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     32 - Love kills.

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    AuteurMessage
    Atticus

    Atticus

    Messages : 203
    Date d'inscription : 08/01/2011
    MessageSujet: 32 - Love kills.   32 - Love kills. EmptyDim 9 Jan - 16:49
    Mihaïl Egonov
    (suite de Another Day in Paradise)


    M'écouter dormir... ? Ou plutôt... m'écouter mourir ?

    Mes songes ne seraient qu'acides cauchemars que j'enroberais de bonheur en te les narrant.
    Je suis... je ne suis plus là, Edwin. Je suis à des milliers, des milliards de kilomètres de Toi, j'ai fui comme un lâche, je suis... désespéré.
    La vie sans Toi, c'est comme un trou noir qui dévaste tout. Et je suis déjà si loin... Tellement loin que je me sens déjà désintégré. Je n'ai même plus la force, ni la volonté de revenir.

    Tout ce qu'il me faut, c'est... mourir. J'ignore si tout sera plus clair ensuite, mais tout ce que je veux, c'est ne plus être le même.
    Je n'ai pas d'autre choix...

    Bientôt... Je ne serai plus là. D'ailleurs, c'est comme si j'étais déjà parti.
    Il y aurait le moindre espoir, j'y mettrais fin, coûte que coûte.

    L'espérance est devenue une saleté de poison. Le temps est venu de la désintoxication.





    - LOVE KILLS -



    Une semaine plus tard, à Vampire's Kingdom.


    H - Quatre-vingt-dix minutes.
    La Réponse devient l'Obsession.

    Animé par un unique objectif, l'androïde qui a désintégré mes restes humains m'ordonne d'avancer. Quand bien même je serais mourrant, il ne m'accorderait aucun répit. Je DOIS savoir, et je ne reposerai en paix que lorsque je détiendrai cette putain de réponse !
    Je erre en ville depuis des jours, déambule comme un spectre dans les couloirs du manoir, à Sa recherche. Et que ferais-je, lorsque je l'aurai trouvé ? Je l'ignore... Je ne sais même plus si j'ai envie de le tuer.
    Une fois de plus.

    Je n'ai plus de conscience, et mon coeur est mort. Peu importe le malheur que je répands autour de moi, je n'en ai plus rien à faire.
    Je suis seul, et je sombre. Etrangement, je me déplace dans le noir comme s'il m'était devenu familier. L'égocentrisme a du bon, je n'ai pensé qu'à moi durant ces derniers jours, et j'en sors plus fort ! Barjo, mais plus fort ! Fort de rage, recouvert par mes rêves noirs et visqueux, je règne sur le Mal en moi de manière triomphante !
    Tu n'aurais jamais dû me laisser seul. Souffre de ta propre absence auprès de moi. Maudis-Toi en retrouvant ma carcasse vide dans un coin de rue. Je crèverai seul, sans Toi. La seule partie de moi qui demeurera en vie, ce sera Toi. Edwin.
    Et Toi, par contre, je t'emmène avec moi. François.
    Vous ! Vous deux... Rêve & Cauchemar... Vous en serez certainement heureux. J'en suis sûr ! Qui de vous deux supporterait encore de vivre avec un monstre comme moi ? Et qui serait satisfait de crever avec moi, après avoir réclamé et assouvi sa vengeance durant deux interminables années de souffrance ?!

    Je peux pas. Non, je peux pas continuer à me chercher un bonheur illusoire dans ce monde, c'est trop dur... J'ai besoin de cette foutue réponse, j'exige de savoir... si mon cauchemar est encore en vie. François, oui, vous avez bien compris. Comment ?... Mais si, je l'ai tué ! Je vous l'ai déjà raconté des dizaines de fois. Seulement... A l'avenir, ne croyez plus à ce que je vous dit.

    Il est vivant... Quand je me meurs, je le sens.


    H - Une semaine.
    A la quête d'une once de raison.


    A notre retour de cette étrange excursion hors de la ville, Edwin et moi avons rapidement compris combien une éventuelle entente entre nous serait surréaliste. Il a quitté Vampire's Kingdom pour se réfugier à Londres, loin de ses douleurs. Et moi, je suis resté là, seul. Même ma conscience m'a abandonné.
    J'étais seul et je me posais des questions... Beaucoup trop de questions. Ce genre de questions qui vous retourne le cerveau en quelques secondes et vous supplie ensuite "non, non, ne te jette pas du balcon"...
    Du coup, je me suis jeté sous la première dent longue venue. Une parfaite inconnue croisée dans un couloir à qui j'ai demandé de faire de moi ce qu'elle voulait. Pour ne plus être seul, j'étais prêt à frôler la mort, et plus encore.
    Mais elle m'a tant pris en pitié qu'elle s'est contentée de me donner une dernière dose de plaisir avant de disparaître à l'autre bout du couloir.

    Au fond, tu avais raison, Edwin. Le problème ne peut venir que de Toi. N'importe qui peut faire de moi ce qu'il veut... sauf Toi.
    Mais ce que tu ne comprends pas... C'est qu'il en est ainsi, parce que tu es la seule personne au monde qui compte pour moi... Parce que j'ai honte de moi, si honte que je m'interdis d'être digne de Toi.
    Tu ne comprendras pas. Il n'y a rien à comprendre. Moi même je ne me comprends pas, ça date pas d'hier.

    Pour revenir à ma carcasse avachie sur le tapis... je me serais laissé choir et mourir au beau milieu de ce couloir si un nom ne m'avait pas sauvé la vie.
    Un simple nom m'a fait l'effet d'un électrochoc lorsqu'il s'est glissé dans mes oreilles. Je ne me souviens plus qui l'a prononcé, ça n'a pas d'importance. Mais il a injecté assez de motivation dans mes veines pour me relever et attiser ma curiosité...

    Morel. Un nom que les cauchemars ont souvent rappelé aux souvenirs. Ce nom se glissait dans ma bouche pour franchir mes lèvres et résonner dans la cage d'escalier, lorsque la concierge de l'immeuble entrouvrait la porte pour me demander qui je venais voir aussi tard. Je grimpais les escaliers jusqu'au dernier étage pour pénétrer l'appartement de Monsieur Morel. Deux fois par semaine, un whisky m'attendait sur la table basse, et l'éternel grand sourire de l'élève accueillait le professeur.
    François Morel était l'un de ces rares êtres humains en qui j'avais une confiance aveugle... jusqu'à me rendre comptre que derrière mon plus proche ami se cachait sournoisement mon pire ennemi.

    Ce nom ne m'a pas laissé insensible. J'en étais venu à penser que j'avais inventé l'existence de ce diabolique personnage, et puis soudain, un frisson a parcouru mon corps... et j'ai voulu en savoir davantage. Sans vraiment savoir ce que je faisais, j'ai parcouru les rues et les couloirs, dévisagé le plus de gens possible, sans jamais le trouver. Et pourtant j'avais l'impression de le voir à chaque fois que je tournais la tête. Chaque sourire sur un visage était le sien, chaque rire également. Tous ceux que je croisais portaient des cheveux blonds en pagaille, et lorsqu'on me frôlait j'en frissonnais d'horreur.
    J'ai laissé vagabonder mon esprit tordu, Dieu sait que je n'aurais sûrement pas dû. Je me suis persuadé qu'Il était finalement bien réel... et que je ne l'avais jamais fait brûler sous le soleil. Dès cet instant, tout devint clair.

    J'ai toujours senti sa présence ici, sans parvenir à l'expliquer. A chaque tournant de couloir, je me suis attendu à le voir. La seule explication logique à tout ça, c'est qu'il m'a fait croire à sa mort par le biais d'une illusion, certainement. A l'époque j'ignorais qu'un vampire pouvait posséder de tels pouvoirs.
    Ca veut dire qu'Il est là, quelque part... et qu'il me surveille, depuis deux ans ! Pourquoi a-t-il fait ça ? Par amour, sans doute... Il savait que je ne lui offrirais jamais le mien, et s'est résigné à me laisser partir, gardant un oeil sur moi.
    Ca ne peut être que ça.
    J'ai tout compris, pourriture, je vais te traquer, et te retrouver... Tu n'es pas loin de moi, je le sais !

    J'ai erré pendant plusieurs jours, dans la foule. Je ne me souviens même plus avoir dormi, ou m'être même nourri, je me trainais comme un cadavre en ayant l'impression que mon ombre marchait plus vite que moi. Je suis finalement rentré chez Edwin, épuisé, vidé. Changé.
    J'avais besoin de réconfort, et j'ai refusé qu'on s'en donne. L'un comme l'autre, nous semblons maintenant ne plus pouvoir nous aimer... Overdose ?

    Je ne fais plus que nous détester. Je crache sur notre romantisme, et je finis par vomir mes sentiments pour Toi, avant d'être secoué d'abominables tremblements de manque.
    J'ai tellement besoin de Toi... si tu savais...

    Tu le sais. Et ça te répugne aussi.



    H - Quatre-vingt-dix minutes.
    Retour aux origines.

    Je viens de voler la liste des locataires du manoir, dans le bureau de l'accueil. Il y a quelques jours, je n'ai pas été assez lucide pour y penser.
    Et dans le registre, j'ai trouvé François Morel. A vrai dire, je n'en doutais plus.
    Je me dirige à présent vers son appartement, au pas de course. Je me répète son adresse des centaines de fois pour ne pas me tromper. J'ai mal au coeur, mal à l'âme, mais j'avance, je veux savoir, c'est vital.
    Si tout ne fut qu'illusion il y a deux ans, j'ai tout à refaire. Je dois être sûr, je dois le retrouver ! L'envie de meurtre est de loin surpassée par un besoin vital de preuves de sa présence.

    Lui... Il m'interdira de tout T'offrir, et de prendre soin de Toi, tant qu'Il sera là.
    Lui... moi... Je ne suis pas moi... Je ne suis rien sans Lui. Sans Toi non plus. Mais il y aura toujours Lui, entre Toi et moi.

    Edwin, Mihaïl... & François.

    J'entre sans même frapper. Et mon regard ne quitte plus la moquette, comme hypnotisé. Statufié, adossé contre la porte refermée, les lèvres entrouvertes, je fixe simplement la moquette. Tu deviens maboul, me direz-vous ! Mais non... Vous ne savez pas... Vous ne comprenez pas.
    C'est sur cette moquette-là que j'ai répandu les cendres de François. Oui, c'est bien dans cet appartement que je l'ai tué... Ici-même, où je n'ai d'ailleurs jamais remis les pieds depuis la rencontre d'Edwin.

    Deux pieds nus s'avancent sur la moquette. Je relève la tête, lentement, et ma bouche se fait béante, immédiatement explorée par une langue froide.
    Mon coeur bat la chamade, je me sens pris de vertiges. Ses cheveux blonds m'aveuglent. Le contact de sa peau me rappelle tant de mauvais rêves et de souffrances. J'ai retrouvé mon cauchemar.
    François libère mes lèvres et s'éloigne pour me regarder de la tête aux pieds.

    - Je n'arrive pas à y croire... Toi, enfin... Comment as-tu deviné que j'étais là ? me demande-t-il avant de rire doucement, un sourire aux lèvres. J'ai pourtant été très discret ! Allez viens, assieds-toi... Je te sers un verre ? Whisky je suppose ?

    Sans volonté, comme piégé dans un état second, sous le joug de sa manipulation, je m'avance, et m'installe dans un fauteuil, séparé de lui par la table basse et nos deux verres qui se remplissent. On jurerait deux vieux copains qui s'apprêtent à se souvenir du bon vieux temps...
    Crispés, mes doigts rentrent leurs ongles dans mes genoux.

    - Tu... tu m'as... détruit... Et c'est tout ce que tu trouves à dire ? Tu aurais pu... Pourquoi tu m'as fait ça ?! J'ai tout perdu, à cause de toi...

    - Et toi tu aurais pu accepter d'être heureux avec moi, déclare-t-il sur un ton un peu mélancolique. Tu imagines ce que nous aurions pu vivre si tu m'avais aimé ?

    Je refuse d'imaginer.
    Je le regarde boire d'une traite le contenu de son verre. Il semble si sûr de lui, il n'a pas changé d'un pouce depuis tout ce temps passé...

    - Je n'ai jamais osé te révéler ma présence. Mais en découvrant combien tu étais souffrant, je t'ai laissé quelques indices, nous nous sommes aperçus à quelques reprises, parce que je voulais que tu viennes à moi de ton plein gré. Et cette nuit tu as enfin compris.

    Il se lève, se déplace dans le salon, tournant autour de moi, effleurant ma douleur. Et alors que je le quitte enfin du regard, j'aperçois enfin un poignard déposé sur la table basse, juste à côté des verres. Une arme qui n'a rien à faire là, et pourtant, c'est tout à fait ce que j'avais besoin de voir...

    - Cette nuit, Mihaïl, nous pouvons tout recommencer... Je sais ce qu'il te faut, fais-moi confiance ! Je vais te donner ce bonheur auquel tu as tant souhaité accéder, et qu'Edwin n'a jamais su te procurer.

    Soudain, je me lève du fauteuil. Lui adressant le regard le plus noir qui soit, je garde à l'esprit le poignard sur la table, dont je compte bien faire usage.

    - Edwin vaut bien mieux que toi ! Espèce d'ordure, tu n'es pas digne de prononcer son nom... Tu n'as fait que mon malheur, et je ne te laisserai pas le loisir de te rattraper. Tu as tout fait de travers, tu m'as trahi, tu as fait de mon frère un vampire pour lui faire du mal... Et c'est comme si tu me torturais encore !

    Tout à coup, François se jette sur moi. Les verres se brisent, le whisky se répand sur le sol. Mon corps s'écrase de tout son long sur la table basse, maîtrisé par le vampire à califourchon sur moi. Le poignard que je convoitais se retrouve dans sa main, et c'est horrifié que j'entends rire mon ennemi. Pétrifié par cette situation désespérante que je n'ai jamais pu oublier.

    - Tu n'as pas changé, Mihaïl... Toujours autant de jolis mots dans ta bouche, qui ne m'ont pas manqué. Déteste-moi, si tu n'es capable que de ça ! Mais c'est alors la dernière chose que tu feras... Si personne ne peut espérer le moindre sentiment positif de ta part, tu ne sers plus à rien. Même l'amour, avec toi, devient une plaie ! Crève, charogne, crève maintenant, tu pourris depuis déjà trop longtemps !!

    Brusquement, le poignard s'enfonce au creux de mon ventre. Et se glisse à mon oreille un dernier murmure :

    - C'est bien ce que tu voulais ? Dis-moi si je me trompe...

    Non, t'as raison. C'est parfait.
    Merci, François...

