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     0.2 - Requiem.

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    Atticus

    Atticus

    Messages : 203
    Date d'inscription : 08/01/2011
    MessageSujet: 0.2 - Requiem.   0.2 - Requiem. EmptyDim 9 Jan - 17:42
    «Le monde souffre de ne pas avoir assez de mendiants pour rappeler aux hommes la douceur d'un geste fraternel.» Marcel Aymé.


    2 Janvier 2013, Novossibirsk, Sibérie.

    Pourquoi ne suis-je pas séduisant, riche, et chanceux ? L'un de ces sex-symbols qu'on admire dans les magazines, ceux que les femmes aimeraient retrouver dans leur lit, et qui mènent une vie de rêve, entre le yacht immaculé et le plateau télé où ils exposent leur vie privée ? Une vie privée dont le premier pecquenot venu s'arrache la moindre information, une histoire qui intéresse tout le monde alors que si c'était la mienne, tout le monde s'en balancerait comme de sa première chaussette... Ces types-là nous font rêver, nous, les moches, les pauvres, les laissés pour compte, le commun des mortels inutiles... Les premiers qu'on exploite et les derniers qu'on sauve à bord du Titanic.
    Je fais partie de ces gens dont personne n'a cure. Un pauvre con en bas de l'échelle sociale, une sous-merde que la plupart des grands patrons et des policitiens décollent de leurs pompes cirées à deux mille dollars l'unité.

    Certains d'entre les rats de fond de cale persistent à rêver. A imaginer qu'un jour ils seront connus et adulés par des milliers de fans, des billets pleins les poches, le cigare entre les lèvres. Rêver ? Fermer les yeux sur les soucis du monde ? J'en suis parfaitement incapable. Contrairement à tous ces moutons, c'est parce que je suis lucide que je suis malheureux. Je ne vaux pas mieux qu'un autre, je le sais. Au contraire, les autres ont plus de chance que moi : ils ignorent tout du monde qui les entoure. En écoutant la télé et se laissant embobiner par ces reportages douteux, ils parviennent à se convaincre que la réalité qu'on leur expose n'est pas celle qu'ils vivent.

    Quand on nait bouseux, on finit bouseux. C'est une certitude.
    Toi, là-bas... Oui, toi, la pouffiasse qui me regarde en coin... Tu crois sérieusement que tu deviendras chanteuse ? Mes fesses, ouais ! Tu passeras par le cabaret le plus proche après t'être faite refouler à la porte des grandes scènes, et pendant dix ans tu dandineras ton cul capitonné sur des planches obscènes, cisaillée du regard de bons gros pervers, jusqu'à ce qu'on te dise que tu n'es plus aussi bien roulée que jadis. Tu trouves que mes mots sont durs ? Ils sont justes, c'est tout, et au fond de toi tu ne veux pas admettre que j'ai raison. Cesse donc de te faire des illusions, finis tes études en espérant trouver par la suite de quoi payer ton loyer démesuré, et contente-toi d'être en vie.

    Tout n'est qu'illusion en ce bas monde. De quoi titiller votre imagination et votre espoir. Nous avons besoin d'un but pour nous lever le matin. Et moi, tout comme vous, j'en ai, bien sûr... Je rentre dans ce moule de façon parfaitement consciente. Comment s'empêcher de rêver ? J'ai manqué d'être un grand artiste, adoré par des centaines de gens. Et même si j'y avais cru un seul instant, tout n'aurait été qu'une bulle éphémère, et la chute en aurait été plus brutale. Qu'est-ce la gloire ? C'est quand tous les regards se tournent vers toi deux secondes puis t'oublient pour regarder briller une plus belle étoile.

    Le destin ? Je ne crois guère en ce fourbe qui se rit de nous. Si j'avais cru en lui, aujourd'hui je serais triste. Je ne comprendrais pas ce qui m'arrive et en serait irréversiblement marqué. Mais je suis trop lucide, autour de moi tout est simple et limpide. J'ai cet avantage sur le monde qui m'entoure. Entrevoir la vérité est une bénédiction... mais d'autant plus une malédiction.

    Le vent s'engouffre dans les cheveux bruns qui pendent devant mon visage. Le menton bien au chaud à l'intérieur du col de ma veste longue, les mains dans les poches, je fixe un point invisible dans cette terre battue qui m'a vu naître. Je me sens alors happé par la présence de Youri qui vient de poser sa main gantée sur mon épaule, et quitte un instant mon univers pour le regarder. Un léger sourire rassurant nait au bord de mes lèvres. Son visage tremble de désespoir, ses lèvres décolorées se soudent entre elles pour ne pas faire exploser ce qu'il rêve de me dire, et ses yeux verts en disent tellement long...
    Je prends dans mes bras mon frère et le serre contre mon coeur aussi fortement que possible. Attirés comme des aimants, mes trois autres jeunes frères viennent tour à tour se blottir contre moi. Voilà une chose en laquelle je crois. L'amour et la fraternité sont deux valeurs dont je ne douterais jamais.

    Papa... je n'aurais jamais cru te revoir d'aussi près. A travers ce bois verni, celà fait de nombreuses années que ton corps n'est plus, mais je sens encore ta présence ici. Maman se glisse au-dessus de ton cercueil pour te retrouver et s'unir à nouveau à toi dans la terre glacée. Elle a pendant longtemps espéré ces retrouvailles. Egoïstes que nous sommes, nous n'avons jamais pu accepter qu'elle nous abandonne à son tour. Enfin... jusqu'à ce jour.
    Lors d'un enterrement, pour se redonner un peu de chaleur au coeur, nous nous persuadons toujours qu'il en est mieux ainsi. Mais comment pouvons-nous le savoir ?

    Youri, Vova, Mika, Alexeï et moi-même vous saluons bien bas, parents que nous aimons. Nous ne vous remercions pas de nous avoir donné la vie dans ce monde misérable... mais plutôt de nous l'avoir rendue un peu agréable. Nous n'avons jamais rien possédé de matériel, mais nous avons tellement de richesses dans le coeur...


    Dernière édition par Mihaïl Egonov le Dim 9 Jan - 17:44, édité 1 fois
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    Atticus

    Atticus

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    Date d'inscription : 08/01/2011
    MessageSujet: Re: 0.2 - Requiem.   0.2 - Requiem. EmptyDim 9 Jan - 17:43
    24 Mars 2013, Novossibirsk.

