … Il ne va pas mourir, pas de la même façon ! C'est si absurde, si ridicule ! Pas encore ! Tout sauf ça …
    Tout ? Et se sacrifier pour sauver son aimé ? Revivre ce calvaire pour lui laisser la possibilité de vivre ? En était-il seulement capable ?

    Comme toujours, entre les deux, mon coeur balance. C'est mal, mais ça devient une habitude chez moi. Une sale habitude …
    Tu me supplies. Ou tu La supplies, qu'en sais-je. Ne perds pas de temps à t'égosiller pour elle, elle a déjà pris sa décision, tes supplications n'y changeront rien. Ne la connais-tu donc pas ? En t'arrachant tes parents, elle doit te paraître monstrueuse. Pour moi, elle est simplement abominable.
    Je peux bien jouer le héros une fois encore, si c'est pour toi … M'offrir tout entier sur son autel macabre et la laisser me prendre, à défaut d'avoir su nous protéger tous les deux. De toute manière, ça fait des années qu'elle me guette, qu'elle me colle à la peau.
    Excès de paranoïa.

    Mon coeur, si je t'étrangle : empale-moi.
    Dans le fond, je suis sûr que tu ne demandes que ça.

    Néanmoins, il refuse de se donner si facilement. Elle ne les aura pas, du moins pas tous les deux. Et s'il se laisse partir comme ça, son Autre lui en voudra. Il trouvera un moyen de le faire payer, au-delà de la séparation engendrée. Alors pour lui, il se doit de tenter quelque chose, n'importe quoi. Et d'espérer.

    « Mon petit frère … »

    Ces mots nouveaux ont une drôle de texture, ils lui restent dans la bouche pendant d'innombrables secondes avant qu'il ne parvienne enfin à les avaler tout entier. Petit frère. A lui tout seul. Un grand enfant à surveiller, lorsque Papa et Maman ne sont pas là. Pour l'espace d'une minute, c'est ça qu'il sera. C'est ce nouveau lien qui les unira, simplement issu de son imagination un peu trop débordante. Un rôle. Rien qu'un rôle. En apparence, tout du moins. Au fin fond de lui-même, c'est bien plus encore … Comme un fantasme irréalisé, une utopie à peine envisagée jusqu'alors. En réalité, un simple échappatoire à cette réalité qui menace de les séparer.
    Un frère. Il aurait adoré avoir un frère, celui-là en particulier. Est-ce que ça lui suffirait à ne guère penser à ce qui les attendait ? Le nouveau membre de la famille n'en a pas d'idée moindre. D'un geste tendre, il entoure ses épaules et passe un pouce réconfortant sur sa joue. Grand frère est présent … petit frère n'a plus à avoir peur des monstres. Les monstres n'existent pas. Les monstres ne vivent que dans les cauchemars, et certainement pas dans les placards.
    Mais alors … Suffit-il de ne plus rêver, pour ne guère les voir ?

    Un grand frère ne doit pas se perdre dans de tels débats. Il est modèle, il est chaleur, il est sécurité. Et il continue d'étreindre celui avec qui il partage son sang, glisse à son tour une main sereine dans ses cheveux. Il n'a plus peur, il est parvenu à s'évader en se forgeant un nouveau nom, un nouveau passé. Et c'est celui de sa Moitié qu'il a décidé d'adopter. Curieux hasard …
    Mais le sourire de fierté qui a un court instant étincelé sur son visage s'est bien vite desséché, lui aussi. Car il ne tarde pas à prendre conscience qu'il a beau user de toute l'imagination qu'il voudra, rien n'y changera. Elle ne partira pas. Elle n'est pas dans sa tête. Encore heureux, elle lui pourrit déjà les entrailles depuis si longtemps …
    Ses deux mains glissent dans les siennes, et les entravent avec une telle force qu'il menace de lui briser les os. Et alors ? Au point où ils en ont, un peu de morbide en plus, un peu de morbide en moins, qu'en ont-ils à faire ? Et comme un monstre, il sourit en repensant à cette découpe affreuse qu'ils ont partagé ensemble, quelques heures auparavant. Les mains fondant au soleil sur la chaussée, complètement déshydratées, lui apparaissent soudain comme une délicieuse merveille. Car après cela, qu'auraient-ils donc à craindre … de la Mort en personne ? Ils avaient déjà connu pire. La mort en soi n'est qu'une délivrance, un échappatoire aux autres souffrances, bien plus terrible que leur macabre représentante. Et cette pensée suffit à chasser définitivement la terreur de son être.