    Le poignard se retire de mon corps. Mon sang coule déjà à flot. Mon corps tremblant subit une série de spasmes. Je vais mourir, et je n'ai même pas peur.
    Une absence, et puis je me rends compte que François a disparu. J'entends le grincement de la porte d'entrée, puis une voix de femme. Un contact glacé à l'emplacement de ma blessure. Affaibli, manquant déjà cruellement de sang, j'entrouvre les paupières pour regarder l'inconnue tenter de comprimer la blessure, ce qui m'arrache un hurlement de douleur. Laisse-moi, vas-t'en !! Qu'est-ce que tu fais là ?!
    Une autre voix. Un homme. Ce n'est pas François.

    Et puis plus rien. Le vide.


    H - Soixante-dix minutes.
    L'agonie sera lente.
    _________________

    Edwin Vanelsin



    ______Mon p'tit bonhomme,

    ______L'envie m'a pris de t'écrire, je crois bien que tu me manques un peu. Il ne faudrait pas le dire à Nounch, il en serait sûrement fâché, même s'il ferait tout pour que je n'en sache rien. Il est ici avec moi, tu sais. Il m'a rejoint, et nous passons un moment formidable. J'avais besoin de me retrouver quelques jours avec lui, à Londres. Tu te souviens, une fois, je t'avais dit que je t'y emmènerais ? Je réitère. Il faut vraiment que tu vois cela de tes propres yeux. J'aimerais te faire visiter, te montrer où j'habitais, te parler de l'Angleterre, te faire passer par les chemins que j'empruntais, par les magasins où j'aimais aller. Il y a une énorme pâtisserie pas loin de l'hôtel où nous logeons, je suis sûr qu'elle te plairait. J'ai fort pensé à toi en passant devant.
    ______J'espère que tu ne m'en veux pas trop de t'avoir laissé seul là-bas. Suis-je bête … bien sûr que tu m'en veux. Et tu as raison, il ne faut pas me pardonner pour ce nouvel élan de lâcheté qui m'a emporté loin de Toi, loin de nous. Mais, nous n'avions plus le choix, tu le sais bien. Et je pense que c'était la meilleure chose à faire. Ici, je me ressource, et je pense de temps en temps à toi. Ça me fait du bien, ça ne me blesse plus. Je pense à ce que tu pourrais être en train de faire, si tout se passe bien, si tu ne me détestes pas trop. Bien sûr que tu me détestes. Moi aussi, tu sais. Ceci dit, à présent que je me suis arraché à ta présence, je prends conscience que, sans toi, je n'arriverai jamais à rien. Finalement, peut-être bien que tu m'es indispensable.
    ______Prends bien soin de toi. Je te ramène des pancakes, et des tas d'autres choses. Je reviens bientôt, c'est promis.

    ______Je t'aime, à l'infini.


    Le silence retomba lorsque la plume cessa de gratter le papier. Il écrivait toujours à la plume, il refusait de se faire à ce bout de plastique qui lui aurait pourtant permis de rédiger bien plus vite. Dans leur chambre, seul le fracas de l'eau contre les parois de la douche, au travers de la cloison, témoignait de leur existence. Il regarda la lettre avec amour, en caressa un moment l'enveloppe avant de la cacheter et de quitter la pièce pour aller la poster au dehors.
    Il faisait froid, si froid. Il le sentait bien, mais sa peau ne vibrait plus. Il ne trouva même pas l'envie de le regretter. La boîte aux lettres avala l'enveloppe d'un blanc cassé caractéristique de son style, et il tourna simplement les talons, le sourire aux lèvres. C'était vrai, il lui manquait, mais il ne fallait pas trop y penser. Anouchavan serait déçu, et puis … lui-même n'était pas certain d'en avoir envie.
    Il remonta bien vite retrouver son parent, et en oublia presque ce parchemin qu'il venait d'abandonner dans la Nature, sans se douter du sort que cette dernière lui réserverait.


    Le chauffeur était heureux. Encore un dernier voyage, et il serait en week-end, il pourrait enfin pleinement se consacrer à sa femme et à ses deux bambins. Leur photo était accrochée au rétroviseur ; de temps en temps, il y jetait un coup d'œil et souriait pleinement. Encore un trajet, un seul, et il pourrait les serrer tous trois dans ses bras. Ne plus penser à ce drôle de bonhomme pour lequel il acheminait le courrier en provenance de toute l'Angleterre, et qui prétendait ne pas pouvoir dévoiler sa destination finale. Il avait toujours trouvé cela étrange, avait même parfois tenté d'en apprendre plus sur cet endroit qui lui était interdit, mais avait finalement renoncé. A quoi bon, après tout ; ce soir, il serait en week-end ! Il ne lui restait plus que quelques dizaines de kilomètres à parcourir, et il en avait fini !
    Le moteur de la camionnette toussa. Comme l'on caresserait une brave bête, il tapota son volant, l'encourageant ainsi silencieusement à ne pas rendre l'âme un peu trop tôt. Elle était vieille, cette voiture, il faudrait qu'il la change bientôt. Plus tard, oui. Pas aujourd'hui, surtout pas. A vrai dire, il s'en moquait bien de cette vieille caisse, il songeait à autre chose. Il pensait à sa femme, à la délicieuse soirée qu'ils passeraient lorsqu'il rentrerait du boulot. Il l'imagina, dans sa jolie robe de satin. Il sourit. Fort. Trop fort. Son sourire l'aveugla, et il vit le virage. Tard. Trop tard.
    Les pneus crissent, la camionnette chute. L'eau s'imprègne dans le véhicule. Le papier se gorge d'eau. La lettre d'amour se meurt, asphyxiée.
    Quel dommage.


    La porte s'ouvre à la volée, et l'immortel regagne sa demeure, gai comme un pinson, ravi comme un vacancier qui reviendrait tout juste d'un fabuleux séjour. Il chancelle sous le poids des sacs qu'il transporte, et manque de s'étaler en butant, une fois de plus, contre la table basse à laquelle il ne porte pas la moindre attention. Il décharge le contenu de son trésor sur le canapé, envoie son sac dans sa chambre et entreprend de trier tout le reste.
    Pour lui faire plaisir, il a dépensé sans compter. Il en a sûrement trop fait, il en a bien conscience, mais peu lui importe ! Il a tant acheté que parmi ses trouvailles, il y en aura au moins une qui plaira à son aimé ! Ce n'est pas parce qu'il a pris la résolution de ne plus jamais poser la main sur lui que le désir de le combler d'un semblant de bonheur s'est évaporé. Il l'a cru fut un temps, mais l'amour est revenu et a bien vite submergé la haine. Certes, la rancune est tenace et s'accroche à son être en refusant de lâcher prise, mais sa gentillesse a su percer cette fragile coquille d'insensibilité qu'il s'est imposée.
    Après tout, il l'a abandonné aux bras de la solitude une semaine durant, alors, il lui doit bien ça.

    Le prénom de son aimé résonne dans le salon, tandis qu'il déballe le contenu de ses souvenirs. Il lui a trouvé une merveilleuse paire de chaussures, toute de cuire faite, il n'a pas résisté. Oh, et cette brosse à cheveux ! Il est sûr qu'elle lui plaira. Une meringue au citron, pour se faire pardonner de son absence qu'il espère ne pas avoir été trop longue. Un ouvrage de littérature française, qu'il a osé ouvrir et auquel il n'a pas compris un traître mot. Mais le titre sonnait bien, et le nom de l'auteur aussi. Mihaïl aimera sûrement. Baudelaire, Les Fleurs du Mal. Il le pose à côté de la paire de chaussures. Il appelle de nouveau son aimé. Il sait bien qu'il n'est pas là, mais entendre son prénom résonner dans sa bouche lui fait le plus grand bien. Et comme personne n'est présent pour répondre à son appel, alors il n'a pas à se sentir coupable de le faire.
    Il extirpe finalement la trouvaille dont il est le plus fier, et dont il doute pourtant le plus de l'accueil que l'intéressé lui réservera. Un bijou. Un collier sûrement, à en juger par la taille. A vrai dire, il n'en sait trop rien, mais lorsqu'il l'a aperçu au travers de la vitrine, cela n'a pas fait l'ombre d'un doute : il le lui fallait. La couleur elle-même est difficilement définissable. Perchée entre le bleu et le violet, elle est froide. Les formes dont il est orné lui rappellent celles qui encerclent le bras de son aimé. L'objet n'est ni chaîne, ni pendentif ; il est un curieux mélange des deux. Même la matière ne lui est pas familière. Au toucher, elle est glacée, mais il doute que ce soit réellement du métal. Et puis, de toute manière, au contact de Sa peau, elle se réchauffera. Au pire, s'Il ne l'aime pas, il le gardera pour lui. En souvenir.

    Il délaisse le reste, plonge le bijou dans sa poche, et daigne enfin se redresser, car l'inquiétude commence à le ronger. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Le décor reste silencieux, les meubles lui parlent à peine. Comme si personne n'avait vécu là durant son absence, ou presque. Serait-il possible qu'il se soit enfui ? Non … Son odeur toute chaude persiste dans la pièce. Mais alors, qu'a-t-il fait ? Pourquoi le sol suinte-t-il de mal-être et de paranoïa ? La peur le gagne. Effrayé, il fait le tour de l'appartement, passe par sa chambre, scrute son armoire, regagne le salon, rejoint la salle de bain, puis le salon de nouveau … Il a peur, il ne comprend pas …

    Et puis, enfin, il remarque ce petit bout de papier, planté en plein milieu de la table basse, soigneusement placé en évidence. Son œil aurait dû être attiré bien plus vite par cette couleur d'un blanc mortuaire, qui dénote avec la chaleur que dégage le bois. D'un mouvement rapide, il se baisse et s'en empare. Il le lit. L'écriture est féminine, et lui demeure inconnue. Il le déchiffre. Les lettres sont fines, peut-être un brin apeurées. Il relit. Et il tourne de l'œil.


    Hôpital.
    Troisième étage, aile ouest.
    Chambre 354, au fond du couloir.
    Venez vite.


    « Mr.Vanelsin, c'est vous ? On m'a dit que vous viendriez. C'est ici. Souhaitez-vous que je vous accompagne ? Au cas où, je reste là, derrière la porte. Venez me chercher s'il y a un problème. Monsieur … ça va ? Vous savez … »

    « Il n'y a aucun espoir, n'est-ce pas ? »

    De toute manière, il n'y en a jamais eu, alors il débite ça comme il parlerait de la pluie et du beau temps, sur le ton le plus neutre possible. Comme si tout cela ne l'atteignait pas, comme s'il était étranger à cette situation. La vérité, c'est que tout est flou, tout lui semble si lointain, si irréel. Depuis bien longtemps, il savait que ce moment arriverait, et il s'y était plus ou moins préparé. Mais jamais il n'aurait cru qu'il devrait y faire face si vite …
    Le médecin se tait, son visage se morfond en une drôle d'expression confite qui ne lui apparaît qu'à moitié au travers de son voile embué. Les larmes ne coulent pas, elle stagnent, comme déjà figées dans le temps, comme condamnées à ne jamais pouvoir s'exprimer. Jamais il n'aurait dû remettre les pieds ici. Il aurait tout donné, tout, pour que ça se passe autrement. Là, c'était trop dur, trop brutal. Ses perceptions du monde sont altérées, sa compréhension amoindrie. Pourquoi ? Pourquoi maintenant, pourquoi si vite ? Pourquoi …

    « Je suis sincèrement navré. »

    Non, il ne l'est pas. Il saisit bien toute l'ampleur et le désarroi de l'homme en face de lui, mais il ne l'est pas. Il lui dit ça parce qu'il le doit, parce qu'il n'a pas le choix. Parce que c'est son boulot. Parce que dans ses principes, il ne pouvait tout bonnement pas rester silencieux, et lui mentir. Lui, il sait. C'est son métier, il sait, et puis, il a vu le patient, il l'a examiné. Il y en a eu des tas avant lui, et il sait qu'il ne s'en sortira pas. Il a perdu trop de sang, la blessure est irréversible. Et malgré le chagrin de son seul et unique visiteur, il se devait de lui dire la vérité.

    « Je vous attends ici. Allez-y. Je suis sûr que savoir que vous êtes là lui fera plaisir. »

    A ces mots, l'immortel lève un regard complètement vide de sens vers cet homme qu'il ne connaît pas, mais dont il ne pourra jamais oublier le visage. C'est lui. C'est lui qui lui a annoncé la fin. La fin de ce Nous qu'il n'auront jamais su conjuguer, la fin de l'espoir, la fin de tout. Il n'y peut rien, il fallait bien que ça arrive un jour. Il fallait bien …
    La mine déconfite du médecin d'ores et déjà enfoncée dans sa mémoire, il obéit et se défile à sa vision. Il se sent étrangement flegmatique, sûrement beaucoup trop. Il ne sait pas quoi penser, il n'y parvient même pas. Tout ce qu'il sait, c'est que c'est encore trop tôt, bien trop tôt.

    Il est au-dessus de lui, il surplombe son corps endormi. Et il s'en veut terriblement. Parce qu'il croyait qu'il aurait su quoi lui dire, su quoi faire, à ce moment-là. Souvent, il y avait pensé, et s'était imaginé lui parler, lui chuchoter à l'oreille pour le rassurer, le presser contre sa poitrine pour le sentir contre lui jusqu'à son dernier souffle. Il avait cru qu'il en serait capable. Mais là, non. Il peut à peine le regarder, admirer ses joues frémissantes pendant qu'il en est encore temps. Il sent bien que son aimé se trouve à des lieues de l'hôpital, et il n'ose le ramener à la réalité. Il ne sait même pas quoi lui dire, et il n'ose même pas le toucher une dernière fois. Pourquoi donc, pourquoi faire ? Même dans sa mort, il ne le mérite pas.
    Une larme échappe à sa vigilance et s'écrase sur la lèvre de son aimé. Pétrifié, il se crispe, terrorisé à l'idée que ce contact ne trahisse sa présence. Cette imprudence lui donne envie de l'embrasser, plus que tout. Une dernière fois. Il est horrible, comment peut-il penser à ça, alors que son Autre se meurt ? Dans le fond, il est persuadé que c'est ce qu'Il a toujours souhaité. Il se remémore avec difficulté son ancienne tentative de suicide, et un sanglot manque de s'échapper de sa cage thoracique. Il jette un regard mauvais à cette machine à laquelle Il est relié, qui plonge ses tentacules en lui, et lui apporte encore un soupçon de vie. L'envie qui le prend de l'arracher est monstrueuse … mais isolé de toute lucidité, il ne parvient à agir, de quelque manière que ce soit.