    Beaucoup de monde me dirait que ça pue. Mais moi j'adore cette odeur. Les premiers temps, elle donne mal à la tête, mais on finit par s'y habituer... Maintenant elle m'enivre. Je sais que c'est pas bon pour moi... Je pourrais choper un cancer, mais je m'en fiche. Ca sent trop bon. Je fais mes propres mélanges, et j'avoue que le vernissage est une étape que j'aime beaucoup dans la fabrication d'un violon. J'étale au pinceau, je laisse sécher, j'égrenne au papier à poncer, je revernis... Je ne rate jamais une finition, je suis bien trop minutieux pour ça. D'après mes frères, c'est d'ailleurs bien la seule chose pour laquelle je suis doué...

    Je saisis soigneusement le fond de la caisse de résonnance entre mes doigts, en la tenant juste sur les bords pour ne pas gâcher mon travail, et l'observe longuement. C'est dingue ce que j'aime le travail du bois... C'est si précis, si harmonieux dans ses formes... Et cette texture douce quand ça vient d'être verni... Je suis sûr que caresser une femme est encore moins doux que de caresser une table demi-lune Louis XV... ou bien Louis XVI ? Pff j'en sais rien, c'est pas le peu d'années que j'ai passées à l'école qui m'auront appris ça...

    Je lève les yeux vers vers les carreaux sales de l'atelier. La blancheur du brouillard inonde la salle de lumière. Il neige comme c'est pas permi... Et dire que je vais devoir rentrer à pieds. La voiture est restée bloquée, ce matin, pas moyen de la démarrer. Youri et moi avons fait le voyage à deux sur un vélo miteux. Je ne sais pas pourquoi il devait aller en ville aujourd'hui... Un nouveau boulot, peut-être. Avec sa rapidité à les lâcher les uns après les autres, je suis sûr que, ce soir, il l'aura déjà perdu.

    Mais qu'est-ce qu'il fabrique ? Ca fait déjà une heure qu'il aurait dû venir me chercher... J'ai pas envie de me taper la route tout seul et à pieds. Le jour commence déjà à tomber. Je savais qu'on ne pouvait pas compter sur lui. Je passe un coup de soufflette sur mon établi, avant de m'épousseter moi-même, en m'écartant du violon qui sèche. Une volée monstrueuse de sciure s'échappe de mon bleu taché de colle à bois.

    Soudain la grande porte de l'atelier coulisse derrière moi en grinçant, laissant le vent glacial envahir toute la pièce. Tous mes poils se hérissent subitement... pas étonnant, je suis en tee-shirt alors qu'il fait -30 dehors. Je me retourne vivement et m'apprête à hurler à l'intention de Youri, qu'il referme cette maudite porte, mais je le vois soudainement se précipiter vers moi. Il est tout tremblant... et plein de sang. Eh merde, qu'est-ce qu'il a fait, cet abruti ?! J'en ai marre de rattraper ses conneries !

    - Putain Youri, qu'est-ce qui t'arrives ?!

    Il se jette sur moi et empoigne mes vêtements. Il a l'air tétanisé. Bon Dieu, mais qu'a-t-il fait... Je ne l'ai jamais vu dans un tel état de panique.

    - Mihaïl, aide-moi... Je suis dans la merde ! J'ai descendu un flic...

    Et il m'annonce ça comme une grande tarte dans la gueule. Pendant quelques secondes, je me sens déconnecté de la réalité... Non, c'est pas possible... Il a pas pu faire ça ! C'est inconcevable ! Il est pas con à ce point, bordel !! Il panique, il tente de m'expliquer, je ne comprends rien, il parle beaucoup trop vite. Il est en état de choc et me secoue comme un prunier. Je décide de prendre les choses en main, comme j'ai toujours fait avec ce débile, et lui envoie une bonne claque dans la figure pour qu'il se calme.

    Il me lâche enfin, puis c'est moi qui le prends par les épaules et le force à s'asseoir sur mon établi. Il reprend son souffle et m'explique distinctement qu'une descente de flics dans le quartier où il traine avec ses potes a considérablement mal tourné. Il a eu la trouille, et alors que ses soi-disants amis prenaient la fuite, il a sorti son arme et tiré sur un policier pour éviter la prison.

    Mes parents se retourneraient dans leur tombe s'ils apprennaient ça... Mais merde alors, mon petit frère a tiré sur un homme ! Mon petit frère possède une arme ! Je ne comprends rien... Je n'ai rien vu, rien su, et ça me tombe dessus sans prévenir... Mais pourquoi ? Pourquoi ?! Que faisait-il là-bas, quelle raison a-t-il trouvé pour tuer un type ? Tout ça me semble surréaliste. C'est pas possible... Je vais me réveiller... Je vais me réveiller...

    Je m'appuie contre mon établi, juste à côté de Youri qui ne me quitte pas des yeux. Je ne me sens pas très bien...
    Je sens la main de Youri sur mon épaule.

    - Mil... Tu vas m'aider, hein ?

    Je tourne la tête en sa direction, lentement. Non mais il me prend pour qui ?! J'veux pas être son complice, moi ! Ca fait des années que je me casse le cul à faire vivre notre famille, j'ai à ma charge un irresponsable et trois mineurs, et il croit que je suis la solution à tous ses problèmes ?! Non mais il rêve, là ! C'est ça, c'est un rêve... Je suis en train de rêver.
    C'est un cauchemar, et je vais me réveiller bientôt.

    Si c'est un cauchemar, alors il est hyper-réaliste... J'entends une sirène de police, comme si elle était juste à côté de moi. Je me retourne vivement en direction des fenêtres et aperçois les vagues lueurs d'un girophare à travers la buée des vitres. Et merde...
    Je m'approche des carreaux et jette un oeil dehors. Un gros moustachu en trench-coat sort de la voiture, imité par ses trois collègues armés. Je connais ce type, il est déjà venu ici une fois... à cause de Youri, qui avait vendu de la drogue douce à une mineure... Ce jour-là, j'avais réussi à négocier sa peine, il n'en avait eu que pour quelques semaines de travaux d'intérêt général au lieu d'un an de prison ferme.