    Et le fou que je suis trouve enfin le courage de se retourner, pour cracher à la face de celle qui me terrifie depuis des années qu'elle pourra bien tenter ce qu'elle voudra, rien n'y changera. Tu es stupide, et si naïve. Tu ne peux rien faire ! Ne vois-tu pas que nous sommes enchaînés l'un à l'autre, que nous le voulions ou non ? Ne penses-tu pas que nous avons déjà tenté de scinder cet acier bel et bien incassable ? Les liens plient, sans cesse, mais jamais ne rompent. Ce n'est point de ma faute, ce n'est pas de la sienne non plus. C'est la fatalité qui nous a réunis. Qu'y pouvons-nous, qu'y peux-tu ? La fatalité est plus forte que toi. Nous-mêmes, elle nous englobe, nous enferme, nous détruit.
    Elle t'a mâché le travail, mais jamais tu ne parviendras à un aussi beau résultat que son propre ouvrage. Essaye, essaye donc. Nous ne sommes que le fruit d'une expérience ratée, d'une expérience de trop. Rien n'y changera. Essaye, tu verras.

    Mais lorsque son regard déterminé balaye l'entrée de leur abri d'infortune, il ne distingue rien. Strictement rien. Que de la banalité. Le soleil, les roches, la terre, un carré de ciel au loin. Aucune présence effrayante, aucun froid paralysant dans l'air. Seulement deux âmes terrorisées, dont les cœurs ne demandent qu'à être réchauffés …
    Et brusquement, tout s'effondre. L'éboulement se déverse tout autour d'eux, mais ne les atteint pas. Comme si la Nature avait passé un pacte silencieux avec elle-même, dont le seul et unique mot d'ordre aurait été … chaos. Destruction. Eradiction de toute forme de vie humaine, par le moyen le plus rapide et cruel qu'il soit. Car était-il utile de préciser qu'une fois l'abri réduit à l'état de poussière, le soleil avait tout le loisir de se gausser au-dessus d'eux deux … ?

    Et les rayons matinaux le percutent de plein fouet. Dans un hurlement d'agonie, il s'effondre dans les bras de son Alter Ego, ridiculisé à jamais. C'est fini, et le pire, c'est que ce sera cette fin qu'ils auront tant cherché à éviter qui scellera la mélodie. Cette fin tragique tant redoutée, cette impasse inévitable qu'ils avaient pourtant tant espéré contourner. Et alors qu'il se torture l'esprit à se convaincre que tout cela n'est qu'une abominable machination, il agonise, se démantèle dans ses bras et hurle à la mort comme une pauvre bête amenée à l'abattoir. De rage, il écrase ses lèvres contre les siennes et plaque son corps contre le sien qui s'effrite à la lumière de l'aube. Ou de désespoir, peut-être. Et il l'enchaîne de nouveau à lui, le force à ne pas le quitter, quoi qu'il en advienne. Ses lèvres sont brûlantes, c'est tout juste s'il les sent encore, peut-être même ont-elles déjà fondu, mais il s'en moque, plus rien ne compte. Il lui impose de poursuivre ce baiser monstrueux. Il n'est pas mort, il ne le sera jamais.

    Fin du Dernier Acte. Rideau. Néant.
    Les deux figurants n'auront pas succombé à cette tragédie. Pas complètement.


    I hate you, I hate you … So much …


    Ses yeux le brûlent, ses paupières ardentes le gênent. Il se sent tout froid, il se sent vidé. Pourtant, une atroce source de chaleur s'échappe non loin de lui, mais il a cette fière impression que plus jamais elle ne pourra l'atteindre. Avec difficulté, il redresse sa carcasse affalée dans une flaque et daigne enfin autoriser ses iris à apparaître dans la noirceur de la nuit. Et aussitôt, ils butent contre l'autre carcasse qui lui fait face, à quelques mètres à peine. C'est elle qui aura succombé à la température surélevée. C'est elle qui signera son acte de décès.
    La voiture.