    Ses petites mains s'approchent finalement de son visage, sans l'effleurer. Il en caresse les traits à distance, rien que pour en percevoir la chaleur. Une fois, rien qu'une fois. La dernière. Même pour aujourd'hui, il ne le touchera pas. Il a promis ; de toute manière, il n'ose pas. Il ne sait ce qu'il a le droit d'oser. Il est effrayé à l'idée de savoir. Doit-il pleurer ? Peut-il pleurer ? Doit-il hurler, et se mutiler, se tuer à son tour, pour le suivre au-delà de la Mort, comme il le lui a toujours promis ? A présent qu'il se retrouve au pied du mur, il n'est même plus certain d'être capable de respecter cette décision finale. Le Paradis n'est pas fait pour eux, de toute manière. Ni pour l'un, ni pour l'Autre. Et il a peur d'errer en enfer pour l'éternité en sa compagnie …
    Son pouce suit le dessin de ses lèvres, à quelques millimètres de sa peau. Après tout, il n'y a guère besoin d'un contact physique pour l'embrasser. S'il le désire de toute son âme, son aimé le saura, il n'en doute pas.

    Sa mémoire le fouette vivement, mettant fin à cet élan de tendresse incongrue. D'un geste machinal, il extrait le bijou de sa poche et le fait circuler un instant entre ses doigts, le regard vague, vidé. Sans trop savoir quoi en faire, il le contemple, désabusé. Puis le place instinctivement au creux du poing de son aimé, évitant le plus soigneusement possible tout contact entre leurs deux peaux. Mihaïl n'en voudrait sûrement pas, de toute manière. Comme il ne voudrait peut-être pas que son soit disant protecteur reste à son chevet jusqu'à la Fin. Leur Fin.

    A quoi bon savoir quoi entreprendre ? Il n'y a plus rien à faire, de toute manière …

    Son corps et son âme s'écrasent face à celui qu'il aura trop aimé, trop longtemps. Il se prosternera devant lui jusqu'au bouquet final, pour lui prouver que même dans la Mort, Il sera rayonnant et ne cessera de l'éblouir.
    Car il ne peut en être autrement. Et il aimera son petit bonhomme jusqu'à la fin des temps.
    _________________

    Mihaïl Egonov


    Ton p'tit bonhomme... Jamais ne sera grand.


    H - Trente minutes.
    Figé dans le Temps. Empêtré dans une espèce de rêve brumeux, à l'écart de mes cauchemars.

    Quelque part. Peu importe où.
    Un long couloir, de la lumière au bout. J'aurais souhaité quelque chose d'un peu plus original.
    Je marche durant une éternité puis, fatigué, m'assieds sur une espèce de grosse caisse en bois, qui n'a rien à faire là. M'adossant au mur, je soupire longuement, étonnament calme. Au loin, du côté d'où je viens, je peux encore percevoir les pulsations régulières d'un coeur. Le mien.
    J'avais presque oublié son existence.

    La Mort vous dévoile ce que la Vie vous a dissimulé.
    Sous ma carcasse de grand barbu frigide, j'ai huit ans. Des cheveux plus noirs que la nuit qui s'éparpillent sur mon crâne, chaque mèche semblant vouloir fuir sa voisine. Des petits doigts potelés, ridicules, qui ne feraient même pas le tour du manche de mon violoncelle. Des joues rondes, un nez en trompette, des cicatrices aux genoux, et la cerise sur le gâteau, une toute petite voix qui ne daigne même pas donner écho au "Hého" murmuré à l'égard du couloir.
    Je commence à tapoter sur la caisse, impatient. Qu'est-ce que je dois faire ici ? Réfléchir au sens de la vie, à ce que j'ai fait de la mienne ? Je sais pas, mais... Tout ce dont j'ai envie, là, c'est d'un fondant au chocolat.

    Il n'y a rien à résumer. Parce qu'il n'y a jamais rien eu. Pendant longtemps, j'ai attendu ce moment-là, sans vraiment pouvoir maîtriser cette envie d'en finir.
    La vie était tout autour de moi et je m'en protégeais, parce qu'elle me faisait peur. La vie a toujours été une salope à mes yeux, se laissant prendre à coeur joie par la Mort, sans aucune dignité. Elle a détruit ceux que j'aimais, et j'aurais préféré qu'on ne me l'offre pas, pour que celle de mes parents soit plus belle.
    Parait que j'ai le sens du Sacrifice, d'après Youri.

    La vie, chez moi, il y en avait trop. C'est pour ça qu'elle était minable, divisée en toutes petites parcelles insignifiantes. Insuffisantes. La seule chose que je lui trouve de beau, sont ces instants précieux et rares qui savent réchauffer le coeur en un dixième de seconde. La fraternité, les grands espoirs, les bonnes rencontres... l'Amour, simplement... Certains savent s'en contenter pour être heureux, c'est bien facile à dire... Mais des moments tragiques, quand il y en a trop, ça vous pourrit tout le reste. Toute la bonne humeur, toute votre volonté. Et moins il y a de volonté, moins on cherche à se battre. Un véritable cercle vicieux... qui peut tout entrainer vers le fond.
    J'aurais pu être hypocrite et ne vivre qu'en fonction des bonnes choses. J'aurais pu... mais j'ai pas voulu. C'est tout, ou rien.

    Ton p'tit bonhomme... Ne devient lucide que sur son lit de mort.

    Je pensais que la folie, terme bien trop vide de sens pour définir l'ambiance mes derniers jours, me soulagerait d'un poids. De mon propre poids. Mauvaise pioche... Quand on se laisse entrainer dans les abysses visqueuses de sa personnalité, c'est un peu tard pour changer d'avis.
    Prise de conscience. Le recul, on le prend de l'Autre Côté, quand on comprend que l'herbe n'y est pas forcément plus verte qu'ailleurs.
    Ton p'tit bonhomme est un malheureux paumé. Incohérent car plus aucune loi ne maintient ses émotions dans le droit chemin. Cette loi, je l'ai dépassée, et j'en paye les conséquences.
    Et s'il n'était pas aussi trouillard, ton p'tit bonhomme, s'il n'avait plus au creux du coeur quelques restes de bons sentiments, ce serait un dangereux psychopathe qui ferait du mal bien plus qu'à lui-même. Il ne se rend même pas compte de la chance qu'il a de te connaître, ce débile. Il s'empoisonne l'existence tout seul, contaminant la tienne par la même occasion.
    C'est bien le moment de m'en vouloir, maintenant que j'ai touché le fond...

    Les pulsations évoluent de manière irrégulière. De plus en plus rapides, puis brusquement... absentes. Plus un bruit. Je retiens mon souffle, attendant de voir ce qui se passe.
    Quelques secondes plus tard, le couloir se met à trembler. Je me recroqueville sur la caisse qui vibre et s'éloigne du mur, millimètre par millimètre.
    Seconde secousse. Puis troisième, quatrième, et d'autres suivent.
    Les tremblements s'apaisent. De nouvelles secondes s'écoulent... et puis le rythme du pouls reprend.

    Je ne veux pas... Je ne veux pas qu'on me sauve ! Laissez-moi crever, merde !! Ca sert à rien... Tout ça ne sert à rien. C'est du temps perdu, de la souffrance supplémentaire.
    Le gosse de huit ans, replié sur lui-même, laisse couler des larmes chaudes sur ses joues rondes.
    Tout ce que je souhaite, moi... c'est revoir ma mère. Laissez-moi retrouver ma mère... Je ne suis plus qu'un gosse de huit ans, un orphelin... seul dans les limbes.
    Ma gorge se noue de plus en plus, et j'ai beau sécher mes larmes, elles reviennent aussitôt inonder mon visage.

    L'attente est longue. Trop longue. La lumière sera rapproche toute seule de moi, mais l'Au-Delà est encore trop loin.
    Je sèche mes yeux humides avec la manche de mon pull. Par hasard, je m'égare à regarder la caisse sur laquelle je suis assis. Curieux de savoir ce qu'elle contient, pour être ainsi abandonnée dans MON couloir personnel - en avons-nous chacun un ? -, je me lève et enlève le petit crochet qui la maintient fermée. Tandis qu'elle s'ouvre, mon regard s'agrandit... ébloui.

    Elle est remplie d'objets qui m'appartiennent. Des babioles que j'aurais pensé sans importance : un vieux vélo en pièce détachées, que Youri et moi avons longtemps utilisé pour aller à l'école ; quelques livres ; des partitions ; mon tout premier violoncelle ; et de nombreuses petites choses qui me rappellent bons et mauvais souvenirs. Il y a même le pantalon rouge qu'Edwin m'a offert !
    Intrigué, je fouille un peu, me remémorre certaines choses. Et puis je remarque dans le fond de la caisse une urne noire. Me penchant pour l'attraper avec mes petits bras, je laisse échapper un cri de surprise tout en tombant à l'intérieur.
    Assis sur mes souvenirs, j'attrape l'urne et tente de dévisser le couvercle. C'est qu'elle est bien fermée !
    Brusquement, son contenu se renverse sur mes cuisses. De la cendre, des petits ossements... et une touffe de cheveux blonds...

    Mais... Mais alors...
    Interloqué, fixant inlassablement les quelques cheveux, je ne comprends plus rien. Quand est-ce que je me suis menti à moi-même ?
    Quand ai-je pu me manipuler pour me régler mon compte ?!...
    J'ai du mal à le croire... Est-ce que cet instant précis est une invention de mon esprit tordu ? Si Ses cendres sont là... C'est qu'il est bel est bien mort.
    Et moi, bel et bien fou à lier.

    Me redressant dans la caisse, je jette un oeil du côté sombre du couloir. Là où se tiennent mes réponses.
    Mais je n'ai même plus envie de le savoir... Tout ça, c'est bientôt fini. Et bien trop tard.
    Alors pourquoi est-ce que je n'avance pas vers cette fichue lumière ?! J'ai déliré, elle n'avance pas d'un pouce.
    Je ne sais pas, je ne sais plus. Je crois que j'ai encore besoin de temps... J'ai peur d'aller dans un sens ou dans l'autre. Entre affronter le passé et l'inconnu, le choix n'est pas évident...

    M'asseyant sur la selle de mon vélo, je parcours du regard le résumé de mon existence. Un nouvel objet attire mon attention. Une enveloppe qui n'a jamais été ouverte. Une "lettre morte", à mon égard. Qui sait ce que son contenu aurait pu changer si je l'avais reçue avant cette nuit...
    Je l'ouvre et déplie le papier à l'intérieur, reconnaissant immédiatement l'écriture soignée d'Edwin.

    Ton p'tit bonhomme... tu lui manques déjà bien trop.
    Moi aussi je te déteste. Ce serait tellement plus facile pour moi d'avancer du côté chaleureux de ce couloir, si tu ne hantais pas ma vie... et mes limbes par la même occasion.
    Tu me fais culpabiliser de partir. Je m'en veux déjà de m'être trahi moi-même. Je t'ai trahi toi aussi. Je m'étais pourtant promis que je profiterais de ta présence aussi longtemps et aussi passionément que possible... et je t'abandonne lâchement, comme je t'ai déjà souvent abandonné. Je ne sais tenir aucun promesse...

    Je relis plusieurs fois la lettre morte, qui aurait certainement freiné ma psychose si je l'avais reçue plus tôt.
    Même si je pouvais te répondre, que voudrais-tu que je te dise ? Tu sais très bien pourtant que c'est mieux pour nous deux qu'on en finisse... Ca t'éviterait de m'étrangler de tes propres mains la prochaine fois que je te ferais du mal.

    Je dépose la lettre dans un coin. A ma surprise, je tiens dans la main quelque chose qui ne s'y trouvait pas il y a une seconde à peine. J'écarte les doigts, et découvre au creux de ma paume un pendentif et sa petite chaine. L'observant de près, je distingue quelques lettres de l'alphabet cyrillique.

    V. I. E.
    Comme un ordre lancé. Une révélation. Un but à atteindre.
    Qu'est-ce que j'ai fait... Seigneur, qu'est-ce que j'ai fait ?...
    Levant mes deux iris bleutés vers un ciel en lequel je n'ai jamais remis ma destinée, je distingue un plafond blanc. Le reflet trouble d'un néon dans la poche de la perfusion. Quatre murs, mes pulsations cardiaques sur un écran, des inconnus en blouse qui vont et viennent en me jetant des regards légèrement désolés. Tout un tas de sensations que je ne comprends pas. Je sens à peine mes jambes, tout mon corps est engourdi par la morphine. J'ai des trucs en plastique dans le nez, et je respire plutôt bien... A vrai dire, je ne sens presque rien. La douleur est absente.
    Je serre au creux de mon poing l'objet qui s'y trouve, sans chercher à savoir de quoi il s'agit. Tournant enfin le visage sur le côté, je distingue le visage d'Edwin, et le contemple, caressant ses traits du regard avec toute la délicatesse du monde.

    Tu as l'air heureux, malgré tout ça...
    Tu dois te dire qu'une semaine sans moi, c'était génial. Tu as apprécié. Je le sens.
    Et tout ce que je trouve à faire pour te souhaiter un bon retour à la maison, dans notre chaleureux foyer, c'est de me faire assassiner... par moi-même.
    Conscience est revenue, ma foi, c'est peut-être bon signe. Peu de temps auparavant, si je m'étais retrouvé face à toi, dans toute la splendeur de ma folie passagère, si j'avais pu hurler, je t'aurais ordonné de foutre le camp.

    Chaque minute est un autre monde. Différent.

    J'ai perdu les pédales, je ne sais plus ce qui se passe, je ne sais plus quoi faire...
    Il est bien trop tard pour revenir en arrière.

    J'aurais dû passer de l'Autre Côté depuis déjà un bon moment. Mais une part de moi s'accroche désespérément au monde des vivants, luttant de toutes ses forces pour garder mon corps en vie.
    Je perds petit à petit mes fonctions vitales, et je n'aurais jamais dû relever les paupières. Mais il semble que j'aie encore quelque chose à dire... en espérant que ça soit sensé.

    - Contre toute attente, mon Amour... Je n'ai pas envie de mourir.

    Une larme perle au coin de mon oeil puis s'écoule sur ma joue.
    Si mes yeux pouvaient parler, ils te murmureraient que je t'aime à en crever.


    H - Dix minutes.
    Le sursis.

    Rien n'est envisageable sans toi. Ni la paix, ni le repos... ni quoi que ce soit.
    _________________

    Edwin Vanelsin


    Et puis d'abord, on s'en fout.