    Cette fois... Ca ne passera pas aussi facilement.
    Je me retourne vivement vers Youri. Ils ne vont pas tarder à entrer dans l'atelier. Je lui désigne une sortie par le stock à bois, de l'autre côté de l'atelier.

    - Casse-toi... Faut pas qu'ils te trouvent ici...

    Il tente de protester, le bougre. S'il est toujours là dans deux secondes, il décollera de cette salle par mon coup de pied au cul !

    - Je ne peux pas faire mieux, Youri ! Tu m'as fichu dans une belle merde, maintenant tu te débrouilles ! Je ne peux pas t'aider... Qui veillera sur nos frères si je ne suis plus là ?! Tu y as pensé ? Barre-toi d'ici ou bien assume tes actes, mais ne reste pas planté là, andouille !

    Evidemment, qu'il ne va pas assumer ses actes... Il disparait en courant. Pas même un remerciement. J'aurais tout fait pour lui assurer la meilleure vie possible... Mais il y a un moment où je ne peux plus le protéger de lui-même.

    Les policiers se rapprochent de l'atelier. Je m'apprête à m'approcher de la porte pour leur ouvrir, en espérant que Youri ai eu le temps de s'éloigner... mais je stoppe brutalement mon intention. Un long soupir qui me terrifie moi-même s'échappe de mes lèvres. Ma respiration se bloque. Une multitude de pensées envahissent ma tête. Non... Pitié, non... C'est pas vrai !! Mais quel con !!! Je suis trop con !!

    Comme pour m'assurer de la vérité qui vient de m'apparaître à l'esprit, je relève mes mains vers moi, paumes au ciel. Elles sont dégoulinantes de sang. Youri m'en a mis de partout en m'attrapant les vêtements. Je suis royalement grillé. Je relève la tête vers la porte d'entrée, qui commence à s'entrouvrir. Mon sang ne fait qu'un tour. Sans même chercher à leur expliquer, à me justifier, je me mets à courir à travers le bâtiment, à la poursuite de Youri...
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    Atticus

    Atticus

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    Date d'inscription : 08/01/2011
    MessageSujet: Re: 0.2 - Requiem.   0.2 - Requiem. EmptyDim 9 Jan - 17:46
    27 avril 2013, dans une zone industrielle quelconque, en Angleterre.

    - Youri... Je te déteste !
    - Ca va, j'ai compris, Mihaïl ! T'en as pas marre de rabâcher la même phrase tous les jours ? T'as pas quelque chose d'un peu plus sympa à me dire ?


    Je te hais... Non, le mot est encore trop faible. Tu n'es qu'un misérable insecte, exécrable à souhait ! Tu as gâché ma vie, connard !! Les premiers jours, j'ai eu envie de te tuer... Un simple coup de couteau sur ta gorge, là, comme ça, très très vite. Et plus le temps passe, plus j'ai envie de te faire souffrir le plus longtemps possible. Je me sens souvent coupable d'avoir un tel sentiment à ton égard... Mais je me dis qu'au fond, j'ai toutes les raisons du monde de t'en vouloir.

    Plus le temps passe... et mieux je digère la pillule, car je me résigne à mon sort. Mais il y a des jours où la haine remonte d'un coup, et où je sens que je ne pourrais pas me contrôler indéfiniment. Oh, bien sûr, si je te tue, je me suiciderais ensuite... Je ne supporterais pas d'avoir commis un meurtre. Je ne suis pas aussi insensible que toi, moi !

    Je suis un homme honnête et bon, moi !! Mais depuis que je te suis, j'ai l'impression de n'être qu'un criminel... Et pourtant, il n'y a que toi qui te crois au-dessus des lois, ici. Moi je me contente de veiller sur toi... Je me demande bien pourquoi je continue, d'ailleurs. Je pourrais rentrer en Russie et te laisser te démerder tout seul !

    Oh, mais oui, suis-je bête ! Par ta faute, je ne peux plus rentrer en Russie, c'est vrai ! A cause de toi, on me prend pour un tueur de flic... Ah ah ah, comme c'est drôle... Je suis mort de rire. Quelle situation comique, vraiment !
    Youri... je te déteste. Je te DETESTE !!!

    J'imaginais ma vie autrement. Je commençais seulement à retrouver ma joie de vivre grâce à mon boulot, je remontais la pente tout doucement, tout en assurant la survie et le bien-être de mes frères... et voilà qu'aujourd'hui je suis poursuivi par la police, sans papiers, sans connaître un mot d'anglais, et le pire dans tout ça, c'est cette immonde odeur de poisson qui ne me quitte plus. Je pue le poiscaille jour et nuit, toutes mes affaires puent, l'air que je respire pue, je plonge les mains dedans... et c'est la seule chose que je peux manger. Je DETESTE le poisson. Je DETESTE Youri.
    Je me DETESTE d'avoir été aussi con...

    J'en peux plus du poisson. Je retire mes gants et me précipite à l'extérieur du bâtiment, sur l'un des quais. Je m'agenouille sur la jetée et rends à la Manche ce qu'elle m'a forcé à bouffer ce midi. Je fais une overdose... Je ne supporte plus cette odeur et ce goût, à tel point que mes vomissements quasi-quotidiens deviennent psychologiques.
    Mais je commence à avoir l'habitude. Je m'essuye les lèvres, me redresse et observe la nappe de brouillard tout autour de moi. C'est vraiment moche, comme pays...

    Une main se pose brusquement sur mon épaule. Je l'attrape vivement et la tire vers moi... manquant de faire tomber Youri dans la flotte. Je suis vraiment parano... j'ai eu peur... La colère m'a tellement envahi que, sans m'en rendre compte, j'ai dû épprouver le besoin de me venger sur quelqu'un.
    J'aurais dû le faire tomber dans cette marre vaseuse agrémentée de gerbe de poisson. Il le mérite. Je le déteste.

    - Mais t'es malade, j'aurais pu tomber ! Ca va, Mil ? T'es tout pâle...

    Je n'ai même pas envie de lui répondre. Il me dégoûte... Et dire que c'est mon frère... et que je l'aime...
    Il ressemble tellement à mon père. Cette même lueur joueuse dans le regard, la même que mon père possédait pendant les premières années où je l'ai connu... Avant qu'il ne se mette à boire et à déprimer... A chaque fois que je te regarde, Youri, je pense à lui. Et ça me fait mal. Le couteau n'est déjà pas assez enfoncé dans mon coeur, il faut en plus qu'on me le tourne à l'intérieur, pour que mon âme ne soit plus que bouillie.