    Hébété, il demeure un instant interdit devant les flammes et l'épaisse fumée qui en découle. Puis son regard glisse jusqu'à sa veste de cuir. Elle est toujours là, il ne l'a pas balancé dans le feu lorsqu'elle menaçait de lui brûler la peau. Il ne comprend pas.
    Il sourit. Il aime ne pas comprendre.

    Enfin, il se redresse entièrement et marche de travers jusqu'à la dépouille de son Alter Ego qu'il vient d'apercevoir, quelques pas plus loin. Il s'agenouille à ses côtés, passe une main sur son visage, tâte son front et, par un réflexe qu'il ne saisit guère, vérifie l'état de son épaule. Qu'a-t-elle donc, son épaule ? Il a l'air d'aller si bien, affalé au beau milieu de la route, à quelques mètres du bûcher qui a bien failli être le leur …
    Ce qu'il vient de se passer, c'est bien le cadet de ses soucis. Il se souvient de l'accident, de son inattention fatale, des tonneaux qu'ils ont enchaîné. Le reste est flou. Des bribes de souvenirs lui parviennent, mais il se fait violence pour ne pas les analyser. Là-bas, au loin, il vient d'apercevoir deux lueurs réconfortantes. Leur ticket de retour vers une tranquillité bien méritée.

    Sans prendre le temps de plus détailler l'état de santé de celui qu'il affectionne tant, il le soulève dans ses bras et le serre contre lui, puis marche à travers la pluie et s'arrête sur le bas côté, là où le chauffeur ne pourra pas les manquer. Et par le comble de l'évidence, alarmé par les flammes et par leur crépitement, il s'arrête non loin et lui fait signe d'approcher, l'inquiétude peinte sur le visage. L'immortel ne se fait pas prier, et serrant avec précaution le corps de son protégé contre lui, rejoint la vitre baissée et scrute le visage du mortel alarmé.

    « Qu'est-ce qu'il se passe, vous êtes blessé ? Vous voulez que j'appelle les secours ? Votre ami ! Votre ami, il n'est pas … »

    « Il est seulement inconscient, le choc nous a beaucoup secoué. J'ai quitté la route des yeux, un coup de foudre est tombé face à nous, j'ai rien pu faire … La voiture a fait des tonneaux, mais heureusement, a décidé de nous éjecter avant le pire. Je peux monter ? Il tremble … »

    Il lui adresse un sourire confiant, et après son accord, s'engouffre dans la voiture et prend place sur la banquette arrière, allongeant son Alter Ego à ses côtés de la manière la plus confortable qu'il soit. Avec toute la délicatesse du monde, il amène son visage jusqu'à ses cuisses qu'il cale le plus soigneusement possible. Puis il redresse la tête et tombe de nouveau nez à nez avec le mortel, dont l'inquiétude ne s'est guère dissipée durant son installation. Il reluque le corps immobile avec de grands yeux peu rassurés, et les syllabes se bousculent dans sa bouche lorsqu'il le désigne du doigt.

    « Vous voulez … vous voulez que je vous dépose à l'hôpital ? On est assez loin de la ville, mais je peux vous y emmener. Je ne voudrais pas que … qu'il lui arrive quelque chose. Il souffre sûrement, vous croyez pas ? Vous n'avez pas l'air de vous en faire … Et vous, vous allez bien ? Vous n'avez pas mal ? Mon Dieu, c'est terrible … »

    « Détrompez-vous, il n'y a rien de terrible. Je jugerai de son état lorsqu'il se réveillera, ne vous inquiétez pas pour nous. Roulez pour le moment, je vous arrêterai. D'ailleurs … je vous remercie de l'avoir fait, lorsque vous nous avez aperçus. »

    Le conducteur lui réplique poliment que c'était la moindre chose, mais déjà, l'immortel n'écoute plus et son regard chute jusqu'au visage de Mihaïl. Il réprime un sourire en faufilant ses doigts dans ses cheveux, se penche discrètement sur lui pour lui embrasser le front lorsqu'il sent le moteur vibrer et le mouvement s'enclencher. Sa main froide serre la sienne inerte, et une pétillante lueur d'espoir scintille au fond de ses prunelles alors qu'il se délecte de sa simple présence.
    Il va bien, il ne peut qu'aller bien. Lui-même se sent si léger, si libéré ! Comme s'il venait d'échapper à la pire des malédictions, au plus redoutable des fléaux. Qu'était-ce donc, au juste ?
    Et après tout, quelle importance …
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