    My name is Edwin, and I am happy happy. J'ai trente ans. Ouais. Je suis un grand garçon, maintenant. Mais pas un grand garçon à sa Maman. Parce que sa Maman, elle en a rien à foutre, de ce que le fiston est devenu. Elle n'a pas pris la précaution d'admirer sa petite pousse grandir, se développer, devenir un homme. D'autres préoccupations. Aucun intérêt. Pas assez bon, pas assez prometteur. C'est ce qu'elle m'a dit.
    En fait, je n'ai pas trente ans, je vous ai menti. Je n'ai jamais eu trente ans. Parfois, j'ai plus d'un siècle. Parfois, mon âge se résume aux doigts de la main. Juste un gamin. Un pauvre gamin qui n'aurait pas eu le temps de passer la frontière, d'entrer dans l'âge adulte, de mûrir, de s'épanouir. Juste un bambin. Un bambin naïf, qui sanglote ; craintif, qui réclame toute l'attention du monde, et qui n'a jamais pu aspirer à la moindre indépendance. L'optimisme accroché au fond du cœur, malgré lui. Il n'y peut rien, il a pas choisi. « C'est pas ma faute. »
    La vérité, c'est que je suis entre deux âges. Entre celui de la vie, et celui de la mort. Celui du réel, et celui de l'onirique. On n'a pas besoin de me situer. Dans dix minutes, je serai mort. Mort, encore une fois. Mort pour de bon, je le crois. On m'arrache mon bien le plus précieux, mon bijou, mon trésor. On T'arrache à moi. Quel âge aurai-je donc, lorsque tu quitteras notre monde ? Aucun. Plus aucun. Tout le poids de l'éternité m'écrasera pour de bon. C'était ça que tu souhaitais ? Qui sait … peut-être que tu as raison, après tout. C'est vrai. C'est vrai, tout ça c'est ridicule. Tu me bouffes mon temps, et je te bouffe le tien. Tu obnubiles mon monde, et moi, je piétine ton univers, ton jardin secret.
    Age zéro.

    Son expression faciale se résume au néant. Il n'exprime rien, plus rien. Comme si sa chair avait soudainement tout oublié. Comment sourire, comment pleurer, comment regretter. Rien, rien, il n'y a plus rien. Juste un mur de peau, de cellules, d'atomes. Que du concret. Plus d'âme. Où est-elle, son âme ? Qu'est-ce qu'il en a à foutre. Sa Moitié va mourir. Alors qu'est-ce qu'il peut bien en avoir à foutre, de son âme ? Qu'elle aille se fourrer où bon lui chante ! Il n'ira pas la chercher. Il est hors de question qu'il porte son attention sur autre chose que Lui. Lui. Il n'y a plus que ça qui compte. Son présent, son avenir, se résume à un seul mot : Lui. Rien d'autre. C'est déjà bien suffisant, après tout. Lui, c'est tant de choses. Lui, c'est tant de souvenirs, tant de craintes à venir, tant de difficultés qu'il se doit d'affronter, pour tenir sa promesse de ne pas le laisser seul dans la pire des épreuves. Il voudrait lui parler, le rassurer, lui dire quelque chose, n'importe quoi … mais … il ne sait pas … il ne sait plus. Il n'est plus capable de rien, hormis de voir, rien que de voir, désabusé, la silhouette de son Alter Ego s'affaisser de seconde en seconde.
    Il donnerait tout pour ne pas en être là. Tout, tout, absolument tout. Qu'on lui prenne son corps, son esprit, sa mémoire, son piano, son papier à lettres, sa liberté de penser, tout … mais pas Lui …

    L'entité vide qu'il constitue à présent décèle finalement un mouvement dans la direction tant chérie, et tant crainte à la fois. Avec cette lenteur lasse qui pèse d'ores et déjà sur ses épaules, il redresse le regard. Ce geste lui semble tout sauf logique. Tout sauf sensé. Tout sauf … réel. Il perd pied dans un monde qu'il ne reconnaît plus.
    Et il le regarde, sans expression. C'est tout juste s'il perçoit le sens de ses paroles. Ou plutôt, si, il le perçoit, trop bien même. Ne pas mourir ? Et s'imagine-t-il seulement qu'il suffisse s'en formuler le souhait, pour le voir exaucé ? Lui-même n'avait jamais souhaité mourir. Lui-même s'était battu de toutes ses maigres forces pour ne pas mourir. Seulement, le choix n'est pas toujours à portée de main …

    Mon Amour … Le mot lui fait mal. Dans un réflexe machinal, ses paupières voilent ses iris, dissimulant ainsi tout ressenti, toute réaction. Mihaïl ne doit pas savoir. Il ne doit pas savoir qu'en ce moment-même, l'immortel sombre, perd possession de tous ses moyens, et qu'il demeure bien incapable de faire quoi que ce soit. Statufié, muet, impuissant. Il se sent atrophié, amputé, mortellement ravagé. Il sent bien qu'il pleure pourtant, il a conscience qu'il faut entreprendre quelque chose, rapidement, n'importe quoi, juste pour ne pas rester là, bras ballants, à l'écouter mourir … mais … il ne sait pas … il ne veut pas … il n'a jamais su. Peut-être même, jamais voulu …
    C'est monstrueux de penser à pareilles cruautés, lorsque le souffle aimé s'amenuise, et que les prunelles s'agenouillent. Monstrueux, mais tellement … justifiable …
    N'est-ce pas qu'il est justifiable ? …

    « Cesse donc … c'est trop tard. Tout est précipité, et tout arrive en avance, bien plus tôt que ce que j'aurais pu prévoir. Mais c'est trop tard. Le médecin … le médecin a dit que … »

    Que le point final n'allait pas tarder à s'abattre … Alors que la phrase est bien loin d'être terminée.

    Un regard déconfit se dévoile à Lui, c'est bien tout ce qu'un mort est capable de lui offrir. A quoi bon lui mentir ? Il doit bien sentir que tout est fini. A quoi bon lui assurer que ce n'est pas douloureux ? Que ça le libérera ? Il ne veut pas y penser … ils auraient pu être heureux, tous les deux … Tellement heureux …
    La porte grince, il sursaute, et sans réfléchir, s'agrippe au poignet de son Autre, détournant la tête comme un animal farouche, apeuré. Le médecin. Il n'a rien à faire là. Il ne reste que peu de temps, et ces dernières minutes, il veut les passer en tête à tête. Pas avec cet homme qu'il juge insensible et incompréhensif.
    Pas à trois. Juste tous les deux.
    C'est déjà bien assez.

    « Laissez-nous … Je vous en prie, laissez-moi seul avec lui. »

    Il se sent capable du plus abominable des actes, pour obtenir son dernier instant. Il assassinerait cette blouse blanche s'il le fallait ! Il lui ferait avaler cette foutue plaque qu'il arborait fièrement, tel un artiste tout juste récompensé par le plus beau des oscars ! La rage lui tiraillait les tripes, c'est tellement plus aisé lorsqu'à la tristesse et au désarroi se substituent la colère et la noirceur.
    L'autre a compris : il abandonne le champ de bataille, sans un mot de plus, sans aucun superflu. Et le regard mort tombe lourdement sur cette main froide, qui se trouve lui appartenir, et qui enserre avec tendresse et possessivité ces doigts ourlés de la tiédeur réconfortante dont il a toujours raffolé. Affolé, il le relâche soudainement, comme s'il avait commis là la pire des infamies, comme si toutes ces saloperies de futilités avaient encore de l'importance dans pareil moment.
    Mais donner de l'importance au toucher, ça lui permettait de s'aveugler, et d'ainsi ne pouvoir apercevoir … la vérité. La Mort. La Fin.

    D'un bond il se redresse, parcourt la pièce des yeux, et s'arrache du lit pour s'emparer de Ses habits, sagement pliés sur un rebord de chaise, non loin d'eux. Hors de question qu'il parte, enfermé dans cet horrible vêtement qu'on lui a imposé. Un bleu délavé, qu'il ne mérite pas. Pourquoi donc devrait-il mourir dans une coquille autre que la sienne ? C'était ridicule, on n'avait pas le droit de Lui imposer ça. Alors d'un geste qui serait empli d'une rage sans nom s'il ne déployait pas tous les efforts du monde pour ne pas lui faire le moindre mal, il lui déchire cet horrible tissu d'ores et déjà enduit du parfum de la mort, et le rhabille avec toute la délicatesse dont il est capable de faire preuve. Et pourtant, toute la maladresse du monde accompagne son acte, de cette maladresse inséparable qui vous colle à l'être dans les pires moments. Il ôte même son propre manteau pour l'en recouvrir, et projette au sol cette couverture qui a trop souvent enrubanné des cadavres, pour que son aimé en soit couvert. Il n'est pas mort ! Pas encore. Et il ne mourra pas, tant que l'on n'aura pas extrait de Son corps et de Son âme tout le nectar de la vie.

    « Si tu n'acceptes pas la mort … elle n'en sera que d'autant plus douloureuse. Je ne veux pas que tu souffres. Tu n'as pas à souffrir … Du beau monde t'attend là-bas. Du beau monde qui saura prendre soin de toi, qui saura te donner l'amour dont tu as besoin ; non pas celui que je t'ai imposé dans tout mon égoïsme. Tu seras heureux, heureux comme tu as toujours souhaité l'être. Ne prends pas la mort comme une punition, mon ange … Je suis sûr que dans le fond, tu en as toujours rêvé. »

    Sa tentative de suicide lui revient en mémoire. Ses médicaments, quand tout n'allait pas si bien. Sa fatigue, et ses rides invisibles qui semblaient vouloir creuser un sillon prématuré à vif dans sa chair. Mihaïl ne pourra être que soulagé de mourir … et il s'en réjouit. Même si cela signifie qu'il n'aura jamais atteint son bonheur, et qu'il n'aura jamais su Lui offrir. Le temps n'est pas à la déception. Et au diable sa promesse intime de ne plus jamais poser la main sur lui. Il craque, il dénote, il n'en peut plus ; il en a trop besoin.

    C'est tout juste s'il ne se jette pas sur lui ; seul un semblant de raison le freine et le force à ne pas brusquer le corps mourant qu'il voudrait broyer dans ses bras. Il le serre à lui en étouffer l'âme, et fourre le visage dans son cou. C'est chaud, c'est vivant. Ça lui ferait presque oublier toute l'abomination du moment. Comme si ce simple contact le faisait subitement redevenir humain. L'humanité, c'est bien ce qui lui a manqué au cours de ces derniers jours. Peut-être que s'il avait plus … alors Mihaïl ne serait pas sur le point de … ?

    Le vide. Il combat le vide. Il ne veut plus être vide, il se force à ingurgiter, à se remplir de quelque chose, de quoi que ce soit, que ce soit positif ou négatif, respectable ou à éradiquer, il l'avale de force, se l'enfonce dans le gosier. Et tâche de ne pas régurgiter. Parce qu'il ne peut tout de même pas se montrer faible au point de demeurer parfaitement vidé, devant la scène à laquelle il doit faire face ; pire même, à laquelle il est contraint malgré lui de participer. S'il en avait l'occasion, et qu'il s'imaginait ainsi, blotti dans ses bras et le serrant de toutes ses forces, sûrement se jugerait-il pitoyablement ridicule et pathétique, une fois de plus. Mais il n'a pas la force d'avoir honte. Il n'en a même pas l'envie. La seule envie qui lui prend aux tripes n'est que la métamorphose de sa propre pensée, la banale redondance de celle de son protégé : … il ne veut pas mettre un point d'orgue. Il refuse. Il s'obstine. Pas maintenant. Trop tôt, bien trop tôt … Tant de choses à vivre ensemble, encore … Tant de choses …

    « J'aimerais tellement te garder … »

    Je ne veux pas, je ne veux PAS te prêter ! Pas à Elle ! Reste, reste, je t'en supplie … Notre histoire n'est pas encore assez belle. On ne se connaît pas encore assez. On n'a pas encore abouti à l'apothéose de notre union. On n'est pas parfait … -ement soudés.

    Mon Ange, celui qui t'a fait ça n'est qu'un sans cœur, un aveugle, un monstre. Te méprisait-il à ce point pour s'acharner avec tant de hargne, sur une si belle âme ? Oui, ton âme est belle … quoi que tu puisses en dire. A mes yeux, elle est merveilleuse. Fragile, étincelante, inaccessible. Je ne prendrais pas la peine de te l'expliquer … je ne voudrais pas que tu passes tes dernières minutes à hausser le ton, et à me contredire.
    Mon bonhomme, je t'aime ; je t'aime gros comme ça. Je t'aimerai jusqu'au bout, crois-moi. Et même au-delà.

    Sa main de glace plaquée sur Son cœur frissonnant, son corps est à présent bien trop crispé pour pouvoir espérer se décoller de celui de l'être aimé. Celui qu'il a tant fui durant cette dernière semaine … et qu'à présent, il voudrait fourrer d'amour, l'en faire déborder même ! Pour lui prouver qu'il n'a cessé de penser à lui, malgré leur séparation … malgré sa volonté … malgré Tout.
    Il divague, son regard aussi. Il glisse malencontreusement et se cogne contre la pieuvre de fer et de plastique, de liquide artificiel qui aurait la prétention de remplacer cette substance impalpable qu'est la vie. Il ne prend même pas la peine de froncer les sourcils. Il la déteste, il exècre cette saleté virtuelle qui brise leur duo, fait voler en éclats toute la pureté du moment.

    « Autorise-moi à la débrancher … Je refuse que tu sois lié à cette horreur. »

    Je refuse que tu sois lié à quoi que ce soit.
    Je te rends ta Liberté …

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    Atticus

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    MessageSujet: Re: 32 - Love kills.   32 - Love kills. EmptyDim 9 Jan - 16:49
    Mihaïl Egonov


    Mon Ange, tu as raison.
    Celui qui m'a fait ça n'a pas de coeur. Il me méprise et s'acharne sur mes restes comme s'il voulait exterminer la moindre cellule de ma personne.
    C'est un monstre qui ne disparaîtra qu'avec moi.
    Ce monstre c'est moi. Et je passerai mes dernières minutes à me haïr du plus profond de mon être, pour ainsi t'infliger mes défaites. Alors que je pourrais les passer à t'aimer.
    Il y a tant de choses que j'aurais voulu te promettre. Etre celui dont tu rêvais. Changer ta vie dans le bon sens. Faire de ton existence un rêve, et dévorer tes cauchemars...
    De tout cela je ne fus sans doute que l'illusion.

    Comme un trou noir j'attire tout ce qui m'est proche dans le néant. Il est trop tard. Les regrets ne ramèneront à la vie ni ma personne, ni mes espoirs.
    Mais en hommage à mes rêves, je me les remémorre.