    J'en peux plus. Je craque. Je me jette dans les bras de Youri, enserrant mes bras autour de son cou. Il me serre contre lui. Je sens sa main dans mes cheveux. Il me répète qu'on va s'en sortir, que notre vie sera meilleure, bientôt... Mais je ne sais pas pourquoi, j'ai beaucoup de mal à le croire. Je ne lui fais pas confiance, et je crois que j'ai perdu espoir...

    Je me détache de lui et me tiens droit, dignement. Ca ne sert à rien de péter les plombs, ça ne fait qu'agraver notre situation et attirer les regards suspects sur nous.
    La sonnerie de fin de journée vient de retentir. Nos collègues sont déjà tous partis à la douche. Mon frère m'invite à le suivre à l'intérieur du bâtiment. Nous suivons les autres employés hors de l'atelier et rejoignons les vestiaires. S'il y a au moins quelque chose de positif, ici, c'est bien la douche... Pas assez chaude, savon de merde, mais c'est la seule chose qui peut me détendre après une journée pareille. Et puis... ça aide à faire partir cette odeur désagréable, même si ça n'enlève pas tout...

    Comme tous les soirs, nous préférons passer en dernier à la douche. Comme ça, tout le monde part avant nous, et personne ne se doute que nous vivons dans les sous-sols de l'usine. Au bout d'une heure d'attente, tous les ouvriers ont fini. Je me déshabille et entre dans la petite cabine. Assis en tailleur sur les carrelettes, l'eau tiède s'écoule sur ma tête, sur mes épaules. Je ferme les yeux et visualise les plus beaux souvenirs de mon enfance. Mais inévitablement, les plus mauvais trouvent leur place. Ceux-là me suivront toujours... Mais pour ne pas oublier les bons, je me dois d'y penser.

    Je me savonne lentement. Une marée noire s'écoule dans la petite grille métallique juste à côté de moi. Je crois que je n'ai jamais été aussi sale... Mais j'aurais beau frotter le plus longtemps possible avec ce savon qui me déssèche la peau, toute la crasse qui subsiste en moi ne partira jamais.

    Un mois... un mois que je vis comme ça... Je n'en peux plus. Il faut qu'on fasse quelque chose, qu'on se tire de là ! Je suis presque sur le point d'avoir envie de me rendre... Et même si je suis innocent, je suis prêt à préférer la prison à cette situation. Au moins, en taule, j'aurais de quoi manger, de quoi dormir, et je fréquenterais d'autres personnes que Youri... Puis dans quelques années, je sortirais, et je retournerais chez moi... Je m'occuperais de Vova, Alexeï et Mika, comme je l'ai toujours fait.

    Je sors de la douche et rejoins les vestiaires en serviette, pour retrouver mes vêtements dans mon placard. J'enfile un caleçon, un pantalon et un chandail. Ils sentent le poisson, eux aussi. Cette odeur fait partie de moi, je ne peux plus rien y faire. Je quitte les vestiaires et pars me balader à travers les étages du bâtiment. Ma petite promenade du soir, en solitaire...

    Je marche, les mains dans les poches, sans trop savoir où je vais. Je connais les lieux comme ma poche. J'ai pas envie de finir ici, à vivre avec les rats... et ce putain de poisson... J'ai faim, j'ai froid, je veux et j'exige une vie saine et normale. Métro, boulot, dodo, c'est trop demander ? Je ne suis pas un aventurier... Je ne suis pas fait pour ce genre de vie, j'ai besoin de repères. Je ne suis qu'un type ordinaire, très simple, pas méchant... Je ne comprends toujours pas pourquoi le sort s'acharne sur moi comme ça. Je n'ai rien fait pour ça...

    Le hasard... Ce n'est visiblement qu'une question de hasard.
    Je me décide à regagner la salle principale où arrivent les cargaisons. Je crois que je vais aller prendre l'air. D'ordinaire, j'évite de sortir, on pourrait me voir, et se demander pourquoi je traîne ici... Mais ce soir, je n'ai plus les idées en place, et tout ce qu'il me faut, c'est de l'air. A peu près pur. J'ai besoin de respirer, j'étouffe.

    Je descends l'escalier qui mène à la salle, qui elle-même me permet d'accéder à la sortie principale. Je pousse la porte et me retrouve devant les conteneurs. Je m'apprête à me diriger vers la sortie... Lorsqu'un homme me fait subitement face, et me présente sa carte d'Interpol. Ma respiration se bloque. Non... c'est pas possible... On nous aurait retrouvés ?! Nous n'avons pas pu être suivis ! L'homme me dévisage d'un air sombre. Un léger sourire se dessine sur ses lèvres fines. Il semble satisfait de la peur bleue qu'il vient de me causer. Sa voix s'élève et la langue russe dotée d'un accent un peu maladroit résonne dans l'entrepôt.

    - Pas de tentative désespérée, camarade... Rends-toi sans histoire. Je sais tout des frères Egonov et du sang de flic qu'ils ont versé ! Rends-toi sagement, livre-moi ton frère, et tout se passera pour le mieux.

    Je ne sais plus quoi faire... Dans ces cas-là, je ne cherche même pas à réfléchir, et je laisse mon instinct décider à ma place. J'attrape un filet de pêche qui se trouvait à quelques centimètres de mes doigts et le lui balance dessus. Faible diversion, mais qui a son utilité. Je pivote sur mes talons et repars dans l'escalier en sautant le plus de marches possibles. Je l'entends grogner une injure anglaise dont je ne saisis pas le sens. Youri... où est Youri ?!
    Il faut que je détourne l'attention de ce type sur mon frère. Pour le moment, tout va bien, il me suit... enfin, "Tout va bien" est peut-être un peu exagéré.

    Je cours dans les couloirs de l'usine, le plus vite possible. Je ne retrouve plus mes repères, je suis tellement stressé ! Il se rapproche, je l'entends...
    Eeeeeh merde !! Une porte verrouillée ! J'ai à peine le temps de me retourner pour choisir une autre direction que l'inconnu s'écrase de tout son poids dans mon dos. Ma tête percute brutalement la porte. Sans que je n'aie le temps de réagir, il saisit mon bras gauche et le retourne violemment entre mes omoplates. Rhaaa, la douleur me fige sur place ! Je sens sa respiration dans mon cou, et quelque chose de dur vient doucement se poser contre mon crâne. Un flingue... tiens donc... Ca m'aurait étonné qu'il ne s'en serve pas, à vrai dire.