    J'ai fait le rêve qu'un jour, je serais libre. Mais liberté ne se mesure pas. Liberté n'existe qu'en soi.
    A quoi bon se tuer pour briser ses chaînes, pour que la Mort sans ses bras froids nous entraine ? Pourquoi risquer de perdre ceux que l'on aime, franchir le point de non-retour, lorsqu'on ne connait pas la suite ?
    La liberté... je l'avais déjà. Ma seule et unique liberté, c'était Toi. Et maintenant il ne me reste plus que les yeux pour en pleurer.
    Je n'ai désormais plus peur de rien à l'exception de te quitter. Libéré de ma vie, soit. Mais pas de Toi. Mais je veux bien passer l'éternité enchaîné à toi. Je voudrais que, dans un autre monde, un monde de tout et de rien qui nous appartiendrait, rien qu'à Toi & moi, tu sois en permanence contre moi.
    Nos corps & âmes entrelacés flottant dans un océan d'amour pathétique.

    Comme un millier de charognards qui s'acharnent sur mon corps meurtri, mon âme éventrée.
    La douleur se retire et revient telles les vagues imposantes contre la falaise tranchante. Si je ne me mordais pas les lèvres jusqu'au sang, je me mettrais à hurler.
    Je ne veux pas crever.
    Je ne veux pas être séparé de Toi, tout mais pas ça... Décroches-moi la lune, comme tu sais si bien le faire !
    Non, ne m'écoutes pas penser. Je crois que je t'en ai déjà trop demandé... Je ne suis plus qu'un sale gosse qui exige d'avoir tout ce qui lui fait envie. D'ailleurs je l'ai toujours été, c'est pour ça que j'ai tout détruit.

    Penses-tu qu'essayer de me rendre mon identité en me rhabillant me gardera en vie plus longtemps ?
    Je n'ai même plus la force de te poser la question. Au fond la réponse importe peu. Mais mon identité je n'en veux plus... à mes yeux, je suis presque nu. J'ai tout perdu, sauf Toi. Je ne suis vêtu que de Toi.
    La mort dont j'ai rêvé, je n'en veux plus non plus.
    L'amour de tout ce beau monde qui m'attend là-bas, je n'en veux pas.

    J'ai passé la moitié de mon existence à attendre que la Mort et mes parents me tendent les bras. Je les imaginais chaleureux, bienveillants, ne faisant que m'attendre. Je n'ai jamais pu leur dire au revoir, j'aurais voulu qu'ils sachent que je les aime avant qu'ils s'en aillent... Sans doute en étaient-ils sûrs, mais je ne me pardonnerai pas de ne pas avoir été auprès d'eux à ce moment-là. Près du coeur, mais loin des yeux.
    Peut-être m'imaginais-je qu'en refusant de leur dire adieu, ils resteraient avec moi.
    Quand j'en ai eu besoin, ils ont toujours été avec moi. A chaque fois que je frôlais la Mort, je me rapprochais d'eux, je pouvais même les voir... Que ce soit en rêve ou dans un excès de folie.
    Jusqu'à cette nuit, mes parents n'étaient pas partis.
    Et sur mon lit de mort, je crois que j'en fais enfin le deuil.

    Qu'ils m'attendent de l'autre côté ou pas, je ne serai jamais heureux sans Toi. Je ne veux que TOI... TOI... TOI... Je m'arracherais la gorge pour en formuler l'exigence si je le pouvais encore. Si je respire toujours c'est parce que je me bats ! Tu vois, je ne veux pas m'en aller... Je me suis trahi, je Nous ai trahis, et si je ne vivais pas mes derniers instants je le ferais encore... Mais le sale gosse exige de survivre, maintenant.

    Mon agonie physique n'est pas de ma faute, cette fois. Tu me crois, n'est-ce pas ?
    Si, ça l'est.
    Non ! Jamais !
    Egoïste. Egoïste. Egoïste.
    Sacrifice... Je me sacrifie moi-même. Pour tout.
    Salopard. Traitre. MENTEUR !
    Ne dis pas ça... Ce n'est pas vrai...

    Pauvre fou... Ca y est, t'as perdu ton âme, je crois.
    Non. Cadavre de corps, il me reste un peu d'esprit, encore...

    La seule remarque censée que je m'apprêtais à faire s'efface dans les bas fonds de mon obscure cervelle lorsque les bras d'Edwin étreignent mon corps presque inerte. Mes doigts effleurent sa nuque un instant avant de cesser tout effort. La douleur de ma blessure se fait sentir, mais je n'ai même plus le courage de chercher le bouton qui me procure de la morphine. J'en ai plus rien à faire... On m'arracherait les doigts un par un, ce serait toujours moins douloureux que de ne plus sentir sous mes doigts la douceur de sa peau.

    J'acquièsce d'un léger signe de la tête pour qu'il me débranche. Bientôt mon affaire sera réglée, je dois m'y résoudre. Ma pendule s'arrêtera pour l'éternité.
    Au creux de ses bras qui me sont si chaleureux, je sens déjà les miens se refroidir...
    D'ici quelques instants, cette existence ne sera plus qu'un grain de poussière qui s'envolera sous une brise funeste.
    Refusant que le désespoir laisse place à l'abandon, je m'exprime dans un souffle, l'un des rares qu'il me reste, tout en serrant dans mes doigts le mystérieux objet qui s'y trouve, jusqu'à imprimer son relief dans ma paume.

    - Me laisse pas partir... Edwin, je t'en prie...

    Je sais que c'est ce que j'ai toujours voulu, mais... Si tu savais comme ça m'effraie...
    Pendu à son cou, tremblant de trouille, de froid, de rage et d'affection, je resserre l'étreinte de toutes mes forces, pour ne consacrer mes derniers instants qu'à l'aimer. Ma gorge est si nouée qu'elle me fait mal, et je peine à trouver les mots qui conviennent... Je me contenterai de ceux du coeur, libres de toute raison et restriction.

    - Peu importe qui m'attend là-bas, ou pas... Si je m'y retrouve sans Toi, ce sera comme une agonie infinie.

    Je t'Aime.

    - Gardes-moi... Pour l'éternité, aimes-moi...

    Je meurs de peur de te perdre, je me suis tant attaché à Toi. Nous formons une entité unique, il est hors de question qu'une telle fusion touche à sa fin.
    Mon Amour, si je crève, je reviendrai te hanter toutes les nuits. Toutes les secondes, même. Tu ne feras pas un pas sans que ma présence spectrale ne soit le vent qui s'engouffre dans tes cheveux, caresse ton visage et transporte ton odeur dans le sillon de ton passage.

    Quoi qu'il y ait après cette triste vie, je refuse d'y accéder.
    Je desserre l'étreinte, réprimant un gémissement de douleur. La plus grande partie de mon corps m'est insensible. Nous n'avons plus beaucoup de temps avant que mon coeur ne le devienne à son tour...
    J'amène sa main contre ce fou qui bat encore, serrant ses doigts dans les miens. Plongeant un regard humide dans le sien, je le contemple, luttant contre mes forces qui m'abandonnent.

    Regarde-moi dans les yeux... et ose me dire que tu acceptes de me voir partir... Ose m'annoncer que toute notre histoire ne veut rien dire.

    Les secondes s'écoulent, mais nous sommes hors du temps. A mille lieues de mon agonie, face à cet être unique dont nous sommes les reflets. Tout s'arrête, l'espace d'un battement de cils, pour nous figer éternellement. Tout son s'estompe, et le mouvement se statufie. Ta mort et ma vie se suspendent dans un univers de rien. L'une se noie dans l'autre, nos quatre pupilles pour témoins.

    Et puis le temps reprend son cours, mon coeur redémarre enfin. Glissant sur ta joue, l'une de mes mains libère ton visage. Le bras retombe sur le drap, faible. Avant que V.I.E., dans mes doigts, ne soit étreint d'une poigne de fer.
    _________________

    Edwin Vanelsin


    Peut-être bien … que nous avons conclu un pacte avec le diable.
    Peut-être bien, que nous nous acharnons en vain. Combien de fois déjà avons-nous tenté … ? Je crois que j'ai perdu le courage d'essayer. Toi & moi, je ne crains, hélas, ne plus avoir la moindre foi en son éventuelle métamorphose. M'accrocher à la promesse d'un Nous, tout ça c'est fini. Here we are. C'est cruel que tu sois le condamné, l'exilé, et que moi, je n'ai que d'autre choix de rester ici bas. Ici, oui, car il est hors de question que je te suive. Je n'ai pas l'intention de tenir ma promesse. Là-bas sera ton monde, ton univers, pas le mien. Je n'y ai pas ma place. Tu m'en voudras … mais je crois que j'ai finalement su déceler dans la mort, un certain confort. Depuis qu'Il est revenu. Je crois … oui, je crois qu'Il sera heureux de savoir que je t'ai laissé mourir … que je n'ai absolument rien fait pour te sauver … que pour Lui, j'ai su faire mon deuil moi aussi, me détacher de toi. Prendre conscience que tous nos efforts n'étaient que vanité. Tu as toujours voulu mourir, toujours … il est un peu tard, pour me demander grâce. Assume donc ! Ne te voile pas la face. Tu sais pertinemment que je suis incapable d'accomplir ce que tu me demandes en silence. Ne penses-tu pas que j'y aie songé avant toi ?
    Je refuse, je me refuse. Hors de question.

    Et pourtant … la dualité le gagne. Le chamboule. Il faiblit. Dans le camp adverse, il doit faire face à cette même tension, au point de ne plus en discerner lui-même la réalité de la situation. Que souhaite donc Mihaïl ? De quoi le supplie-t-il silencieusement ? Il est terrifié à l'idée de ne pouvoir décrypter sa véritable intention. Il ne sait pas … Il a peur de savoir … Lui-même ne saurait choisir entre les deux morts qui s'offrent à son aimé. Pour tout dire, il nie l'une et l'autre. Il le veut vivant, point barre. Mais surtout pas mort. Qu'il soit à ses côtés ou à des lieues d'ici, il ne le veut pas mort … Et pourtant, il tente de se persuader qu'il est fait à l'idée. N'en sont-ils point arrivés à ce qu'il désirait tant ? Il a su se faire aimer en retour. Il en a la preuve consternante, alors qu'il sent les maigres forces de son Autre l'étouffer encore davantage. Sa faiblesse et sa fin imminente le frappent de plein fouet, mais il ne peut se résoudre à l'évidence : ils ne disposent plus que de très peu de temps. Seulement, cela fait bien longtemps qu'il a oublié ce que cette notion signifiait. Il a beau prétendre ce qu'il veut, l'éternité l'a submergé ; et chez lui, les secondes, les minutes, et toutes ces autres découpes brutes et mathématiques de cette pure abstraction temporelle ne riment plus à rien. Lui est condamné à être hors temps, pour toujours.
    Et son Autre ? Il se refuse de lui infliger le même châtiment.
    Et pourtant …

    Impuissant, incapable, inexistant, il s'abandonne au creux des bras du mourant : lui qui devrait au contraire être fort et le soutenir pour que sa survie s'étale au plus possible, préfère une fois encore se réfugier et se laisser bercer. De toute manière, il n'est pas capable de veiller sur lui plus longtemps, il en est profondément persuadé. Ce n'est pas de cela que son Autre a besoin. Et il s'est fait à l'idée.
    Serrant les paupières, il secoue doucement la tête, en silence. Il ne peut pas le garder pour l'éternité … il ne veut pas … Maintes et maintes fois il a tenté de l'envisager, de se persuader que tout serait mieux ainsi, s'ils bénéficiaient de ce statut commun et soit disant privilégié qu'était la Mort. Elle leur offrait la possibilité de ne plus craindre le temps, de le braver, d'ajouter cette touche d'originalité à leur Histoire déjà sensationnelle. Mais il n'a jamais pu l'accepter. Il l'aime vivant, et seulement vivant. Et il lui refuse l'éternité. Parce que …
    La vérité, c'est qu'il n'en sait rien …

    Qu'importe. Il le débranche. Ça réduira sûrement le doute à néant. Refoulant le moindre sentiment qui risquerait de le faire changer d'avis, il appuie son front contre le sien et glisse ses mains derrière sa nuque. C'est fini, tout est fini. Ou presque. Il passera les derniers instants à le serrer contre son coeur, pour ne jamais oublier ce contact unique. Sa main, bombardée par les palpitations, s'accroche encore davantage à ce que l'on vient de lui offrir, pour s'en accaparer la moindre miette, pour en extirper le plus de vie possible jusqu'au dernier instant. Et le conserver, jalousement, secrètement. Egoïstement.
    La vérité, il la connaît très bien. La vérité c'est qu'il n'est qu'un lâche, et qu'il n'a pas le courage d'entreprendre quoi que ce soit. L'éternité de son aimé regorge d'une saveur inconnue qui l'effraie. Il ne sait à quoi s'attendre, et dans le doute … il préfère ne pas y goûter.
    Il ouvre les yeux, et se confronte aux dures prunelles de son Alter Ego. Etape obligatoire. Qu'importe, il se sent prêt : s'il n'a pas le courage de le garder, alors il saura au moins le trouver dans l'aveu. Il lui doit bien ça, et de toute manière il est si résigné que ça lui apparaît comme une évidence. Ses iris plongent dans les siens. Son image s'imprègne en lui, contre son gré. Sa peau se marque au fer rouge de cette étreinte qui ne le quittera jamais. Dépité, il parcourt en vitesse l'intégrité de ce visage d'ange, s'alarmant devant le fait accompli : il en connaît les moindres recoins, la moindre imperfection, au détail près. Le moindre de ses sens serait capable de le recomposer.
    Un joyeux sanglot s'échappe de sa figure alors qu'il ravale cette horrible vérité et ferme les paupières. A choisir … ne vaut-il pas mieux conserver l'original, plutôt que de cultiver éternellement un souvenir duquel il ne saura se défaire ? Il n'est pas capable de lui annoncer qu'il préférerait le voir crever, qu'il souhaite sa mort, sa finitude, du plus profond de son être. Il n'en est pas capable … parce qu'il ne le veut pas.

    « Tu n'es qu'un affreux égoïste … »

    Tu le sais, n'est-ce pas ?
    Et moi donc …

    De toute manière, il fallait bien que ça se finisse comme ça, Toi & moi. Il fallait l'anticiper. Mais je n'ai jamais voulu m'y préparer. J'ai conservé l'orgueilleux espoir que tu n'étais qu'une étape de ma vie. Une étape obligatoire. Succédant à la déréliction dans laquelle j'étais plongé, elle m'a permis de respirer à nouveau. Car tu m'as fait connaître des choses merveilleuses … et sûrement que je me serais acharné davantage à te maintenir en vie, si tu ne m'avais pas aimé comme tu le fais. Car l'inaccessible a du bon. Au fond, tu as toujours eu raison : j'aimais que tu me repousses. Je ne demandais que ça, pour t'aimer à en crever. Mais à présent que tu agis comme je t'en ai toujours supplié, je ne sais plus qu'en penser …

    Un mélange de rires, de larmes et de haine se faufile d'entre ses lèvres. Un semi-rictus agrémenté d'un bonheur inavoué déforme sa mâchoire. C'est tellement plus facile, de Lui rejeter la faute. Tellement plus facile de nier que ce serait si beau de rester ensemble pour l'éternité. Si beau, qu'il se refuse à l'avouer …
    Et puis … il ne peut s'empêcher de songer qu'en le laissant mourir, il agirait exactement de la même manière que son oncle l'avait fait avec lui. S'il laissait son Autre disparaître, ce serait alors son propre choix qu'il Lui imposerait. Il pouvait lui offrir ce qu'Il lui demandait, il suffisait juste … d'admettre que là résidait toute sa volonté.

    Il dépose un baiser léger sur son front, et lui offre un sourire orné de raison. Qu'y a-t-il de mal à Lui faire plaisir et à céder à Ses caprices une fois encore ? Rien, strictement rien. Ou du moins, rien qu'il ne se tolère d'entrevoir.
    Son ombre se soulève et il saisit une chaise qu'il cale sous la poignée pour empêcher l'ouverture de la porte. Que les médecins aillent au diable ! Il sera Son garde-malade pour l'éternité. Son garde-fou peut-être, aussi. Ou son malade tout court.

    Lentement, il revient sur ses pas, et se décide à agir immédiatement. Plus il attendra, plus le risque d'échec sera important. Il a bel et bien conscience du danger de la manipulation … mais après tout, ce n'est pas son idée. N'est-ce pas ?
    Confortable illusion derrière laquelle il se réfugie et se recouvre de honte.

    Il s'installe à ses côtés et le soulève par la taille, avec les gestes les plus délicats dans lesquels il peine à se reconnaître. Car il conserve le maigre espoir qu'il ne lui fera pas mal … puisque tous deux sont consentants. Si lui-même avait souffert, ça ne pouvait être que parce que l'éternité lui avait été offerte de force. Peut-être que si on la désirait, alors elle se montrait sous un meilleur jour ? Du fond du coeur, il l'espérait.
    Il le cale du mieux qu'il le peut contre lui, appuie sa tête encore toute chaude dans le creux de son épaule et dégage les cheveux de son visage. C'est tout juste s'il ose l'effleurer, et pourtant il a conscience que l'absence de contact physique risque de ruiner le peu de vitalité qui coule encore dans ses veines. Il a beau le serrer tout contre lui, il le sent lointain, et a l'impression qu'il ne pourra pas le retenir suffisamment longtemps … Sans douceur aucune cette fois, il lui assène une gifle empreinte d'une fureur abominable, qui le fait trembler de terreur. Il a horreur des gifles. Pire même : elles sont une vraie phobie qui le mettent dans des états épouvantables. Du temps où il subissait la Folie de son Sire et qu'il hurlait pour se défendre, elles s'abattaient sur lui pour le faire taire et le punir de sa non-soumission, et ont creusé un sillon irréversible.
    Horrifié de son geste, il le gratifie d'une caresse maladroite sur cette même joue meurtrie et y dépose les lèvres.

    « Pardonne-moi … mais il faut que tu t'accroches, mon grand. Ne cède pas au confort et à la facilité de cette mort-là … Ouvre la bouche. »

    Car il est incapable de lui écarter lui-même les lèvres. Il refuse d'agir comme son Sire. Il ne le forcera en rien, le choix lui appartiendra jusqu'au bout, et il souhaite tout abandonner, à n'importe quel moment, alors il n'aura qu'à en formuler le souhait … A défaut d'avoir su lui accorder la moindre protection de son vivant, il peut au moins accéder à sa dernière requête, refouler son égoïsme qui s'égosille d'abandonner ce corps qui le hante déjà suffisamment et de s'enfuir.
    Sans prendre le temps de faire dans la délicatesse, il s'arrache la peau d'un doigt de ses dents, se déchiquète pratiquement la phalange toute entière qu'il introduit ensuite avec tout le soin du monde entre les deux joues de son aimé. Ce n'était pas ainsi que son Sire l'avait tué … mais au vu de la faiblesse de Mihaïl, il a jugé plus raisonnable de se sacrifier le premier. Sa main libre parcourt sa gorge, au cas où la nécessité de l'aider à avaler se révélerait nécessaire. Puis se fraye un chemin le long de sa nuque qu'il stimule pour l'empêcher de sombrer, et écarte le vêtement de l'épaule blanche et frémissante. Il y dépose d'innocentes lèvres, et plante enfin tendrement les crocs. Il aspire à peine, et les gorgées sont irrégulières, très espacées. On a beau dire ce qu'on veut, ils ont le temps. Il est convaincu qu'ils ont le temps. C'est cela qui explique sa lenteur. Mais aussi car, contre son attente, ce moment qu'il s'était promis de haïr lui procure une intense satisfaction qui le ferait rougir de honte. Alors qu'ils s'échangent les cartes Vie et Mort, il jouit d'un bonheur sans faille de cette transfusion immorale. N'est-ce pas là ce qu'il a toujours désiré ? Lui voler sa Vie, et Lui offrir sa mort en échange, cela n'a-t-il pas plus de valeur que cet absurde fusion charnelle à laquelle il aspirait tant ? …

    Qu'importe.

    Il cesse l'échange pour récupérer son regard azur un court instant, puis baisse de nouveau les yeux vers un nouvel objet de convoitise. Il se sent d'ores et déjà faible, mais il veut être certain de lui offrir le plus possible de cette vitae écœurante qui barbouille de moitié ses joues. Se refusant la moindre réflexion, il s'arrache une partie de la lèvre inférieure qu'il offre à son aimé, alors qu'il perce sa jumelle supérieure. Il serre les paupières à s'en exploser la cornée pour ne pas assister à ce spectacle qui l'afflige, au-delà de tout le plaisir antérieur qu'il a pu lui procurer. Tout ça le répugne … et il tremble d'effroi face à ce sang qui s'amasse dans sa bouche, et face à celui qu'il Lui fait ingurgiter en retour …
    Et lorsque l'écœurement en vient à prendre le dessus sur tout le reste, il cesse enfin ce baiser morbide et se met à tousser, violemment, comme si s'accaparer Sa vie avec tant d'acharnement avait réactivé ses poumons pétrifiés, qui peinaient à recouvrir leur fonction vitale et crachaient cette poussière infâme qui les noyait dans un bain sanglant. Et la marée noire déborde sans qu'il ne puisse la retenir, il hoquète et la crache avec effroi et répugnance sur les draps. Leur acte regorge d'une telle barbarie qu'il lui fait honte … mais incapable d'y songer trop longtemps, il finit par vaincre sa faiblesse qui lui engourdit corps et âme pour serrer son aimé contre lui, et s'abandonner une dernière fois à cette vie miraculeuse dont il regorgeait.

    « Puisque tu ne rejoindras pas les cieux, fais-moi au moins le plaisir de ne pas laisser l'éternité te priver de ta vitalité, mon ange … »
    _________________

    Mihaïl Egonov



    "Tu n'es qu'un affreux égoïste".

    Je sais. C'est grâce à ça que je serai éternel.
    Je n'en ai même plus honte, au fond. M'étant longtemps persuadé que c'était un défaut, j'ai fini par admettre que ça garantissait la survie. Et Toi, mon Autre, n'es-tu donc pas égoïste pour ainsi hésiter sur mon sort, songeant probablement que je ne t'emmerderai plus une fois crevé ? Ce serait facile, hein ? Oui, trop facile... Jusqu'à ce que ta conscience ne se mette à te poursuivre nuit et jour. J'en ai fait l'expérience, et crois-moi, l'on n'oublie pas.
    Egoïstes, nous le sommes tous, à différents degrés.

    Une chose est sûre, notre Nous est un foutu salaud.

    Un léger sourire, discret, s'incrit dans mon visage lorsqu'Il expulse de ses lèvres ce désarroi chaotique en un rire nerveux.
    Tu le sais que tu ne peux pas m'abandonner, n'est-ce pas ? C'est bien plus fort que Toi. Je n'ai pas peur de la mort car je peux sans hésiter parier tout l'or du monde que Tu me ramèneras. Tu es trop jaloux pour accepter qu'elle me garde pour Elle.

    Si Toi & moi ne sommes qu'un, mes caprices sont Tiens.


    Mes membres engourdis me pèsent, je lutte sans cesse pour atteindre la surface de ma consience. Si je perds connaissance, je ne me réveillerai plus jamais.
    Malgré toute la délicatesse de Ses gestes, sa manipulation m'arrache un faible gémissement de douleur. Si je dois demeurer éveillé, n'hésites donc pas à torturer mes plaies. Si si, ça me ferait plaisir. Je n'ai rien trouvé pour me punir de mes fautes, les prières ne sont que vaines pensées qui ne rendent pas justice... Peut-être le châtiment saura-t-il me soulager de mes maux.
    Le regard à demi-clos, le visage appuyé contre son épaule, je sens une chaleur réconfortante se diffuser en moi. Comme un gosse se sentirait rassuré dans les bras d'un parent, en paix avec les monstres qui voudraient hanter son sommeil...
    Et doucement, sans pouvoir m'en empêcher, je commence à sombrer... Jusqu'à ce qu'une claque vienne brutalement heurter ma joue, balayant un peu de brouillard dans mon esprit.
    Je l'écoute tant que je le peux encore et écarte mes lèvres déjà blêmes. Un doigt froid et humide se glisse entre elles et je manque de cracher par réflexe le goût amer de son sang dans ma bouche. En tant qu'humain, je ne lui trouve rien d'appréciable...
    Mais toute l'horreur du geste ne m'atteint pas, bien au contraire.
    J'aspire son liquide de mort avec toute la force qu'il me reste, appréciant dans cet acte une rare et précieuse intimité.


    Tout regardé. J'ai tout regardé. Contemplé, tandis que Tu fermais les yeux, effrayé. Plus les secondes s'écoulaient, moins je ressentais de dégoût face à ces flots de Vitae se répandant sur nos corps comme à l'intérieur. Ta peau déchiquetée. Ma blessure qui, à travers le bandage et ma chemise, s'est remise à saigner. Je me suis déjà résolu à y prendre goût.
    Baignant dans une marre sanglante, étreint par l'homme de ma future non-vie, je décide enfin de m'abandonner dans les bras de la Mort tant espérée.
    En guise de dernier geste, un léger sourire un brin espiègle, auréolé d'innocence, pare mes lèvres rouges de sang. Avant qu'un infime murmure ne se faufile entre elles, jusqu'à l'ouïe fine d'Edwin.

    - Ai-je seulement déjà été en vie ?

    Dernier souffle épuisé dans une dernière remarque stupide.
    La tension qui habitait tous mes muscles, la force qui faisait battre mon coeur et se soulever mes poumons, se sont évaporées. Mon sang s'arrête de circuler, ma vie charnelle se meurt. Mais la seule idée de revenir m'ôte la moindre peur.
    Je mériterais d'en finir. Cette phrase m'est si souvent venue à l'esprit. A chaque fois que je t'ai fait du mal, j'ai voulu m'en punir. Mais ça ne m'a pas empêché de recommencer. Parfois je me demande pourquoi tu t'accroches à moi...
    Peut-être parce que je ne t'en laisse pas le choix. De cela je n'éprouve plus que les restes d'une culpabilité creusée avec trop d'acharnement.

    Mes yeux vides voilés par un rideau humide fixent un point invisible sur tes vêtements. V.I.E. de mes doigts s'échappe.
    Malgré tout ce que tu dois penser de mon égoïsme en ce moment, c'est bien pour toi que je reste... C'est pour Toi que je me bats. Tu es ce qui est le plus important pour moi.

    Vie, la mienne, n'est que petite Mort. Mais Mort, la nôtre, n'existe pas.



    H - Quelques infimes secondes.
    Tout ce qu'il me reste pour... cesser de me repentir.

    Tréfonds de l'inconscience, me voilà. Seul avec moi-même... Je vous dis pas l'ambiance...
    Je suis encore tout seul, âgé de huit ans, assis sur mes affaires au beau milieu de ce foutu couloir. L'expression lasse, je commence à me ronger les ongles... puis à me mordre les doigts, nerveux et déboussolé.
    Je suis mort de peur... Je tourne le dos à cette lumière aveuglante qui se dirige doucement vers moi. Elle semble si réconfortante, et pourtant je ne peux m'empêcher d'appréhender la suite...
    Elle engloutit tout ce qui m'entoure. Sa puissante chaleur m'attire à elle. Je relève la tête que j'ai blottie au creux de mes bras et ouvre les yeux, révélant à la mort deux iris bleutés, seule touche de couleur dans cet océan de rien.

    Comme un millier d'étoiles qui naissent dans mon univers.
    Mon être explose en infimes particules qu'avalent le néant. L'Homme n'existe plus, n'entend plus, ne regarde plus.

    Il ne fait que comprendre.



    H. Game Over... Try Again.


    C'est comme si j'étais le spectateur de ma propre existence, bien installé au creux de moi-même. Je ne suis plus qu'un corps figé dans le temps, qui ne ressent encore rien, pas même la chaleur ni la douleur. Je ne sais même pas si j'ai encore ma place ici. Que dois-je faire ?
    Je me redresse, constatant que je me sens parfaitement bien... Non, ce n'est pas exact. Je ne sens... rien. Relevant ma chemise, je constate que la plaie mortelle dans mon abdomen n'existe plus.
    Les péchés n'en sont pas plus lavés, hara kiri n'a pas effacé mes torts de mes pensées. C'est pour l'éternité que je devrais sans doute me les trimballer.
    A quoi est-ce que je m'attendais, au juste ?
    Je ne sais même pas dans quel monde je suis...

    Les couleurs de la pièce me semblent fades, et tout est désert. Il règne un silence de mort. Un léger courant d'air vient de nulle part, agitant les quelques rideaux aux fenêtres, caressant mon visage, et répandant une infime odeur sur son passage, indescriptible.
    Mes premières pensées sont pour Edwin.
    M'as-tu sauvé, abandonné ?

    Je me lève comme si je n'avais jamais été mourrant et quitte la chambre, pour partir à sa recherche. Au bout de quelques pas dans le couloir tristement vide, je me rends compte qu'il y a quelque chose dans ma poche qui me gêne. Surpris, je plonge la main dedans. L'objet dégage une lumière aveuglante et avant même de l'avoir vu, je le reconnais. La sphère lumineuse que j'ai découverte il y a quelques mois de cela, l'artefact, la porte du royaume des morts que j'ai visité en compagnie de Cybèle. Je pensais ne jamais revoir cette babiole, et là voilà aujourd'hui dans ma poche...
    Relevant le regard, je suis soudain pétrifié. Le couloir auparavant désert grouille de spectres plus vaseux les uns que les autres, semblables à ceux que j'ai déjà rencontrés. L'espèce de texture gluante qui les caractérise me colle à la peau...