    - J't'avais pourtant dit de te rendre, enfoiré de russe !

    C'est ça, cause toujours, je ne comprends rien de ce que tu me dis là ! Je ne parle pas anglais, moi !
    Il tord mon bras davantage et je ne peux réprimer un gémissement. Il a une telle emprise sur moi qu'il arrive à me forcer à m'agenouiller par terre. Pourvu que Youri ne ramène pas sa fraise... Qu'il me laisse, et qu'il s'en aille !!

    Inévitablement, Youri débarque en grandes pompes - pour ne pas dire extrêmement bruyamment. Le déclic distinctif de la sécurité du revolver dont il ne se sépare jamais vient de retentir. Il balance quelques mots en anglais à l'adresse de ce charmant monsieur qui me broie les articulations. Je ne comprends pas vraiment, mais connaissant la délicatesse exemplaire de la famille Egonov, je suppose que ça veut dire "lâche mon frangin, connard", ou bien quelque chose du même registre...
    Sur ce, le flic se retourne vers Youri, libérant un peu la pression sur mon bras, et répond en russe, probablement pour que je comprenne aussi :

    - Ne faites pas de bêtise, Monsieur Egonov, mon arme est pointée sur votre aîné !

    Mon sang ne fait qu'un tour. Instinct de survie, peut-être. D'un geste vif, profitant qu'il fasse moins attention à moi, je dégage mon bras, me retourne, referme ma main sur le canon de son arme et le tire vers le sol. Le flic se retourne vivement vers moi, et certainement par réflexe, il tire. La balle ricoche sur le sol... A quelques centimètres de mes pieds. Mais c'est qu'il a la gâchette facile, ce dingue !!
    Soudain, son poing se rapproche rapidement de ma mâchoire et la percute violemment. Je lâche l'arme et m'écroule sur le sol, complètement sonné.

    J'entends courir dans les escaliers... ma vue est trouble, et l'ouïe aussi... Mais qu'est-ce qui se passe ?! Le flic n'est plus là... Youri non plus...
    Je me relève, un peu étourdi, et essuye d'un revers de manche le sang qui s'écoule de ma lèvre inférieure. Il cogne dur, ce con ! Je me mets à courir dans le couloir, redescend l'escalier, et me retrouve à nouveau dans la grande salle, les apercevant se poursuivre jusqu'à la sortie.

    Je regarde un peu partout autour de moi, et le premier objet qui m'arrive sous la main est une pelle dotée d'un long manche. Je m'en empare et me mets à courir en direction de la grande porte de l'usine. Lorsque j'arrive, à bout de souffle, Youri et le flic sont face à face. A armes égales. Je m'avance lentement, très lentement, derrière celui qui tient mon frère en joue. Je brandis ma pelle et m'apprête à intervenir avec toute la diplomatie dont je peux faire preuve.

    Le type est prêt à tirer sur Youri, et ce dernier peut ouvrir le feu également. Je suis en mesure de faire basculer l'équilibre, et je ne vais pas hésiter. On ne touche pas à mon frère !!!
    Tout se passe très vite. J'ai le sentiment de n'être que spectateur de mon propre geste. Je frappe le policier à la tête avec ma pelle. Très violemment. Il perd l'équilibre et tombe de la jetée. Son corps coule... Il disparait dans les profondeurs du port en quelques secondes, emporté par le courant. Tout ça me paraît tellement irréaliste...

    Mon Dieu... Je viens d'assassiner un homme de mon plein gré.

    Je me sens faible, tout à coup... Je me laisse tomber sur la jetée, accablé par ce que je viens de faire.
    Youri... Où est Youri ? Au moment où j'ai le plus besoin de lui... Youri n'est plus là.
    Mais ça ne me surprend même pas...

    Je suis seul... Désespérément seul avec moi-même et la lourde responsabilité de mes actes.

    Je suis un meurtrier...
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    Atticus

    Atticus

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    MessageSujet: Re: 0.2 - Requiem.   0.2 - Requiem. EmptyDim 9 Jan - 17:48
    23 Novembre 2015, Paris.


    - François... détache-moi ! Je ne m'enfuirais pas... J'ai besoin de me dégourdir les jambes.
    - Mihaïl... C'est pourtant ce que tu as tenté de faire hier soir. Tu ne t'en souviens pas ?



    Il murmure à mon oreille en laissant glisser ses doigts sur ma gorge. Hier soir... Qu'est-ce que j'ai fait hier soir ? Je ne sais plus...
    Le décor... le décor est flou... Tout est flou. Je n'arrive plus à réfléchir, mon corps est engourdi. La piaule serait en train de cramer, je crois que je n'aurais même pas la force de réagir.
    Il m'a drogué... Ce salaud m'a drogué. Qu'est-ce qu'il m'a fait avaler ?! Qu'a-t-il pu faire de moi quand j'étais inconscient ?

    Ma chemise est déboutonnée, mon pantalon aussi... Ca parait évident.
    Ca ne me surprend même plus. Enfoiré, tu es trop lâche pour t'en prendre à moi quand je suis en possession de tous mes moyens ! T'as pas le cran d'agir quand je suis lucide et debout, il te faut m'enchainer et m'empoisonner...

    Des coups, tu t'en es pris beaucoup... Sache que je pourrais t'en donner jusqu'à ce que l'un de nous deux en crève !
    Ma haine envers toi grandit de jour en jour, de semaine en semaine. Tu me dis que tu fais ça pour mon bien, et parce que tu m'aimes, mais te rends-tu vraiment compte de ce que tu fais ? Non, je ne crois pas... Tu es fou, François.

    J'ai tellement pensé, ruminé, grogné, hurlé du mal de toi que je finis par ne plus avoir envie d'ouvrir mon bec. Je te hais, tout mon corps te hait, depuis bientôt deux mois... Mais aujourd'hui je suis blasé, fatigué de tout ça (et drogué de surcroît)... Rien ne sert de te dire combien tu es exécrable, mais pauvre type, car tu n'en as rien à faire, tu n'écoutes pas... Tu joues tellement bien la sourde oreille, je me demande comment tu fais pour faire abstraction de mes insultes russes et françaises tout au long de chaque journée qui s'écoule.