    Pris d'un doute, j'observe ma main et la découvre recouverte de cette substance poisseuse. Croisant mon reflet dans une vitre, je demeure immobile devant l'horrifiante transformation de mes traits. Ma peau se décompose, mes cheveux blanchissent et tombent au sol à une vitesse surprenante. Au bout de quelques secondes, je ne suis plus qu'un cadavre informe, fait d'une étrange consistance, je peux voir l'intérieur de mon corps et tous les éléments qui le composent.
    Je suis un spectre comme les autres.

    Quelque peu effrayé par mon propre reflet, je rebrousse chemin, regagnant la chambre. Edwin n'est pas là... Je suis tout seul dans un monde inconnu.
    Recroquevillé sur le lit, intimidé par le silence, je ne fais plus qu'attendre. Attendre quoi ?
    Que mes doigts se recomposent. Que ma joue semble rugueuse à leur contact, à nouveau, et que les alentours baignent dans le bruit des pas et voix qui résonnent dans le couloir. Pourquoi ?
    Pour regagner le monde, réel ou pas je m'en fiche, tant que c'est le monde où Tu te trouves.



    Une heure, un jour, un siècle plus tard. Tout n'est que secondes d'éternité, temps de rien.
    En guise de premier réflexe, mes doigts glacés se resserrent sur le pendentif échoué sur le matelas. Mes paupières se relèvent et je vois comme au premier jour, fixant l'éternité avec, au creux du regard, une lueur émerveillée.
    Un bruit de fond résonne dans mon crâne, comme un rythme régulier. Des dizaines, des centaines de coeurs palpitants bourdonnent à mes oreilles. J'entends tout, je vois tout, mais je suis encore loin de tout comprendre.
    Comme un regard de nouveau-né sur le monde qui l'entoure.

    Je rencontre Son regard, redessine les moindres détails de Son visage avec les yeux. Comme si une nouvelle lumière mettait en valeur ce que j'ai cru connaître de Lui par coeur.
    Comme tu dois me haïr en cet instant... Tu sais, t'es pas le seul. Détestons-moi ensemble. Le pire, c'est que je ne me cherche même plus d'excuses. Je suis dès cette nuit un éternel salopard.
    Exterminons-moi une bonne fois pour toutes, aurais-je dû penser. Mais je ne l'ai pas fait... Trop curieux de connaître la suite. Aurais-je seulement envie d'en finir à nouveau, un prochain jour ?
    Pour quoi faire ? Je suis déjà mort. Considérons que j'ai été puni. La suite n'est encore en rien révélée, mais qui sait ce qu'elle nous réserve...
    Sommes-nous toujours un projet à long terme, mon Autre, maintenant que je ne possède plus la Vie que tu admirais tant ? Suis-je encore digne d'intérêt à tes yeux ?
    Tu sais, si tu ne m'aimes plus après ça, ce n'est pas si grave. J'ai bien assez d'amour pour nous deux, j'en déborde de manière écoeurante.

    Je palpe mon visage de mes doigts. Il est comme recouvert d'une pellicule de froid que je ne ressens pas à l'intérieur. Mes poumons se soulèvent une fois. Puis une autre. Avant d'abandonner. L'appréhension commence à me gagner, il me manque certaines sensations vécues durant trente ans. Je m'y attendais, et pourtant, mon corps ne comprend pas.
    Ce corps est devenu un étranger, mes sens exacerbés sont en panique, déboussolés. Le sang, le décor aseptisé, le produit de nettoyage dont a été recouvert le carrelage, agressent mon odorat. Même le maquillage d'Edwin a une odeur décuplée, tout comme le shampoing dont il s'est servi. Parfum, détergent, bétadine, eau de toilette. Le brouhaha du couloir se fait plus présent, j'entends presque la conversation de la chambre d'à côté. Murmures, rires, pleurs, grincements, grognements, sifflements, sonneries. Les portes couinent, les pulsations s'intensifient ou s'arrêtent brutalement, il y a aussi le frottement des vêtements, tout est disproportionné dans cet environnement.

    Mes paumes s'abattent sur mes oreilles pour étouffer le bruit, c'en est presque insupportable.
    Les premières heures seront un enfer, parait-il. Ma punition suprême commence, et ça me fait presque plaisir.
    Tout mon être se met à gronder, comme s'il lui manquait quelque chose. J'essaye de réfléchir avec lucidité, me rappelant tout ce que je sais des vampires. Et c'est en raclant malencontreusement ma langue contre une canine tranchante qu'une goutte de sang glisse dans ma bouche, éveillant ce qui s'apparente à une soif monstrueuse. Tous mes muscles se tendent, possédés par une envie naissante qui ne demande qu'à expulser des gestes instinctifs de bête affamée. Je me contiens autant que possible, tentant de faire le vide dans mon esprit encombré de pensées nouvelles.

    Les minutes s'écoulent sans que je n'aie la force de Lui adresser la parole, ma tête et mon corps sont de vastes chantiers. J'ai rarement les idées claires, donc encore moins dans cet état.
    Je suis à la fois ici et ailleurs. Comme en équilibre entre deux mondes. Je ne comprends pas grand chose, le chaos règne. Je ne me poserai plus de questions jusqu'à nouvel ordre.
    Un bout d'un moment, enfin, tout se calme. La soif demeure mais je parviens à la maîtriser un moment, j'ignore si ça durera longtemps.
    Je me redresse dans le lit. Face à Edwin. C'est à peine si j'ose le regarder dans les yeux.

    Que dire... Merci ? Ca semble si peu...
    Pardonne-moi, je t'aime bien trop... tu l'as déjà trop entendu. Et qui sait... tu n'as peut-être plus envie de l'entendre.
    Mon regard se voile un instant. Au loin dans les couloirs, je perçois la présence de mes nouveaux congénères. Ils sont imposants, intimidants. Et tous ces êtres vivants qui nous entourent...
    Recroquevillé sur le lit, le visage au-dessus des genoux, je les écoute en silence.
    Ce que je dois penser ? Je ne sais plus... Je me sens mal à l'aise ici, et il y a de quoi, c'est dans ce lit que je suis mort. Combien de temps s'est-il écoulé ? Je l'ignore.
    Est-ce qu'Edwin me pardonnera un jour ? J'en doute... Je me sens si mal d'un coup, j'ai du mal à retrouver mes repères.
    Mon repère. Tu es le seul à qui je m'accroche.

    - Je ne te demanderai plus de t'occuper de mon cas. Je... Je vais me débrouiller, je crois que j'ai besoin d'être un peu seul un moment... Ca ne va pas être beau à voir.

    Je t'en fait voir de toutes les couleurs, il ne manquerait plus que je te fasse subir la première nuit d'un néonate.
    Tout ce que voudrais pourtant c'est rentrer à la maison avec Toi, si toutefois tu veux encore de l'abject personnage qui te sert à présent d'Infant. Profiter de ton retour, te faire oublier nos retrouvailles sanglantes.... Te faire vivre malgré tout un bon moment, te montrer que mon humanité ne s'est pas totalement évanouie avec ma vie.
    Mais un désastre par nuit, c'est bien assez. Il ne faut plus que je te fasse du mal, le plus simple serait que je t'évite...

    Relevant le regard, je me noies dans le sien. T'éviter plus de mes quelques heures infernales est impensable, mon Amour. Je crois que je préfère encore te faire souffrir que de m'éloigner de Toi.
    Bel exemple d'humanité, n'est-ce pas ?


    ... Heureusement que je ne peux plus me regarder dans une glace.
    _________________

    Edwin Vanelsin



    Tu vibres. Tu n'es qu'une effroyable cacophonie de moments vécus, de sensations. Tu bourdonnes, tu grinces. Tu hurles. Tu n'as jamais fait autant de bruit qu'à l'aube de ta mort. Peut-être l'es-tu déjà ? Je ne te sens même plus dans mes bras. Comme si tout mon corps était engourdi, comme si tu n'étais qu'un vent glacé auquel je n'aurais su m'habituer, et qui m'aurait paralysé, malgré moi. Tu ne trembles pas, pourtant … Et tu me craches tes derniers mots avec une assurance que j'exècre. C'est tout ce qu'il me restera de toi, alors que tu renaîtras. Une question, une insupportable interrogation, qui nous aurait obligatoirement mené au conflit si tu avais encore été en état de raisonner. Quel bonheur que tes lèvres soient scellées pour un temps qui me soit compté … Allez donc crever, toi et ta saleté de pessimisme. Toi et tes certitudes morbides ancrées aux tripes. Je refuse de songer que je t'ai aimé en vain. Tu étais tout ce qu'il y avait de plus vivant … Ton corps et ton âme formaient une ravissante harmonie qui me rendait fou, fou de jalousie. Quel immortel feras-tu, armé d'un tel état d'esprit ? Un massacre. Ce sera un massacre.
    « Ce ne sera pas beau à voir. »

    Je ne veux pas de Toi, je n'ai jamais voulu de Toi ! C'est Toi … qui t'es imposé à moi.
    Ma peau ensanglantée suinte d'une innocence qui concurrence la tienne, ornée de fierté.

    Comme si la Terre venait subitement de s'arrêter de tourner, et qu'il chutait de son piédestal. Le choc a brisé l'illusion, déchue à jamais.

    Dans la Vie, ou la mort, qu'importe, il le serre à l'étouffer contre lui, incapable d'agir autrement. Son sanglot naissant s'étouffe dans son cou tiède, car il est bien décidé à se forcer de ne conserver qu'un souvenir rassurant de sa vie corporelle. Ces dernières miettes de chaleur, il les sauvegardera bien consciencieusement en lui et refusera pour l'éternité de s'en défaire. Il ne peut que l'aimer par ce biais … il en est persuadé.
    Avec le drap, il frotte délicatement ses lèvres équatoriales pour leur rendre cet aspect intact si attrayant. En revanche, il refuse de toucher à ses paupières. Mihaïl n'avait qu'à pas choisir de mourir les yeux ouverts …

    Il le serre contre sa poitrine comme un nourrisson, et l'étend sur le lit, avec cette certitude qu'il n'est qu'endormi. La mort l'effraie tant que la prise de conscience de la Sienne le ferait entrer dans un tel état de panique qu'il serait capable du pire. Et il se doit de respecter Son choix. De lui prouver que d'eux deux, il n'est pas le plus égoïste. De lui prouver qu'il L'aime par ce biais. De le persuader qu'il espère que son sacrifice ne sera pas vain …
    Et au creux de Ses bras, il se loge une fois de plus, se recroqueville comme un enfant et se serre contre son cœur encore tout frémissant. Ses lèvres se déposent tendrement à son emplacement. Sacré. Sacrilège. Il enroule Ses bras autour de sa silhouette frêle et se laisse bercer au rythme de pulsations que son imagination entretient avec le plus grand soin du monde. Ses doigts évasifs lui caressent gorge et poumons.

    « Bien sûr que tu étais en vie … Et tu le demeureras pour l'éternité, crois-moi. C'est à ce prix que tu resteras avec moi. »

    Le confort est parfait, aussi parfait que l'illusion, qui le prend par la main et le noie encore plus dans cette idée fausse mais si délicieuse. Il perd le large, il perd pied, il chavire.
    Il s'est endormi. Il a échoué.


    Lorsqu'il se réveille dans ces bras éternellement chauds, il n'est plus seul.
    Il ne s'en rend pas compte immédiatement. Engourdi par le bonheur illusoire que lui procure cette étreinte macabre, il s'accorde encore un moment de dérive dans ces océans tumultueux dont les tempêtes l'aveuglent. Mais très vite, il perçoit que quelque chose perturbe sa plénitude. Son organisme, à vrai dire. Comme s'il était mort en même temps que son Autre, et que lui aussi était condamné à redécouvrir toutes les facultés que l'éternité lui avait conférées.
    Il y a quelque chose en lui, qui remue, qui vit. Qui existe. Quelque chose de nouveau, quelque chose d'effrayant. Terrifié, il baisse stupidement les yeux vers là où l'activité lui semble provenir. Il y a quelque chose, là, qui lui ronge le ventre de l'intérieur.
    Il ne peut retenir un cri lorsque la créature pose ses mains sur sa peau, côté impalpable. Là où tout est à vif. La terreur le gagne, il porte à son tour une main rapide là où le contact lui paraît avoir lieu, mais il ne ressent rien : rien ne lui tend la chair. Pourtant, il est persuadé qu'on le tâte de l'intérieur. La chose tâtonne, découvre son nouvel environnement. Elle s'éveille en douceur, s'émerveille de ce paysage qui l'entoure. Lui de son côté s'efforce de localiser ces mains qui s'impriment en son être, mais rien n'y fait. Ça vit partout, ça occupe toute sa personne. Et alors qu'il s'évertue à tenter d'en percer le mystère, il rencontre malencontreusement ces prunelles d'ange qu'il aurait tant préféré oublier à jamais.
    Le lien indéniable.

    La créature s'égosille, la panique lui emplit l'estomac. Il la sent s'agiter, se crisper face à ces sensations inconnues. Elle ne se plaît pas, là où elle est. N'aurait-elle pas pu prendre racine ailleurs qu'en lui ? Il ne veut pas de cet être qui se heurte et s'emmêle dans ses entrailles. Il ne … veut … pas …
    Et pourtant, l'évidence lui saute à la figure.
    C'était donc ça, qu'être Sire … ?

    Il n'a pas besoin d'observer Mihaïl réhabiliter son corps pour percevoir toute son horreur, tout son étonnement. Tout cela existe en lui. Ces sensations qui ne lui appartiennent pas, cette Bête qui s'éveille et qui lui est étrangère, qui s'acharne contre les parois de son être et qui ne demande qu'à être libérée pour s'adonner à la tuerie qu'elle convoite tant. Il a l'impression que même si son Autre se trouvait à l'autre bout du monde, il percevrait tout de même son désarroi, sa culpabilité, et à la fois sa fierté d'être parvenu à ses fins. Comme s'Il n'avait plus aucun secret pour lui.
    Quelle infâme erreur venaient-ils donc de commettre ?
    La punition infligée lui semble bien pire que la condamnation d'être hanté par l'être aimé pour le restant de ses jours. Là, c'est bien pire. Ces mains qui vivent en lui s'accrochent à ses tripes, et traduisent ce que les mots ne peuvent exprimer. S'ils exigent la solitude, les mains quant à elles se cramponnent, refusent d'abandonner le moindre centimètre de terrain. Il est dévoré par cette impression de pouvoir les palper à tout instant, mais dès qu'il en lance la tentative, elles lui semblent soudain si menues, si fragiles … comme si elles appartenaient à un nourrisson. Pour finalement se volatiliser.
    Condamnés à vivre ensemble pour l'éternité.

    Ses prunelles se font plus dures, alors qu'elles remontent le long de Son visage. Naïvement, il avait cru que le tuer par cette voie-là le laisserait à l'abri de quoi que ce soit. Jamais il n'aurait pensé … que lui aussi devrait subir les conséquences de ce lien dont il ne savait quoi penser.
    La chose en lui a beau être effrayante, il ne doute pas que si elle se blottit contre ses entrailles et se met à gazouiller, alors elle lui apporterait un bonheur sans faille …

    « Espèce d'abruti, on ne peut pas être vampire et autodidacte à la fois … »

    Pauvre bonhomme, tu n'iras pas loin, si tu débutes la partie ainsi. Ce serait une grave erreur de croire que l'on peut tout apprendre de soi-même. Pourquoi penses-tu que je me suis accroché à Lui pendant cinq interminables années, au-delà de l'amour que je lui devais ? Pourquoi penses-tu que je faisais abstraction de sa haine et de sa violence ? Te voilà tout juste mort, et déjà, tu n'en fais qu'à ta tête. Déjà, tu m'exiles, une fois de plus. Et tu penses que je vais céder à des caprices sans broncher ? Maintenant que tu m'es lié pour l'éternité, la donne ne sera plus jamais la même.

    Impassible, voire hautain, il l'observe découvrir tout ce qu'il n'osait imaginer. La réalité est tellement plus dure et blessante que la plus vraie des illusions. De justesse, il retient un rire jaune. A l'entente de telles paroles, il regrette déjà de s'être montré plus faible que Lui et d'avoir cédé … Ne comprend-il donc pas tout ce qu'un tel lien sous-entend ? Lui-même ne pensait pas qu'il serait si lourd de sens. Il côtoyait depuis longtemps déjà ces chaînes invisibles qui le rattachaient à son Sire, mais là, c'était tout différent.
    Et cette chose enracinée en lui, qui se débattait et menaçait de déchiqueter le moindre de ses organes si sa soif n'était pas étanchée …

    « Tu ne pensais tout de même pas que ce serait agréable ? L'éternité n'est alléchante que par sa résonance. Ne t'avise jamais d'être fier d'être immortel et de croire naïvement que cela te confère la moindre supériorité sur qui que ce soit … »

    Et que feras-tu, une fois livré à toi-même ? Un massacre. Tu as besoin d'être seul ? A qui le dis-tu !
    Vraiment, ton égoïsme m'écœure.

    « Tu ne tueras personne. Pour cette nuit, ce sera moi ou rien. Tu viens à peine d'ouvrir les yeux, que tu crèves déjà d'envie d'aller te perdre dans la nature. La mort n'est pas un jeu, Mihaïl. La vie des autres non plus. Arrête de croire que tu peux te servir de moi lorsque ça t'arrange, et d'ensuite t'émanciper lorsque bon te chante … »

    Le nourrisson semble lui étreindre la gorge et refouler la naissance du moindre sanglot. Comme s'il brouillait la moindre effluve sentimentale. Comme si son rôle était de lui inculquer cette force d'âme qu'il n'avait jamais pu prétendre posséder. Seuls ses yeux se bordent d'une tristesse tout juste perceptible. Une goutte d'océan bouleversée s'écoule le long de sa joue, mêlée à quelques grains noirs de maquillage.
    Il vient saisir sa main faussement chaude sans le quitter des yeux. Avec délicatesse, sans la moindre brusquerie. Il en palpe les doigts qu'il croit inchangés, puis les amène à son cou. Ses phalanges nouées aux siennes, ses prunelles rivées à son teint qu'il se refuse d'admettre blanchi, il dessine le contour d'une veine épaisse puis en longe le sillon jusqu'à l'épaule.

    « J'aimerais t'apprendre … »

    Dit-il, faible, la voix émue de sincérité pitoyable comme il sait si bien le faire.
    Tu m'as déjà ôté le droit de te garder en vie … alors laisse-moi conserver celui-là.
    Car ce sera soit cela, soit …
    _________________


    Mihaïl Egonov


    Tu sais, j'ai appris beaucoup de choses tout seul. J'ai appris qu'on ne peut faire confiance à personne, pas même à soi-même. J'ai appris que nous sommes tous naturellement mauvais. J'ai appris que le plus doux des agneaux pouvait vous déchiqueter une fois que vous lui avez tourné le dos. J'ai appris à ne compter sur personne pour ne pas être déçu. Tu comprends, je me suis toujours fait avoir, trahir, manipuler.
    A ce jour, au bout de près de deux ans, il n'y a qu'une seule et unique personne sur qui je compte certainement bien trop... Je m'abandonne à Toi, toutes barrières écroulées, te faisant subir le poids de ce qui m'a manqué.

    Je pense si fort que je suis sûr que Tu es capable de m'entendre...
    J'ai comme le sentiment d'être divisé en plusieurs morceaux. Il me manque quelque chose, que la Mort a caché dans des lieux où je ne peux rien récupérer.
    L'un de ces morceaux se trouve être juste devant moi.
    C'est Toi qui l'as. Nous étions déjà proches l'un de l'autre, cette nuit nous le sommes encore plus. Etre lié à Toi pour toujours, c'est ce que j'ai si souvent souhaité.

    Mes prunelles se suspendent aux tiennes et ne les quittent plus. Un infime - presque imperceptible - sourire orne mes lèvres tandis que je te contemple et t'admire. J'aime que l'on me traite d'abruti lorsque ça sort de ta bouche. Tu pourrais me gifler, ça ne changerait rien, je me sens si bien quand je suis en osmose avec Toi.
    Je ne suis fier que d'avoir Ton sang dans mes veines et heureux d'être encore là grâce à Toi. J'étais loin d'imaginer à quel point un Infant pouvait se sentir proche et dépendant de son Sire... C'est encore bien plus puissant qu'un lien parental, et si je n'étais pas déjà complètement barge de Toi, je me demande si, à l'image d'un parent, je pourrais remuer ciel et terre pour Toi sans conditions.
    Sans aucun doute.

    Je m'en fiche que les premiers temps ne soient pas agréables. J'aime les choses compliquées. J'aime les vivre avec Toi, malgré les conséquences que cela entraine. A vrai dire, c'est à peine si je me soucie des répercussions, désormais. Il y a des jours où nous faire du mal ne me pose plus aucun problème...
    Sa main se glisse sur ma gorge et j'en apprécie bien plus la douceur qu'auparavant. Tous mes sens agressés se sont apaisés quand je t'ai regardé, et c'est comme si un silence de mort régnait dans la pièce durant ton geste si affectueux, me laissant pleinement profiter des sensations décuplées du toucher.
    Ta peau a une odeur délicieuse. Quelques infimes traces de ton sang dans ma bouche ravissent mes papilles. Ton visage me semble si précis, si beau, si... parfait à mes yeux, avec tous ces défauts qui n'ent sont pas.

    Ma main libre caresse à son tour ta gorge.
    Le parasite s'empare de tes lèvres et s'y accroche, telle une sangsue sur ta peau. Le baiser est physiquement glacé mais d'une rare intensité, dont je me délecte avec passion. Je crois que je t'ai rarement aimé aussi aveuglément qu'aujourd'hui. Je pourrais t'embrasser toute l'éternité, ça ne me dérangerait absolument pas.
    Tout ce que je veux, c'est que tu sois à moi.

    Libérant ses lèvres, je laisse nos fronts s'appuyer l'un contre l'autre. Nos visages demeurent immobiles. Le souffle chaud qui se serait frayé un chemin dans ta barbe n'existe plus. Imagine qu'il y soit encore, imagine que rien de tout cela n'est perdu... Souviens-toi du rythme de mon coeur s'il te manque.
    Pour moi il est encore là. En harmonie avec le tien.
    Le rêve est le remède à la mélancolie d'un souvenir ou de quelque chose que l'on n'a pas connu. Tu sais, moi j'ai toujours su que tu étais vivant. Au fond le statut de vampire n'invente rien, il réveille ce qu'on a d'enfoui à l'intérieur. Les détails physiques n'ont pas d'importance.
    Et la Bête est en nous depuis le premier jour.

    Pour un néonate perturbé je me trouve étrangement lucide...

    - La mort n'est pas un jeu, c'est ma délivrance... Pour moi, la vie était une partie perdue d'avance. Je ne sais même pas ce que l'éternité va m'apporter, j'y ai fondé beaucoup d'espoirs mais au fond... Tout ce qui m'importe, au-delà d'un nouveau statut, c'est que tu sois à mes côtés.

    Je me lève, je marche un peu, constatant que tous les petits détails dont se plaignent les vivants, comme une légère gêne respiratoire, une courbature, et même les changements de température, tout ça n'est plus. J'avance comme si je ne sentais pas la présence de mon corps, et en même temps, toutes sortes de signaux sont envoyés à mon cerveau.
    Mes gestes sont fluides et légers, j'ai du mal à me reconnaître. Haussant un sourcil en constatant que mon ombre n'est plus accrochée à mes pieds, je découvre peu à peu tous les changements qui se sont opérés. Et je me demande encore comment une telle magie est possible...
    Je chasse toutes ces pensées de ma tête, ce n'est pas ce qui me préoccupe le plus. Relevant le visage en Sa direction, je le détaille à nouveau.
    Ce que je suis heureux que tu sois là, avec moi... Tu as raison, j'aurais pas pu m'en sortir tout seul. Quelque part je voulais ne plus être un poids pour Toi.

    En devenant ton Infant, j'ai réussi mon coup, ma foi...

    Marre d'être un boulet pour tout le monde. Mes soi-disantes crises de folie passagères sont un faux prétexte. Enfin je crois.
    Je reviens m'asseoir sur le lit encore plein de sang. Mes vêtements en sont recouverts également. Par curiosité, je soulève ma chemise et jette un oeil sur l'emplacement de ma blessure mortelle. C'est comme si rien ne s'était passé. En revanche, toutes mes autres cicatrices demeurent présentes. Elles feront éternellement partie du passé.
    Finalement, je commence à parler, d'une voix peu élevée.

    - Tout ça, ça ressemblait à un accident... Si je me suis tué, je crois que ce n'était pas vraiment consciemment. Enfin j'ose l'espérer... Même si je n'y crois pas vraiment...

    Je suis déboussolé, je ne sais plus où j'en suis. Dois-je lui parler de mon hallucination de François ? Et si ça se reproduisait ?
    Essayant en vain de remettre de l'ordre dans mes idées, je reprends.

    - Non, en fait... Je ne sais plus. Je voulais mourir, oui, mais pas comme ça... Pas maintenant. Je ne voulais pas te mettre le couteau sous la gorge, mais le désespoir a été plus fort. Tu m'en veux et je le comprends parfaitement. Mais je ne voulais pas partir et ne plus jamais te revoir...

    Te quitter pour toujours était au-dessus de mes forces. J'ignore de quoi est fait l'autre monde, celui qui se trouve après les limbes, j'ignore si l'on est capable de se souvenir, mais dans le doute... J'ai préféré piétiner l'éventualité d'une séparation.
    A l'idée que tu ne sois plus auprès de moi, j'angoisse. Je reprends ta main, un peu tremblant, désorienté. En bruit de fond, les voix et pas dans le couloir changent régulièrement d'intensité.
    Je crois que je ne me sens pas bien, ici... Tout ce sang, répandu sur ce qui fut d'un blanc immaculé, cette odeur s'infiltre dans mes narines et titille ce qui gronde à l'intérieur de mon corps. Je crois que l'instant de répit est terminé, il va falloir affronter la dure réalité qui s'annonce.

    - Rentrons, Edwin... Je veux bien que tu m'apprennes.

    Rentrons et enferme-moi, avant que je ne tue quelqu'un. Je ne suis pas un monstre, je pense encore savoir ce qui est bien ou mal... Sauf en ce qui nous concerne.


    Nos pas légers aux ombres absentes s'éloignent de l'hôpital. Côte à côte, nous avançons le long de la rue, en direction du manoir qui me semble si loin. Nous pourrions appeler un taxi bien sûr, mais je ne compte plus me plaindre de la fatigue désormais, autant prendre l'air... quand bien même nous n'avons plus besoin de respirer.
    Sur le chemin du retour, il me semble voir dans la nuit comme en plein jour. Les coeurs battants sont des milliers, tout autour de nous.
    Et bientôt, je ne les supporte plus.
    Le brouahaha est assourdissant, je n'entends plus que lui. Si seulement tous ces corps pouvaient se taire !! Que tout le monde crève, ça me ferait des vacances.
    On se calme... On se calme.
    Peut-être qu'on parvient à les ignorer avec l'expérience, qu'en sais-je ?
    Je n'avais pas idée. Mais le moment où je regretterai d'être encore là n'est pas venu. Il ne viendra jamais, tant que Tu es là.

    La Soif me tiraille et commence à me brouiller la vue. Mon allure ralentit, mon pas dévie soudainement et je me retrouve le front plaqué contre un mur recouvert de lierre, serrant les poings jusqu'à voir blanchir les jointures de mes doigts.
    Tu regrettes de m'avoir sauvé, je suis sûr que tu regrettes ! Comment peux-tu accepter de subir la moindre de mes lubies, sans m'en vouloir ?!
    Je ne voulais pas m'imposer à Toi.
    Enfin si, je le voulais.
    Bref, je ne sais plus. Pour changer.

    Le masque s'effrite et je plisse les yeux pour ne pas affronter ton regard.
    Je ne sais plus que faire de tout ce que je ressens, tout m'est nouveau et familier à la fois. Et je commence à prendre conscience que tu n'as sans doute aucune raison de m'admirer... et pourtant tu le fais quand même... Maintenant que je n'ai plus ce que tu voulais, que je ne suis plus qu'un cadavre comme un autre, pourquoi veux-tu encore de moi ?
    Au diable la retenue. Une larme carmine s'écoule sur mon teint pâle, avant d'être vivement balayée par ma manche déjà pleine de sang. Je me sens sale, autant à l'extérieur qu'en dedans. Souillé par mes conneries monumentales. Se tuer par accident volontaire, c'est pathétique. Je suis pathétique.
    Au moins j'ai encore un coeur, semble-t-il.

    Dans un regain de courage, je m'éloigne du mur et lui présente mon regard rougi. Ma main froide se glisse dans la sienne, et je me mets à courir, l'entrainant avec moi au-delà des rues, au-delà du reste du monde. Une course éffrénée contre ce que fige l'éternité.


    Dans l'ivresse des profondeurs,
    Je voyais comme une dernière chance
    Sans m'estimer à la hauteur
    De pénétrer ton existence...

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    32 - Love kills.
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