    Eh oui, te traiter de tous les noms, attaquer ta fierté, c'est bien tout ce qui me reste à faire ! En dehors des moments où je dors, où tu me violes, où tu me donnes à bouffer dans le bec, il faut bien que je m'occupe, n'est-ce pas ?

    - Je te hais, François.
    - Tiens, je me disais justement que ta petite voix me manquait...

    Mais bordel, que s'est-il passé hier soir ? Aurais-je eu une chance, l'espace d'un instant, de pouvoir me sortir de ses griffes ?
    Je retrouve petit à petit une vue normale et distingue à nouveau le mobilier du loft. Je tourne la tête vers François, qui se tiens collé contre moi, me fixant amoureusement à travers ses mèches blondes rebelles. Une blessure en dessous de sa lèvre inférieure est en train de cicatriser. Ca me rappelle vaguement quelque chose...

    Je me mets subitement à éclater de rire. Je m'en souviens maintenant : il a voulu m'embrasser, et je l'ai mordu. J'ai bien failli lui arracher la lèvre.

    - Ah ben t'es bien beau, comme ça...

    Tu le sais pourtant, qu'il ne faut pas. T'approcher trop près de mon visage, c'est à tes risques et périls, mon vieux. Si tu n'étais pas un vampire dérangé et obsédé par mon humble personne, je crois bien que j'aurais pitié de toi.
    Mais la pitié, je ne peux même pas te l'accorder, tellement tu me dégoûtes.

    Ce qui s'est passé hier soir me revient. Le bon maître a accepté de sortir le toutou pour qu'il gambade un peu dehors. C'était une occasion rare ! Deux mois qu'il me séquestre, attaché à un lit... ça se fête !

    Le toutou était content... Le maître pas assez méfiant.
    Je me suis mis à courir, mais mes muscles m'ont abandonné. Deux mois que j'étais allongé, sans faire d'exercice. Je me suis lourdement écrasé au sol et ce connard m'a rattrapé. Et cette fois, les caresses n'ont pas été tendres. Ma joue gauche se souvient d'une claque particulièrement violente.
    C'est tout ce dont je me rappelle pour le moment.

    François s'installe sur moi, assis, une jambe de chaque côté de mon bassin, et me fixe avec un léger sourire. Comment faire pour le pousser au bord de la crise de nerfs ? Comment ?! Il est imperturbable, on dirait qu'il n'en a vraiment rien à fouttre de ce que je pense de lui... Plus le temps passe et plus il m'ignore. Il sait qu'il n'obtiendra aucun bon sentiment de ma part... Je me demande bien ce qu'il en pense.

    - Comment peux-tu encore te regarder dans une glace ? Oh, suis-je bête... Tu n'as plus de reflet... Parce que tu es mort, François, mort !
    - Bonne déduction.
    - Tu sais que je te détesterais jusqu'à la fin de mes jours, et pourtant tu t'accroches... Comment fais-tu ?


    Il se penche et vient poser ses mains de chaque côté de mon visage. Attention, pitoyable fou, tu franchis la limite de ta sécurité physique.

    - Si l'affection à sens unique est tout ce que je peux obtenir avec toi, mon ange... Je saurais m'en contenter, c'est mieux que rien.

    Je lui crache au visage sans qu'il ne puisse le voir venir. Et moi, je ne vois pas venir la claque brutale sur ma joue. J'aurais dû m'y attendre...
    Il saisit brusquement ma mâchoire entre ses doigts, me faisant presque mal, et essuye ma salive sur son visage d'un revers de manche, avant de venir murmurer à mon oreille :

    - Au fond, Mihaïl... J'aime que tu me détestes.
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    MessageSujet: Re: 0.2 - Requiem.   0.2 - Requiem. EmptyDim 9 Jan - 17:49
    14 Mai 2001, Moscou.

    Trois mois. Trois mois que je ne dors plus, que je ne me nourris plus vraiment, et durant lesquels la vibration de mes cordes a remplacé les battements de mon coeur. Trois mois que je ne parle plus. Un seul nom a suffi à m'envahir l'esprit, et ça ne date pas d'hier : Nathaniel. Il est mon dieu, mon guide, et s'il me demandait d'arrêter de respirer, je le ferais. Cet homme - ce surhomme, même ! - est grandiose... Un illustre génie, le gourou de l'élite ! Je l'aime.

    Lui, il me trouve collant, insupportable, et têtu comme une mule. Mais qu'importe ! Tant qu'il éprouve le moindre sentiment à mon égard, peut m'importe qu'il soit bon ou mauvais, pour moi ça veut dire qu'il ne m'ignore pas. Je le harcèlerai jusqu'à ce qu'il craque. Je l'aime. Je suis son plus grand fan. Je l'aime plus que tout son fan club réuni ! Je lui baiserai les pieds s'il le désire.

    Je ne rêve que d'une chose... devenir son élève. Je crois que je pourrais tuer pour ça. Je l'aime. Je suis la lune, jeune et blafarde, en attraction autour de cette Terre si riche, puits de sagesse immense où s'entremêlent sensibilité et harmonie. Il a tant vécu, je ne suis qu'un embryon.
    Il ne m'attire pas physiquement, non... Il est vieux, petit, ratatiné. Mon amour pour Nathaniel dépasse une simple affection. Entre lui et moi - et surtout moi - c'est spirituel. Très différent de tout ce que j'ai pu connaître.
    Bon, je n'ai pas eu le temps de connaître grand chose de la vie, c'est certain... Du haut de mes quinze ans, je ne sais rien. Mais j'espère bien apprendre aux côtés de Nathaniel.

    Je retends les crins de mon archet, fin prêt à m'en servir. Je sais qu'il va venir, cette fois... J'en suis sûr.
    J'attends. Impatiemment. Mais je pourrais attendre ici pendant des jours s'il le faut. Le regard visant l'entrée de la salle, je guette.

    Les minutes passent. Toujours rien. Mais je ne perds pas espoir... Je sais qu'il viendra.
    Je quitte l'entrée du regard pour baisser ce dernier vers mes mains. Le bout de sept doigts sont bandés. Deux d'entre eux se sont remis à saigner.
    J'ai joué pendant des heures et des heures sans m'arrêter, j'en ai oublié de dormir et de me nourrir. J'ai passé toute la nuit ici, dans cette salle de concert vide, au beau milieu du conservatoire... à jouer du violoncelle.
    Pour LUI.

    La porte claque et résonne. Je relève la tête subitement.
    C'est lui... Il est là... Il est venu... Il est venu ! Trois mois que j'attends de pouvoir lui montrer ce que je sais faire... La première fois qu'il m'a vu, il a rigolé, puis il est parti sans rien dire. Je lui ai écrit pour lui dire combien j'étais déçu de sa réaction. J'ai persécuté sa secrétaire, j'ai assisté à toutes les répétitions de son orchestre dans cette même salle, je lui ai laissé des dizaines de mots pour qu'il revienne... Ma persévérance a enfin porté ses fruits. Nathaniel est venu...

    Il s'avance à grands pas dans l'allée, au milieu des strapontins. Plus il se rapproche et plus j'ai le coeur qui bat. Il pose enfin les yeux sur moi.
    Je lui adresse un léger sourire et m'apprête à ouvrir la bouche pour lui témoigner ma plus grande reconnaissance, lorsque je vois soudainement ses sourcils se froncer.
    Il monte les quelques marches devant la scène, grimpe sur les planches, et s'arrête à ma hauteur. Il me dévisage longuement, l'air profondément contrarié, et s'attarde sur l'état de mes doigts. Un pieu me transperce le coeur quand je lis une certaine pitié dans son regard. J'avoue que je ne m'attendais pas à ça...
    Il parle d'une voix calme, très calme.

    - Monsieur Egonov... Vous êtes borné et désespérant. Combien de fois faudra-t-il que je vous répète que vous n'avez pas le niveau nécéssaire pour intégrer cet ensemble ? Vous êtes vraiment motivé, certes... mais trop jeune, inexpérimenté. Revenez me voir quand vous aurez fini vos études, peut-être que je vous accorderais une audition à ce moment-là. Veuillez ne plus me harceler d'ici-là.

    Sur ces mots qui résonnent froidement dans la grande salle, il pivote sur ses talons, quitte la scène, redescend les marches et parcourt l'allée en direction de la sortie, sa chevelure valsant dans sa nuque. Plus il s'éloigne, et plus mon coeur s'émiette. Mes mains se mettent à trembler. Mes lèvres aussi. Je retiens mes sanglots aussi fortement que possible. Ne pas pleurer. Lui montrer que je vaux plus qu'il ne le pense. Etre fort...

    Une unique larme coule sur ma joue. Je ferme les yeux... empoigne fermement mon archet... Mes doigts s'emballent sur le manche et les crins viennent faire vibrer les cordes. Mes doigts me font un mal de chien, mais ce n'est rien en comparaison de la douleur qui vient ronger mon esprit. Je joue comme je n'ai jamais joué. Nuit et jour depuis des années, je m'entraine toujours avec autant de hargne et de volonté.

    Je n'ai même plus à réfléchir, mon corps joue seul, et mon esprit s'évade instantanément.
    Ce n'est pas parce que j'ai du duvet au menton que je ne suis pas capable de vous impressionner, Monsieur... Je vous prouverai ce que je vaux ! Je suis prêt à tout. TOUT ! Je crois que vous l'avez compris.

    Je m'arrête subitement de jouer et relève la tête vers l'allée centrale. Nathaniev me fait face. Il s'est arrêté et retourné. Bouche bée, je l'observe. Interloqué, il demeure immobile. Quelques secondes d'un profond silence s'écoulent. Puis il parle à nouveau, d'un ton empli de sagesse.

    - Vous n'êtes pas dénué de talent, Mihaïl... Mais cela ne suffit pas. Toutefois, il se pourrait que je vous accorde un entretien plus tôt que prévu. Prenez rendez-vous avec ma secrétaire pour la semaine prochaine... Mais ne vous faites pas d'illusions, mon garçon. Le monde de la scène classique est particulièrement impitoyable et je vous trouve un peu trop sensible pour vous y confronter.

    - Je compte bien m'accrocher, Monsieur...


    Un léger sourire sur ses lèvres.

    - Je n'en doute pas, jeune homme. Bonne journée.

    Il se tourne une nouvelle fois et un large sourire se dessine sur mes lèvres tandis qu'il disparait définitivement.
    Mon rêve... mon rêve est sur le point de se réaliser. Ce pourquoi j'ai travaillé si dur va enfin se produire. Une immense vague de bonheur emplit mon esprit. La première chose qui me vient en tête : raconter ça à M'man ! Elle sera si fière !

    Je pose délicatement mon instrument sur les planches de la scène et l'abandonne là avant de courir à travers l'allée, pour me jeter dans le couloir. Téléphone ! Un téléphone ! Miracle. Je me jette dessus, sors quelques pièces de mes poches.
    Tonalité. Maman décroche. Et là je ne lui laisse même pas le temps de dire allô, je lui raconte tout en vrac, très très vite. Je suis tellement heureux ! C'est le plus beau jour de ma vie !!!

    Son peu d'enthousiasme face à cette merveilleuse nouvelle me perturbe. Je me tais.
    Une unique phrase s'échappe de ses lèvres, puis plus rien.

    Doucement, très doucement, mon dos vient se coller contre le mur, et mon corps se laisse glisser à terre, désespérément accroché au téléphone qui semble voué à ne plus quitter mon oreille. Tout ce bruit dans ma tête... Tout s'est arrêté. Les sons, le temps, la vie... Tout est figé. J'ignore si je pourrais de nouveau me relever, ou même simplement cligner des yeux. Mon père...
    Mon père est mort il y a une heure.

    Comment ? Je ne le sais déjà plus. Où ? Quelle importance...
    Mon père est mort.

    Putain de bordel de nom de Dieu, mon père est mort !!!
    Ma vie n'a plus de sens. Tout s'est écroulé. Mes rêves se sont envolés... Le pillier de mon existence n'est plus. L'homme qui m'a élevé et aimé... Je ne le reverrai plus. Je ne le chérirai plus. Je me sens vide, tout à coup... Tout ça me semble complètement irréel... Non, cela ne peut pas être vrai.

    Une simple boule acide dans ma gorge, et une tête vide. Voilà ce qu'une telle nouvelle a pu déclencher chez moi. Je voudrais hurler, je m'en veux de ne pas pleurer... Pourquoi ne suis-je pas triste ? Pourquoi quand une personne disparait, nos premières pensées sont si égoïstes ?
    Ma mère sanglote au bout du fil. Il y a tellement de choses que je voudrais - que je pourrais - dire...

    Je rapproche doucement le combiné de mes lèvres.

    - J'arrive.

    Et je raccroche.
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    MessageSujet: Re: 0.2 - Requiem.   0.2 - Requiem. EmptyDim 9 Jan - 17:50
    Epilogue.


    Parce que je suis né ici.
    Parce que j'y suis mort aussi.

    La toute première fois.


    J'avais quinze ans.
    Mes yeux se sont ouverts, mes doigts encore innocents ont joué, et de ce violoncelle s'échappait mon premier cri, sous le puissant faisceau des projecteurs d'un auditorium. J'étais admiré, arrivé dans un monde d'or et de lumière, en émoi devant les faveurs accordées et les bonheurs à venir.

    J'avais quinze ans, et quelques minutes.
    A des milliers de kilomètres du Conservatoire de Moscou, un signal dans un câble électrique acheminait à travers la Russie un message que jamais je n'aurais voulu recevoir. Plutôt être assassiné par le hasard, que par un coup de téléphone de ma mère.
    Sensation déchirante d'avoir connu quelques centaines de secondes de vie, avant que la Faucheuse ne me les arrache en quelques dizaines de mots.
    Mon père était mort. Moi aussi.

    La toute première fois. Pour toutes les compter, je n'ai plus assez de doigts.

    Ôde à mon propre cadavre. Requiem pour moi-même, je veux disparaître en musique.
    Libera me de morte æterna. Funeste Vibration, subtile. A jamais je marque mon corps et mon âme, y emprisonnant la dernière Onde. Les notes se poursuivent dans cette harmonie qui m'est propre, chaos intégral pour le reste de l'humanité. Jamais je n'ai composé une oeuvre si dissonnante et merveilleuse à la fois.

    Un grincement de porte. Quelques pas. L'appréhension, sur un visage connu et reconnu. Je m'arrête de jouer, levant le regard pour faire honneur à sa présence. Toujours la même prestance, Nathaniel n'a pas changé. Il faut croire que lui et moi avons toujours cette même habitude de venir nous recueillir ici avant l'aurore.
    Il ne fait aucun doute qu'il ne reconnait plus cet innocent que j'étais. Je l'ai entendu parler avec la police au téléphone depuis le couloir.
    Ma présence n'est désormais plus au goût du jour, même pour lui. Comment pourrait-il me décevoir, je le connaissais si peu, finalement. Je l'avais admiré, idéalisé, mais je ne l'ai pas vu comme l'homme qu'il était.

    - Je me souviens de vos doigts en sang... A l'époque, ce n'était que le vôtre, Egonov.

    Ces bribes de vie me rattraperont décidément toujours. Tout ce que mon destin m'accorde, c'est d'être encore et toujours désigné comme un assassin, un monstre. Nos actes, aussi involontaires soient-ils, nous pourchassent ad aeternam.

    Et dire que je ne voulais faire de mal qu'à moi seul...

    La police s'éparpille bruyamment dans l'auditorium. Des ordres sont jetés sur la scène avec l'assurance procurée par des armes de poing.
    Mon violoncelle s'écrase sur les planches dans un vacarme disgracieux, que renvoient les murs à travers les formes de la grande salle et des conduits auditifs. Je serre précieusement l'archet entre mes doigts blêmes et bondit dans les escaliers qui remontent entre les strapontins, en direction de la sortie, snobbant les canons pointés en ma direction. Les forces de l'ordre se déstabilisent avant de se souvenir de leur hargne pour un tueur de flic.
    Un coup résonne à son tour dans la salle. La violente brûlure de la balle dans l'un de mes organes morts manque de me faire chanceler. Un second tir écorche le tissu d'un siège, avant que je ne disparaisse dans le couloir, les hommes à ma poursuite.

    Et dans le labyrinthe qui me fut si cher, dans ce long tunnel au bout duquel jaillit la lumière, je m'élance, semant derrière moi mon sang comme les miettes de mon existence.
    Délivrance. A peine les portes franchies, j'arrête là ma course, ma déchéance. Ma vie.

    La dernière aurore est si belle, je n'en avais jamais vu de telle. Une lumière pâle et réconfortante à la fois. Et ce souffle humide, qui s'égare sur mes lèvres, avant d'être emprisonné dans le givre. Comme une jeune pousse au matin, se met à étinceler sous la rosée. Je suis plus innocenté que jamais, purifié par la glace, brûlé par le jour, débarrassé à jamais de mes peines & péchés.
    Durant une minute d'éternité, mon teint blanc se décompose, et la cendre caresse mon corps chétif sur toute sa longueur. L'espace de quelques secondes, j'aurais pu sentir mon coeur s'affoler. Mais il ne s'agissait que de cette Onde qui m'anime encore.

    J'échoue à genoux dans la neige ensanglantée, qui peu à peu se noircit de mon être. Et sous mes yeux encore intacts, je vois tomber mes cheveux grisés, abîmés, brûlés. Mes doigts torturés, plongés dans la nappe blanche, se désintègrent, s'émiettent sur l'archet.


    Mon existence ne fut qu'un patchwork morbide où se sont raccommodés des lambeaux de corps inertes, rongés par l'acide de mes larmes.
    Et j'ai pleuré sur vos tombes, gerbé sur mon berceau, vidé mon corps de son essence répugnante. Et je suis devenu poussière, dispersée dans ces abysses qui n'apparaissent qu'à moi, pour être oublié de tous... Car il ne me restait plus qu'à pourrir.

    Je n'ai pas su fleurir.


    Et dans cette lumière qui m'était promise et me fut interdite tant de fois, je m'allonge, sans regrets. Mes restes se dispersent sur les pavés de Moscou, n'en déplaise aux hommes de lois qui se souviendront de ce jour sans pouvoir le comprendre.

    Parce que je n'appartenais pas à cette Terre.
    Parce que ni Lui, ni Eux, ni Toi, ni même moi, n'ont su pourquoi j'étais là.

    Parce que j'étais un être libre.
    Emprisonné ici bas.
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